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Peut-on être écologiste et défendre le nucléaire ? On a tenté de trancher le débat en répondant à cinq questions

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La question du nucléaire divise au sein même des écologistes. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Alors que le dĂ©mantèlement de la centrale de Fessenheim a commencĂ©, des courants en faveur du nuclĂ©aire tentent de faire entendre leur voix parmi le mouvement Ă©cologiste.

Trois ours blancs gonflables manifestent devant le siège français de l'ONG Greenpeace. La scène a de quoi Ă©tonner, ce lundi 29 juin, dans le centre de Paris, d'autant que l'un de ces gros mammifères tient dans ses mains une pancarte avec un atome (nuclĂ©aire) "enlaçant"... un cĹ“ur. Derrière cette action se cachent en rĂ©alitĂ© des militants pro-nuclĂ©aire venus dĂ©noncer la fermeture de la centrale de Fessenheim, prĂ©vue quelques heures plus tard. Ce modeste rassemblement reflète surtout la rĂ©surgence d'un dĂ©bat, pas si neuf, qui agite les mondes politique, associatif et scientifique : l'Ă©nergie nuclĂ©aire peut-elle ĂŞtre une alliĂ©e dans la lutte contre le rĂ©chauffement climatique ?

Un rassemblement pro-nucléaire devant le siège de Greenpeace à Paris, le 29 juin 2020. (THOMAS SAMSON / AFP)

Le mouvement écologiste, qui s'est construit dans les années 1960 autour de l'anti-nucléarisme, voit aujourd'hui émerger des voix dissonantes, et ce, pour deux raisons. "Le climat a pris le pas sur à peu près tous les autres sujets depuis une vingtaine d’années, explique le sociologue Erwann Lecoeur. Il y a aussi une remontée du lobby nucléaire pour ne pas perdre cette filière." De quoi faire changer d'avis l'une des figures les plus connues des défenseurs de l'environnement : "Je me dis que le nucléaire peut être l'une des solutions face au réchauffement climatique, indique le photographe Yann Arthus-Bertrand, tout en reconnaissant son danger. Cela mériterait un grand débat national." Pour y voir plus clair, nous vous résumons les arguments des deux camps sur cinq questions centrales.

1L'Ă©nergie nuclĂ©aire est-elle vraiment dĂ©carbonĂ©e ?

C'est l'argument numéro un du camp pro-nucléaire : les centrales n'émettent pas de CO2 pour produire de l'électricité. Les grands panaches de fumée blanche qui s'échappent des réacteurs ne sont en réalité que de la vapeur d'eau, liée au système de refroidissement des centrales. Là-dessus, personne ne semble dire le contraire chez les écologistes. Greenpeace l'écrit d'ailleurs sur son site : "Le nucléaire est une énergie qui n’émet que très peu de CO2 (l’un des gaz responsables des dérèglements climatiques)", ce qui ne signifie pas pour autant que l'énergie nucléaire n'est pas polluante.

Concernant le dioxyde de carbone, le rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) de 2018 (PDF en anglais) souligne que le nucléaire rejette sensiblement la même quantité médiane de CO2 par kilowattheure que les énergies renouvelables (entre 10 et 50g CO2 de par kWh). En tout état de cause, c'est un bilan carbone bien meilleur que celui du charbon (820g) et du gaz (490g). Il s'agit d'un argument de poids, alors que les scientifiques plaident pour une réduction des émissions de CO2 dans le monde.

L'énergie nucléaire est écologique, parce que le CO2 constitue la première urgence

François-Marie Bréon, climatologue et contributeur au Giec

Ă  franceinfo

Cet avantage de l'énergie nucléaire permet ainsi à la France d'avoir une production d'électricité peu carbonée, 12,5 fois inférieure à la moyenne des principaux électriciens européens, selon EDF. Face à cela, l'Allemagne est souvent citée en contre-exemple à cause de sa forte dépendance au charbon. Le pays a émis deux fois plus de CO2 lié à l'énergie que la France, selon les estimations du ministère de l'Environnement allemand en 2017.

Cette analyse est trop simpliste pour certains. "Si la question climatique est première, l’important n’est pas de savoir qui a le meilleur niveau actuel d’émissions de CO2, mais qui les rĂ©duit le plus rapidement", note Yves Marignac, coordinateur du pĂ´le nuclĂ©aire au sein de l'Institut nĂ©gaWatt. Or, dans cette course, l'Allemagne part de beaucoup plus loin que la France, mais va plus vite grâce Ă  d'importants investissements dans le renouvelable. En effet, nos voisins germaniques ont diminuĂ© leurs Ă©missions de CO2 d'environ un quart entre 1990 et 2017, selon les donnĂ©es publiĂ©es par l'Organisation de coopĂ©ration et de dĂ©veloppement Ă©conomiques. Durant la mĂŞme pĂ©riode, celles de la France n'ont baissĂ© que d'un peu plus de 12%.

2L'Ă©nergie nuclĂ©aire est-elle vraiment moins chère ?

Pour une grande partie des Français, la question du modèle énergétique passe d'abord par la facture à la fin du mois. La France a tendance à se vanter d'avoir une électricité bon marché pour le consommateur. Au premier semestre 2019, le prix du kilowattheure était ainsi de 0,1765 euros TTC en France, selon Eurostat. C'est bien en dessous de la moyenne européenne (0,2159 euros), et même près de deux fois moins cher qu'en Allemagne (0,3088 euros), les champions d'Europe.

Comment l'expliquer ? "Le bas coĂ»t de l’électricitĂ© en France est liĂ© Ă  un parc nuclĂ©aire essentiellement amorti dans lequel on repousse les investissements", explique Yves Marignac, Ă©galement porte-parole de l'association nĂ©gaWatt, qui milite pour le remplacement progressif du nuclĂ©aire et des Ă©nergies fossiles. Selon lui, "tirer de l’analyse actuelle des prix la conclusion que la France a intĂ©rĂŞt Ă  rester durablement sur le nuclĂ©aire est un contresens Ă©conomique total". En effet, la France va devoir faire face Ă  d'importants coĂ»ts Ă  venir si elle veut renouveler son parc, pendant que les Ă©nergies renouvelables sont, elles, de moins en moins chères. De quoi faire grimper les prix dans les prochaines annĂ©es.

Pour le nouveau nuclĂ©aire, la rĂ©ponse est extrĂŞmement claire : c’est hors sujet, hors dĂ©lai et hors de prix.

Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire

Ă  franceinfo

De quoi relativiser l'argument des petits prix français de l'Ă©lectricitĂ©. "Le nuclĂ©aire est une industrie en totale perte de rentabilitĂ©, dans une situation financière apocalyptique", tranche mĂŞme l'ancienne ministre de l'Environnement, Corinne Lepage, farouchement opposĂ©e Ă  cette Ă©nergie. Le dĂ©veloppement de nouveaux types de centrales, comme l'EPR de Flamanville, ne semble rien arranger. Dans une synthèse d'Ă©tude publiĂ©e en 2018 (PDF), l’Agence de la transition Ă©cologique (Ademe) indiquait que "le dĂ©veloppement d’une filière nuclĂ©aire de nouvelle gĂ©nĂ©ration ne serait pas compĂ©titif pour le système Ă©lectrique français."

3Le stockage des dĂ©chets nuclĂ©aires est-il un problème insoluble ?

"Le nucléaire, ce n’est pas du tout vert. Cela produit beaucoup de déchets radioactifs qui s’accumulent, avec un coût écologique et un risque sur une période très longue", s'inquiète Alix Mazounie, chargée de la campagne énergie chez Greenpeace. La fission nucléaire permet de produire de l'énergie, mais crée un certain nombre de déchets qui émettent des rayonnements radioactifs. Leur traitement s'avère délicat et dépend de la durée de vie et de l’intensité de la radioactivité. Après avoir stocké pendant un temps les déchets dans des fosses marines, avec un risque de pollution, la France a opté pour l'enfouissement de ses produits radioactifs dans des couches géologiques profondes.

Le débat s'est alors cristallisé sur le projet à Bure (Meuse), qui vise à enfouir à 500 mètres sous terre les éléments les plus radioactifs ou à vie longue. Une "poubelle nucléaire" qui peut se révéler dangereuse avec le temps, "avec des risques d'inondations, d'incendies et d'agressions extérieures", affirme sur franceinfo le physicien nucléaire Bernard Laponche, ancien conseiller de l'ex-ministre de l'Environnement Dominique Voynet.

C'est une solution qui n'est absolument pas respectueuse du droit des générations futures (...) ça ne permet pas de changer d'avis.

Bernard Laponche, physicien nucléaire

sur franceinfo

Mais les défenseurs de l'atome se veulent rassurants. "Des trucs qu'on met à 500 mètres de profondeur dans une couche d'argile bien choisie, ce n'est pas une charge qu'on laisse aux générations futures", balaie le climatologue François-Marie Bréon, qui ne voit aucun "problème éthique" sur cette question. "Il y a très peu de déchets et ils sont biodégradables", complète Bruno Comby, président de l'Association des écologistes pour le nucléaire. Ce dernier rappelle que les déchets nucléaires se décomposent avec le temps, contrairement aux rejets de l'industrie chimique. Les déchets "ne peuvent en aucun cas 'exploser' ou encore se déplacer très loin en cas de fuite ou de problème quelconque", rappelle également sur son blog Jean-Marc Jancovici. Cet ingénieur et consultant en énergie et en climat milite depuis des années pour l'énergie nucléaire, qui est selon lui la plus respectueuse de l'environnement.

"La couche d'argile est là depuis dix millions d'années, je n'ai aucun doute sur le fait que les déchets nucléaires qu'on va mettre dans le sous-sol à Bure vont y rester", rassure encore François-Marie Bréon. Mais pour le philosophe et militant écologiste Dominique Bourg, ce pari sur l'avenir reste trop incertain, dans la mesure où l'humanité n'est pas à l'abri d'une période de forte récession. "On peut imaginer alors que l'on n'aurait plus les moyens de traiter nos déchets et on les laisserait à côté de nos centrales. Pour le moment, ce problème des déchets reste insoluble", estime-t-il.

4Le risque d'accident nuclĂ©aire peut-il ĂŞtre maĂ®trisĂ© ?

"Avec le nuclĂ©aire, il n'y a pas de risque zĂ©ro. Quand vous avez un pĂ©pin, vous ne contrĂ´lez plus rien", argumente Dominique Bourg. L'Ă©cologiste invite ainsi le grand public Ă  relire pour l'exemple le tĂ©moignage de Masao Yoshida, directeur de la centrale de Fukushima au moment de l'accident nuclĂ©aire survenu en mars 2011. "On a choisi les sites des centrales en France en fonction du principe du moindre emmerdement, et non des risques pour la population, s'inquiète Ă©galement Corinne Lepage. RĂ©sultat, la centrale du Bugey est Ă  80 km de Genève et Ă  35 km de Lyon."

"Le risque zĂ©ro n'existe nulle part", rĂ©pond sur France culture Jean-Marc Jancovici. "Tchernobyl compris (...), les accidents liĂ©s au nuclĂ©aire civil ont fait quelques dizaines de 'morts immĂ©diats' en 40 ans", poursuit-il sur son blog, en rappelant que le tabac tue plusieurs millions d’individus par an. 

"C'est une Ă©nergie dangereuse, mais on peut crĂ©er les conditions pour que cela soit une Ă©nergie sans risque, poursuit François-Marie BrĂ©on. Un lion, c'est dangereux, mais quand il est en cage, il n'y a absolument aucun risque. Il faut simplement s'assurer que la serrure soit en bon Ă©tat." L'ancien ministre de l'Environnement Brice Lalonde invite Ă©galement au pragmatisme: "Le nuclĂ©aire, c'est un peu comme les avions, il faut sans arrĂŞt amĂ©liorer la sĂ»retĂ©. C'est très bien d'emmerder ceux qui font du nuclĂ©aire pour pousser Ă  la vigilance."

Mais pour l'instant, c'est quand même l'une des industries les plus sûres.

Brice Lalonde, ancien ministre de l'Environnement

Ă  franceinfo

"Est-ce qu'on demande d'arrĂŞter toute l'industrie automobile, sous prĂ©texte qu'il y a environ 3 000 morts par an ? La question n'est pas de savoir s'il y a des morts, mais combien ? Comment ? Et surtout, comment faire pour qu'il y en ait le moins possible", dĂ©veloppe Bruno Comby. "Et il faut souligner la gouvernance exceptionnelle de la filière en France avec l'ASN [l'AutoritĂ© de sĂ»retĂ© nuclĂ©aire]. Ils ont quand mĂŞme le pouvoir d'arrĂŞter du jour au lendemain un moyen de production", ajoute ValĂ©rie Faudon, dĂ©lĂ©guĂ©e gĂ©nĂ©rale de la SociĂ©tĂ© française d'Ă©nergie nuclĂ©aire.

Mais pour les opposants, l'incertitude liĂ©e aux dĂ©règlements climatiques rend cette technologie trop incertaine. "Le nuclĂ©aire est de plus en plus incompatible avec les risques environnementaux. Il y a la problĂ©matique de l’eau utilisĂ©e pour refroidir les rĂ©acteurs : les arrĂŞts Ă  cause de sa tempĂ©rature vont devenir peu Ă  peu la norme", complète Alix Mazounie de Greenpeace. En pĂ©riode de canicule, EDF met donc rĂ©gulièrement des rĂ©acteurs au ralenti ou Ă  l'arrĂŞt pour Ă©viter de faire grimper la tempĂ©rature de l'eau et ainsi protĂ©ger les milieux aquatiques.

5Le nuclĂ©aire peut-il pallier l’absence de vent ou de soleil ?

Face aux technologies nuclĂ©aires modernes très onĂ©reuses, les alternatives renouvelables semblent afficher des prix bien plus intĂ©ressants sur le papier. "Pour moi, c'est une escroquerie", rĂ©torque le chercheur François-Marie BrĂ©on. Selon lui, la production intermittente, selon la mĂ©tĂ©o, du solaire et de l'Ă©olien constitue le problème majeur. Elle n'est pas pilotable, ce qui rend son prix très variable. Il faut donc avoir un système de secours. Pour Greenpeace, il s'agit d'un faux problème. "C’est la diversification et la complĂ©mentaritĂ© des Ă©nergies renouvelables qui font leur force au niveau europĂ©en, plaide Alix Mazounie. Quand il y aura du vent au Nord, il y aura du soleil au Sud."

Pour les défenseurs de l'atome, le nucléaire est l'une des rares énergies permettant de produire, aujourd'hui comme demain, de l'électricité en continu. "Si on veut assurer pour nos petits-enfants un socle minimum d'énergie, le nucléaire est indispensable. Il faut le voir comme un amortisseur des chocs à venir", estime Thierry Caminel, un des rares adhérents d'Europe Ecologie-Les Verts en faveur du nucléaire. "Si on avait été confiné sans frigo ni ordinateur, on aurait moins rigolé. On a vraiment besoin d’électricité même quand il n’y a pas de vent", ajoute Myrto Tripathi, ancienne cadre chez Areva, et présidente du collectif Les voix du nucléaire.

Au-delĂ  des dĂ©saccords quant Ă  la capacitĂ© des Ă©nergies renouvelables Ă  assurer notre indĂ©pendance en la matière, le dĂ©bat entre partisans et opposants est une question de sociĂ©tĂ©. "Le lobby nuclĂ©aire met beaucoup en avant la dĂ©gradation de l'environnement, mais on voit que tout ce qui a trait Ă  des changements de modes de vie ne rentre pas du tout dans leur vision du monde", affirme Charlotte Mijeon. Dominique Bourg va dans le mĂŞme sens : "Le principal risque du nuclĂ©aire, c'est aussi la fuite en avant. Le type de sociĂ©tĂ© dans lequel on est très destructeur. Il vaut mieux en organiser un autre."

On a envie de maintenir notre niveau de vie, donc on souhaite à tout prix le conserver avec le nucléaire, mais ce n'est pas la bonne solution.

Dominique Bourg, philosophe et militant écologiste

Ă  franceinfo

"Les dĂ©fenseurs du nuclĂ©aire sont souvent dans la dĂ©fense d'une Ă©conomie très productiviste, favorable Ă  la croissance, alors que les Ă©cologistes pensent d'abord Ă  la maĂ®trise de nos consommations", rĂ©sume, pour sa part, le chercheur Simon Persico, spĂ©cialiste des politiques environnementales.

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