Un haut responsable de l'Église reconnaît que le "prêtre psy" Tony Anatrella aurait commis des "abus" sur certains patients
L'archevêque de Reims, qui avait mené une enquête de l'Église sur le prêtre, reconnaît sur franceinfo des "abus". Tony Anatrella, 77 ans, prêtre et psychothérapeute soupçonné d'abus sexuels, a été sanctionné en juillet dernier par l’archevêque de Paris.
Pour la première fois, un haut responsable de l'Église catholique reconnaît publiquement que "le psy de l'Église", Tony Anatrella, aurait commis des abus sur certains patients. En 2016, l’Église a lancé une enquête interne sur ce prêtre et psychothérapeute. Les conclusions n'ont pas été rendues publiques mais son auteur, Mgr de Moulins-Beaufort, s'est confié à la cellule investigation de franceinfo. L'archevêque de Reims et ancien évêque auxiliaire de Paris reconnait pour la première fois que selon des témoignages qu'il a recueillis, des "abus" auraient été commis par Tony Anatrella sur certains patients.
"Le problème de Tony Anatrella, c'est qu'il y a eu quelques personnes avec lesquelles il y a eu un abus, affirme à la cellule investigation de franceinfo Mgr Eric de Moulins-Beaufort. Des personnes qui sont venues me voir ont révélé des thérapies corporelles qui allaient trop loin de leur point de vue, poursuit-il. Il y a des gestes qui font du mal durablement à des personnes, au-delà des intentions claires ou pas claires de celui qui les pose. Il faut pouvoir reconnaître que des actes on fait du mal à des gens."
Tony Anatrella est ce prêtre et psychothérapeute de 77 ans qui a longtemps été un personnage influent dans l'Église de France et au Vatican. Auteurs de textes sur l'homosexualité et sur la sexualité des adolescents, il avait un cabinet de consultation à Paris et pendant des décennies, les hauts responsables de l'Église lui ont envoyé des séminaristes et des prêtres qui se posaient des questions sur leur sexualité.
Des "gestes masturbatoires"
A partir de 2001, plusieurs témoignages d'anciens patients adultes l'accusent d'abus sexuels. Daniel L. est le premier à avoir alerté l’archevêque de Paris, Mgr Lustiger, en 2001. Les faits se seraient déroulés dans les années 80 quand, adulte et jeune séminariste, il était allé en consultation pour traiter ses "pulsions homosexuelles". Il raconte ce qui se serait passé : "Assez rapidement Tony Anatrella me propose des séances de thérapie corporelle", raconte Daniel L.
Dès la première séance, il pratique sur moi des gestes masturbatoires, et petit à petit, ces gestes sont allés jusqu’à des relations sexuelles. Il disait qu’il fallait soi-disant dépasser mes pulsions homosexuelles par ses pratiques pour pouvoir m’en libérer.
Daniel L.
"A ce moment-là, je suis adulte mais je suis complètement sous son emprise, poursuit Daniel L.. En tant que psychanalyste, il a tous les ressorts et toutes les clés pour me manipuler. Et je suis persuadé que c’est mon sauveur, que c’est lui qui va pouvoir me libérer d’une homosexualité que je n’assume pas à ce moment-là."
Après ce témoignage, il ne se passe rien. Cinq ans plus tard, Daniel L. parle dans la presse. L’affaire Anatrella devient publique.
Des massages "qui allaient jusqu'à l'orgasme"
Cette même année, en 2006, une nouvelle victime présumée contacte un frère dominicain, Philippe Lefebvre, enseignant à la faculté de théologie de Fribourg, en Suisse. Dans une lettre, cet ancien patient de Tony Anatrella décrit des séances de thérapies corporelles "des massages où le patient était nu et où le psychanalyste Anatrella massait ses patients pour les délivrer de leurs pulsions homosexuelles. Il allait jusqu’à l’orgasme du patient et quelques fois de lui-même."
Trois autres victimes présumées portent plainte. C’est à ce moment-là que l’archevêque de Paris, Mgr Vingt-Trois, intervient. C’est un personnage-clé de l’Église de France, et il soutient Tony Anatrella. Du côté de la justice, deux plaintes sont classées sans suite parce que les faits sont trop anciens, et la troisième n’est pas jugée recevable par le parquet.
Dès lors, pendant dix ans, le frère Lefebvre ne va cesser d’alerter les plus hauts responsables de l’Église. "J’ai contacté une quinzaine d’évêques, dont je n’ai eu aucune réponse et rien ne s’est passé. Deux archevêques, l’un de Paris (Mgr Vingt-Trois en 2006), l’autre de Marseille (Mgr Pontier en 2014 et en 2016), et rien ne s’est passé. Donc il y a bien une omerta sur ces sujets dans l’Église, un silence organisé avec des rouages qui ont l’habitude de tourner." Des évêques sont également contactés par un abbé de l’ouest de la France, au sujet d’autres témoignages.
Rien ne se passe jusqu’à ce qu’en 2016, avec les témoignages de nouvelles victimes présumées. Cette fois, l’Église finit par lancer une enquête interne sur Tony Anatrella, confiée à Mgr de Moulins-Beaufort. Et il reconnait donc pour la première fois auprès de la cellule investigation de franceinfo que, selon des témoignages qu'il a recueillis, des abus auraient été commis par le prêtre sur certains patients.
Tony Anatrella "accusé à tort", selon son avocat
Interrogé, l’avocat de Tony Anatrella, Me Benoît Chabert, estime dans un courrier envoyé à la cellule investigation de franceinfo que Mgr de Moulins-Beaufort est allé trop loin : "Eric de Moulins-Beaufort était soumis au secret. Secret qu’il viole en indiquant les témoignages reçus. Mais surtout, il diffame Tony Anatrella, en affirmant des faits contestés et dont la matérialité n’a pas été retenue, ni par la justice pénale, ni par la commission canonique de Toulouse [la deuxième enquête interne de l’Église].Tony Anatrella a toujours nié les accusations formulées contre lui."
L’avocat de Tony Anatrella ajoute par ailleurs que, selon lui, Mgr Eric de Moulins-Beaufort aurait changé d’attitude dans ce dossier : "Lors des nombreuses réunions organisées par Eric de Moulins-Beaufort, en ma présence, en 2006 et qui avaient pour objet de soutenir Tony Anatrella déjà accusé à tort, il présentait une position totalement différente."
En juillet 2018, Tony Anatrella a été sanctionné par le diocèse de Paris, il a l'interdiction d'exercer sa thérapie et d'intervenir publiquement. Pour Bernadette Sauvaget, spécialiste des religions à Libération, le fait qu’un haut responsable de l’Église, Mgr Eric de Moulins-Beaufort, parle aujourd'hui "d’abus" est un tournant dans cette affaire. "Le mot 'abus' est prononcé, ce qui est une première depuis vingt ans que dure cette affaire, une des plus emblématiques de la façon dont l’Église a couvert des abus en son sein. Tony Anatrella a été un personnage protégé par deux anciens archevêques de Paris : Mgr Lustiger et Mgr Vingt-Trois"
Des prêtres mis en cause "déplacés" par l'Église
Au-delà de l'affaire Anatrella, comment l’Église de France a-t-elle couvert certains prêtres accusés d’abus sexuels ? Il n’y avait pas de "système " au sens d’une mécanique concertée, d’une procédure parfaitement réglée et généralisée, mais il y a bien eu des méthodes qui ont été très souvent utilisées pour cacher les abus sexuels sur des enfants ou sur des adultes. "La méthode la plus courante consistait à déplacer un prêtre accusé d’abus sexuels dans un autre diocèse", comme nous l’explique Mgr Rouet, ancien archevêque de Poitiers aujourd’hui à la retraite.
Dans son livre Église, la mécanique du silence, la journaliste Daphné Gastaldi révèle le cas d’un prêtre du diocèse de Bayonne déplacé et muté pendant 25 ans, avant qu’un signalement soit fait le concernant. Il sera jugé prochainement pour abus sexuels.
Il pouvait également y avoir des déplacements dans d’autres diocèses hors de France. "C’était fréquent qu’on les envoie vers les pays francophones et notamment en Afrique de l’Ouest où l’Église est très présente et où certaines communautés religieuses ont un vaste réseau d’établissements", se souvient Mgr Guyard, ancien évêque du Havre aujourd'hui à la retraite. Cette politique de déplacement des prêtres, après l’avoir longtemps niée, l’Église la reconnaît officiellement aujourd’hui, comme le confirme Mgr de Moulins-Beaufort, évêque de Reims.
Une fois ces mutations de prêtres effectuées dans d’autres diocèses, il fallait en dissimuler la cause réelle. Les intitulés des postes des prêtres étaient donc maquillés avec des formules comme "à la retraite", "en congé", ou "en mission d’études", comme cela a été le cas d’un prêtre muté à Paris qui avait agressé ses propres neveux, petit neveu et petite nièce.
Des "rencontres de pardon et de miséricorde"
L’Église a parfois tenté aussi de "verrouiller" la parole des victimes. Certains diocèses ont imaginé une technique assez subtile. Cela consiste à organiser un rendez-vous entre une victime et son agresseur, en présence d’une personne de l’évêché. On appelle cela des "rencontres de pardon et de miséricorde". C’est ce qui a été proposé à Alexandre, une des victimes du père Preynat, ce prêtre du diocèse de Lyon accusé d’abus sexuels sur des dizaines de scouts dans les années 80. En 2014, une collaboratrice de Mgr Barbarin lui a proposé de rencontrer le prêtre qui l’avait agressé quand il avait entre 8 et 12 ans. La réunion s’est finie par deux prières de pardon, un "Notre-Père" et un "Je vous salue Marie", main dans la main. "Le prêtre a reconnu m’avoir agressé ainsi que beaucoup d’autres scouts à l’époque. Cela a été particulièrement difficile à gérer psychologiquement. C’était insidieux, mais on m’a fait comprendre que mon témoignage avait été entendu, que ce que j’avais vécu était douloureux mais qu’il ne fallait plus en parler". Alexandre n’en est pas resté là. Malgré les pressions, il a déposé plainte en 2015 dans ce qui est devenu ensuite l'affaire Barbarin, du nom du cardinal de Lyon. Une affaire toujours en cours d’instruction.
Des "consultations psy" parfois confiées... à Tony Anatrella
Enfin, l’Église a aussi tenté de "soigner" les prêtres qui avaient des problèmes de sexualité ou qui étaient accusés d’agressions sexuelles. Elle avait l’habitude de les envoyer dans des maisons de repos, pour religieux. "Il y en avait au moins deux, une près de Meaux qui a fermé, l’autre dans les Côtes-d’Armor", se rappeler Mgr Rouet, ancien archevêque de Poitiers.
Il arrivait aussi fréquemment qu’un évêque recommande à un prêtre de consulter un psychologue, voire un psychanalyste. "Il n’y avait pas de liste de psys, on en parlait entre évêques, on se passait leurs coordonnées. C’est le diocèse qui payait leur consultation. Ils n’avaient pas d’argent ils ne pouvaient payer eux-mêmes." "C’est dans ce cadre que Tony Anatrella a reçu des prêtres pédophiles qui lui étaient envoyés par des évêques", explique Mgr Rouet. Et il ajoute : "Mais ça, c’était avant que l’affaire éclate en 2006".
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