Comment l'Education nationale traite les signalements d'atteinte à la laïcité
Près d'une semaine après l'attentat au lycée d'Arras, au cours duquel le professeur Dominique Bernard a été tué, le ministre de l'Education nationale, Gabriel Attal, a annoncé sur France 2, jeudi 19 octobre, qu'"un peu plus de 500" perturbations et contestations avaient été recensées lors de la minute de silence organisée dans les établissements scolaires du pays. Soit environ 300 de moins qu'en 2020, à l'occasion de l'hommage au professeur Samuel Paty, décapité à Conflans-Sainte-Honorine.
Il y a trois ans, 136 de ces cas avaient été transmis aux parquets. Aujourd'hui, le ministère de l'Education nationale durcit le ton : "Tous ces signalements font l'objet d'une saisine systématique du procureur de la République et d'une procédure disciplinaire pour les élèves concernés. Pour les cas les plus graves, qui s'apparentent à des menaces ou à de l'apologie du terrorisme, une exclusion immédiate des élèves est demandée aux chefs d'établissement, sans délai." Cette mesure conservatoire n'était jusqu'à présent pas la voie habituelle dans les établissements scolaires lorsqu'une atteinte à la laïcité était signalée.
Des cas parfois difficiles à trancher
Encore faut-il définir ce qui constitue une atteinte à la laïcité et ce qui justifie un signalement. La tâche est délicate, souligne Marie-Laure Tirelle, déléguée chargée de la laïcité pour le syndicat SE-Unsa : "A l'époque où j'enseignais l'EPS en 4e, certaines jeunes filles disaient avoir une allergie au chlore pour ne pas participer au cours de natation. Je me doutais qu'il y avait une question religieuse, qu'elle ne voulait pas apparaître devant des garçons en maillot. Mais je n'avais pas de preuves, et le certificat médical m'empêchait de faire un signalement."
Dans d'autres cas, la question est plus vite tranchée : "Quand une famille témoin de Jéhovah a dit à son enfant qu'il ne pouvait pas lire des textes de magie au risque de devenir impur, et qu'il y avait au programme du collège des cours de conte, l'enseignant l'a fait remonter", affirme Marie*, inspectrice d'académie.
"La plupart du temps, les atteintes à la laïcité ne sont pas liées à des suspicions de radicalisation."
Marie*, inspectrice d'académieà franceinfo
Pour effectuer ce signalement, les professeurs disposent de deux outils : la voie numérique, via un formulaire en ligne, ou la voie hiérarchique, qui peut aboutir à un "fait établissement", de la part du proviseur. Ce dernier va synthétiser l'incident qui sera transmis à l'autorité académique. Marie* encourage toutefois les enseignants à passer par leur chef d'établissement afin de favoriser la communication en interne. Ils sont censés se référer au Plan laïcité dans les écoles et les établissements scolaires paru en juin 2022, et de la note de service du 31 août, qui précise notamment l'interdiction du port de l'abaya à l'école.
Un vadémécum en guise de guide
La ligne de conduite du ministère de l'Education nationale sur les atteintes à la laïcité est orientée par un organe créé en 2018 : le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République. Un de ses membres, Christophe Capuano, explique que leurs recommandations reposent sur les rapports émanant des rectorats. A partir de ces derniers, le Conseil "propose de prendre des mesures qui permettent de soulager les chefs d'établissement. On a par exemple précisé dans la nouvelle version du vadémécum de la laïcité qui sortira en novembre prochain l'interdiction du port de l'abaya". Ce document précise l'aspect législatif.
"L'intérêt du juridique, c'est que ça évite l'émotion, ça pose un cadre."
Marie*, inspectrice d'académieà franceinfo
L'émotion demeure pourtant un matériau avec lequel doivent composer les enseignants au quotidien, face à leurs élèves. "J'ai eu un élève de confession musulmane en 4e qui, lorsqu'on a parlé de contraception et de règles, s'est couvert les oreilles et a dit que ça ne le concernait pas. Et ça s'est résolu directement au sein de la classe, avec ses camardes, qui m'ont aidé à le faire se sentir impliqué", relate Alice*, enseignante spécialisée en Unités localisées pour l'inclusion scolaire (ULIS).
Pour aider les chefs d'établissements à mieux identifier et gérer les atteintes à la laïcité, le ministère fait valoir qu'il leur dispense une demi-journée de formation. Les 14 000 chefs d'établissement et adjoints l'ont reçue en 2022, selon l'Education nationale. Ils y sont notamment soumis à des cas pratiques, en lien avec l'actualité. "En ce moment, on leur propose notamment des contestations d'enseignement : sur le terrain, il y en a beaucoup qui sont liés aux évangéliques radicaux", raconte une des formatrices.
La police alertée des cas les plus graves
En cas de danger imminent, "les services de police et de gendarmerie sont systématiquement appelés", prévoit une circulaire du 9 novembre 2022. Contacté par franceinfo, le ministère de l'Education nationale précise que les atteintes remontées au ministère de l'Intérieur sont celles qui relèvent de l'apologie du terrorisme : "Les consignes sont de saisir les services de police, et ensuite, ce sont eux qui effectuent les traitements. Dans les cas les plus graves, le directeur académique de l'Education nationale prévient le préfet." Un représentant de l'administration peut aussi saisir directement le procureur en cas de menace, via un modèle de plainte à disposition.
"Les actes nécessitant que la justice soit saisie ne sont pas notre quotidien."
Maud Ruelle-Personnaz, cosecrétaire générale du Snes-FSU à Versaillesà franceinfo
Le proviseur d'un lycée de Bourgogne-Franche-Comté confie qu'après avoir fait remonter un "fait établissement", il est arrivé à plusieurs reprises que "les renseignements territoriaux mènent l'enquête". Ces investigations peuvent-elles aboutir à un fichage S ? "Je ne peux pas le dire avec certitude, mais le but reste de faire des recoupements entre les différents services", répond le chef d'établissement. Une référente académique laïcité est plus catégorique : "Non, aucune atteinte à la laïcité ne mène à une fiche S."
Pour le personnel victime de menaces en lien avec la laïcité, un dispositif de protection peut être mis en place. La loi du 24 août 2021 a d'ailleurs renforcé la protection des professeurs et des agents publics, avec l'amendement dit "Samuel Paty" et la création du délit de séparatisme. "Quand il y a une menace pour l'enseignant, la protection fonctionnelle est automatiquement déployée", assure un membre de l'équipe Valeurs de la République. Une affirmation contre laquelle Yves* s'inscrit en faux : "J'ai eu une menace de mort islamiste sur les réseaux sociaux. Élève identifié, incident remonté via le formulaire, conseil de discipline, l'élève a été sauvé par le proviseur et j'ai été enfoncé parce qu'il ne fallait pas gêner sa scolarité. Il n'y a eu aucune sanction, aucune protection."
Pas toujours d'action concrète
Pour les cas les moins alarmants, l'équipe départementale Valeurs de la République (VAR), placée sous la responsabilité directe du recteur de l'académie, est chargée d'apporter une réponse proportionnée. Un de leurs membres déclare "d'abord systématiquement vérifier s'il y a eu un dialogue" entre l'élève concerné et l'équipe pédagogique. Par la suite, il renvoie l'auteur du signalement à des outils, tel que le vadémécum de la laïcité.
Maud Ruelle-Personnaz n'a pas été totalement convaincue par cette réponse : "Dans le cas d'un signalement qui avait été remonté au rectorat, des documents à consulter en ligne ont été adressés aux équipes de l'établissement concerné, qui auraient souhaité une intervention éducative. Elle avait été explicitement demandée, mais rien n'a été organisé par le rectorat." En 2019, selon un rapport de l'Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche, environ 85% des réponses aux signalements pour "atteinte à la laïcité" se limitaient à la transmission d'outils.
Un membre de l'équipe VAR affirme pourtant à franceinfo qu'"elle se rend parfois sur place pour réexpliquer la charte de la laïcité dans l'établissement, pour faire office de médiatrice". Il assure que l'équipe départementale conseille aussi le personnel de l'Education nationale sur la sanction à adopter : "Dans les cas de récidive, l'élève peut être renvoyé."
Des décisions compliquées à prendre
Selon plusieurs témoignages recueillis par franceinfo, une forme de déconnexion entre ce que les enseignants vivent sur le terrain et les réponses que leur apporte le gouvernement se fait ressentir. "Lundi, lors des deux heures de discussion avant l'hommage, un collègue a dit que ça ne lui convenait pas les discours à l'emporte-pièce qui risquaient de stigmatiser les élèves musulmans", rapporte Arthur*, enseignant d'histoire-géographie dans un lycée de l'Yonne. Pour autant, ces questions demeurent anxiogènes pour une partie du personnel de l'Education nationale.
"Un enseignant sur deux déclare s'être déjà autocensuré dans ses enseignements par crainte de représailles."
Gabriel Attal, ministre de l'Educationdevant le Sénat
Yves*, professeur d'histoire-géographie et ex-référent laïcité, considère qu'il existe d'autres raisons qui expliquent cette "autocensure" de la part des enseignants : "Signaler reste difficile, ça n'est pas l'usage, soit par peur, soit par attachement aux élèves, soit par crainte de l'institution." Alice* le confirme : "La culture du 'pas de vagues' a laissé des traces. Et maintenant, on nous demande de mouiller le maillot, mais forcément, les enseignants sont devenus frileux."
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