: Enquête franceinfo Comment une troupe de théâtre née à rebours de Mai 68 s'est retrouvée accusée de dérive sectaire
L’Office culturel de Cluny, à la fois association culturelle et communauté religieuse, est accusé de dérives sectaires par d’anciens membres et son fondateur est mis en cause pour des abus sexuels. Enquête.
C'est une galaxie d'associations installées dans des lieux culturels depuis des décennies, un peu partout en France. Elles proposent spectacles, expositions, formations artistiques pour adultes et pour enfants, le tout sans jamais se réclamer de leur maison-mère : l'Office culturel de Cluny (OCC), une troupe de théâtre organisée comme une communauté religieuse. Problème : son fondateur, Olivier Fenoy, est accusé d'abus sexuels. Et d'anciens membres dénoncent d'autres dérives.
En 1964, quand le comédien Olivier Fenoy crée une troupe de théâtre à Paris, il choisit de l'appeller Office culturel de Cluny (OCC), en hommage à un café du Quartier latin, Le Petit-Cluny. Un nom qui lui permet en même temps de revendiquer sa filiation chrétienne. Les années passent et, en réaction à Mai 68, il veut proposer un modèle inédit : une troupe organisée en communauté religieuse. Le succès est rapidement au rendez-vous avec une centaine de membres. L'OCC répand ses activités culturelles partout en France et se spécialise dans l'animation culturelle. Malgré son caractère religieux, l'OCC n'a jamais été officiellement reconnu par l'Eglise catholique.
Des soupçons de dérives sectaires
En 1982, le mélange entre animation culturelle pour les jeunes et communauté religieuse gêne le gouvernement qui retire l'agrément "jeunesse et sports" à l'OCC pour cette raison. L'organisation le récupère en 1990, le perd de nouveau, puis le récupère encore en 2002. Chaque fois après de longues procédures judiciaires.
En 1995 et en 1999, l'OCC figure dans la liste des rapports parlementaires de lutte contre les dérives sectaires. Cette liste, qui recense 173 groupes, est aujourd'hui décriée mais s'appuyait déjà sur des témoignages de familles qui fustigeaient l'embrigadement de leur enfant au sein d'une organisation au fonctionnement interne douteux. "J'ai tout envoyé balader pour les rejoindre pensant me consacrer au théâtre, raconte Corinne, une ancienne membre, qui a passé 19 ans au sein de l'Office culturel de Cluny. Petit à petit, le responsable m'a dit qu'ils faisaient tout un travail avec l'Église, de charte communautaire. Il me disait : 'On s'engage, il y a des vœux, c'est comme au monastère, cela veut dire que tu es d'accord pour prier avec nous.' C'est ainsi que j'ai progressivement accepté de faire vœu de chasteté, vœu de pauvreté, et vœu d'obéissance."
A l'OCC, le partage des biens est la règle. Dans chaque centre, un compte commun sert aux besoins de tous les membres. Par ailleurs, le bénévolat et le partage des biens est censé être un choix librement consenti. Mais d'anciens membres parlent d'un système beaucoup plus contraignant, où le cercle dirigeant fait pression pour obtenir des dons d'héritage et le cas échéant une lettre-type de testament qui lègue tout à l'OCC, via son association financière Patrimoine et développement.
Toujours d'après d'anciens "clunisiens", chaque année, en septembre, une réunion avait lieu en présence du fondateur. Tout le monde devait être vêtu de blanc et Olivier Fenoy décidait des nouvelles affectations professionnelles et géographiques des membres. Il n'était pas question de remettre en cause ses décisions, sous peine d'être mis en quarantaine, envoyé dans un lieu de prière et parfois même agressé physiquement. "J'ai vu le chef battre un des garçons, le battre comme plâtre, et on m'avait demandé de me taire, se souvient Corinne. Il ne fallait pas que j'en parle."
Des accusations d'abus sexuels
Officiellement, tous les "communautaires" faisaient vœux de chasteté. Mais cette règle ne se serait pas appliquée à tous. Dans les années 1980 et 1990, Olivier Fenoy aurait utilisé son influence pour satisfaire ses désirs sexuels avec de jeunes adultes membres de la communauté ou des étudiants qui y suivaient les formations.
D'anciens membres racontent que les abus sexuels du fondateur étaient connus au sein de la communauté. "Tous les abus sexuels sans exception étaient accompagnés de délires mystiques, avec une petite phrase évangile : 'Jean le disciple que Jésus aimait' ou 'Je t'embrasse sur la bouche parce que Jésus a fait pareil', témoigne anonymement Martin, un ancien membre qui dit avoir subi les agressions sexuelles d'Oliver Fenoy pendant plus de dix ans. Dans mon cas précis, il y a aussi le fait de dire : 'Tu es beau, c'est Dieu qui te l'a donné, donc tu as un devoir'. Plus je suis sous son emprise, économiquement ou spirituellement, plus il s'autorise à profiter. S'il se trouve devant quelqu'un qui est vraiment engagé, alors là, cela va jusqu'au bout."
En 1996, au sein de la communauté, deux des victimes du fondateur évoquent ces abus. Olivier Fenoy demande alors publiquement pardon et promet de faire pénitence. Le silence retombe ensuite au sein de l'OCC, mais cette affaire provoque le départ d'une quarantaine de membres.
Une fois sortis, aucun d'entre eux n'ira en parler à la justice. Il faut attendre février 2018 pour que cinq anciennes victimes décident de parler. Elles le font devant le tribunal de police de Lyon, pour protéger une ancienne clunisienne assignée en diffamation par le fondateur pour avoir évoqué ces abus. Olivier Fenoy se désiste finalement devant le tribunal et est condamné à payer 2 000 euros d'indemnités à l'ancienne membre.
Des fraudes à l'Ursaff et des salaires non versés
L'histoire de l'Office culturel de Cluny a été jalonnée de nombreux procès, notamment dans les années 80. En 1986, l'Ursaff de Cholet exige devant la justice que l'organisation paye les cotisations sociales des membres de la communauté installée au château de la Brûlaire à Gesté (Maine-et-Loire). Après quinze années de procédure, l'Office culturel de Cluny est condamné en 2002 et doit verser les montant dus.
En 2010, 21 anciens membres de l'OCC décident de saisir la justice pour faire valoir leur droit à la retraite. "Nous nous sommes rendu compte que comme nous n'avions pas reçu de salaires durant les 15 ou 20 ans passés au sein de cette communauté, nous allions toucher le minimum retraite, explique Evelyne Grasset, qui a passé 15 ans au sein de l'OCC. C'était contraire au droit du travail français."
Le 19 décembre 2017, la cour d'appel de Paris confirme le jugement des prud'hommes et condamne l'Office culturel de Cluny et son association financière Patrimoine et développement à verser un million d'euros de dommages et intérêts aux 21 plaignants. Mais difficile pour eux d'obtenir cette somme : l'OCC a été officiellement liquidée en mars 2018 et Patrimoine et développement est en redressement judiciaire.
Une organisation financière sophistiquée
Des témoignages d'anciens membres de la communauté concordent : le fruit de leur travail était réinvesti dans les structures annexes de l'Office culturel de Cluny. Des structures qui étaient régulièrement amenées à changer de nom et de lieu d'implantation alors que s'opéraient des transferts de fonds vers Patrimoine et développement, l'association créée pour gérer les biens et les avoirs de la communauté. "Comme on était soupçonné de dérive sectaire, il fallait protéger nos avoirs de l'Ursaff et des impôts" témoigne Pierre, ancien directeur financier de l'OCC jusqu'à son départ à la fin des années 1990.
En 2010, un autre dirigeant financier, François Destor, quitte l'OCC avec dans sa valise de nombreux documents de Patrimoine et développement. Ces documents permettent de voir qu'Olivier Fenoy est entouré de solides conseillers financiers et juridiques, mais aussi combien l'OCC et ses satellites sont extrêmement structurés et lucratifs.
"Les dirigeants ont profité de l'OCC pour vivre bien sans jamais débourser le moindre centime, raconte François Destor, 25 ans à l'OCC, et président de Patrimoine et développement pendant 10 ans. C'était complètement fou : d'un côté les membres n'avaient pas de salaire, pas de sécu et mangeaient chaque jour grâce à la banque alimentaire ; de l'autre, les châteaux, grâce à notre travail de rénovation, prenaient de plus en plus de valeur. Si on ajoute les dons et les legs, il y restait bien 10 à 14 millions d'euros quand je suis parti en 2010."
Aujourd'hui, Patrimoine et développement étant en redressement judiciaire, l'OCC dispose d'un fond de dotation également appelé Patrimoine et développement. Certaines activités comme celle du Théâtre de l'Arc-en-Ciel sont également financées par la Fondation Scène et Cité hébergée à la Fondation de France, et dont le fondateur est un membre historique de l'Office culturel de Cluny.
Des cautions, des garants, des parrains
Installés dans des déserts culturels, les satellites de l'Office sont souvent soutenus par les pouvoirs publics locaux. Les centres de l'OCC bénéficient ainsi de nombreuses subventions publiques : l'association Domino, qui accueille des handicapés à Roqueserières près de Toulouse, compte parmi ses partenaires la Région Occitanie ou bien encore la Mairie de Toulouse. De la même manière, en 2018, le Domaine de Tournefou, dans l'Aube, a reçu pour ses activités 5 000 euros de l'antenne régionale du ministère de la Culture, 2 000 euros de la Communauté de communes du Pays d’Othe Aixois, et 5 000 euros de la région Grand-Est. En 2015, ce centre a pu construire une extension pour accueillir des résidences d'artistes grâce aux subventions publiques qui finançaient 40 % d'un budget total de 1,5 million d'euros.
L'association ATD Quart Monde, qui, de 2000 à 2016, a envoyé des enfants en grande précarité dans des cours et des séjours de théâtre dispensés par l'OCC, a mis fin en 2017 à son partenariat avec les antennes de l'Office culturel de Cluny.
Souvent, les artistes dont les associations issues de l'OCC se prévalent ne savent pas à qui ils prêtent leurs noms. La liste des personnalités culturelles de renom ayant participé aux congrès annuels de l'OCC depuis 20 ans est longue. L'actrice Marie-Christine Barrault ou le sociologue Edgar Morin font par exemple partie du comité de parrainage de ces congrès.
Un monde du théâtre qui tombe des nues
Mais il y a un début de prise de conscience. Depuis 2015, le Théâtre de l'Épée-de-Bois, à la Cartoucherie de Vincennes (Paris) a accueilli trois productions du Théâtre de l'Arc-en-Ciel, la troupe de l'Office culturel de Cluny, qui vit donc selon les mêmes principes religieux que l'organisation mère. En découvrant l'histoire de l'OCC, Antonio Diaz Florian, le directeur de l'Épée-de-Bois, tombe des nues : "Leurs spectacles étaient de qualité honorable, et c'est la seule compagnie qui remplit la salle à chaque fois, se défend-t-il. Dans le public, c'est vrai qu'il y a beaucoup de religieux, mais jamais dans ma carrière théâtrale je n'ai cru bon de m'intéresser à ce qui se passe en dehors du plateau."
En septembre 2017, le congrès de l'Office culturel de Cluny a ainsi été accueilli durant trois jours à Vincennes. De l'aveu d'Ariane Mnouchkine, la fondatrice du Théâtre du Soleil et de la Cartoucherie, personne n'avait conscience des liens entre ce congrès et l'OCC. "Ce que vous m'apprenez là m'inquiète, s'étonne la metteuse en scène. Cela veut dire qu'ils sont très forts. Ils nous ont trompé. Que des catholiques traditionalistes noyautent le théâtre public, je croyais que ça n'existait plus."
Le spectacle que le Théâtre de l'Arc en Ciel devait initialement proposer en octobre 2018 à l'Épée de Bois a été déprogrammé suite à nos entretiens avec Antonio Diaz Florian et Ariane Mnouchkine.
Contactés, les responsables de l'OCC insistent sur le fait qu'il n'y a pas de prosélytisme dans leurs activités, que leur religion et leur manière de vivre est une affaire privée. Ils précisent également que depuis les révélations d'abus sexuels de février 2018, le fondateur Olivier Fenoy a été écarté. L'Office culturel de Cluny n'existe plus puisque l'association a été liquidée ; ou plutôt, a changé de nom et s'appelle maintenant l'Œuvre de Cluny.
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