Non, leur ville ne reçoit pas d'argent pour accueillir des Noirs du "9-3"
A Niort, Poitiers, Limoges, Le Mans, Reims ou Châlons-en-Champagne, des maires doivent faire face à une rumeur qui court depuis plusieurs mois.
Ils sont élus dans la Haute-Vienne, la Sarthe ou la Marne. Ils sont aussi bien socialistes que UMP. Et ils doivent faire face au même ragot. Depuis plusieurs mois, des maires se voient contraints de porter plainte pour tenter de mettre fin à une rumeur persistante : "la rumeur du 9-3". A Niort, Poitiers, Limoges, Le Mans, Reims, Châlons-en-Champagne, Saint-Quentin, Soissons, Vitry-le-François… Partout, le même on-dit. Pour résumer, "on dit" que la mairie reçoit de l'argent de la part du conseil général de Seine-Saint-Denis pour accueillir des immigrés ou des personnes d'origine étrangère.
"Il paraît que nous allons accueillir des gens du 9-3 ?"
A Châlons-en-Champagne (Marne), la rumeur éclate en 2011. Comment ? Par qui ? Impossible de le savoir. Mais cette année-là, au mois d'avril, le journal L'Union rapporte que lors d'une réunion de quartier, une dame interpelle l'adjoint au maire Benoist Apparu : "Il paraît que nous allons accueillir des gens du 9-3 ?" Agacé, celui qui est alors secrétaire d'Etat au Logement dément formellement. Mais la rumeur continue de se propager.
La scène se répète en juillet 2013. Cette fois, Benoist Apparu décide de porter plainte. Dans la rue, on dit que des habitants de Seine-Saint-Denis, d'origine étrangère, touchent une prime pour s'installer à Châlons. Au bar-tabac Le Royal, en plein centre-ville, le patron n'est pas étonné. Contacté par francetv info, il affirme que "depuis deux ou trois mois", il entend "des clients qui disent que le centre d'action sociale verse 70 à 75 euros par jour à ces personnes-là".
A Vitry-le-François (Marne), en janvier 2011, les bruits de comptoir voulaient qu'une centaine de logements sociaux soient construits pour désengorger la Seine-Saint-Denis. Le centre d'action sociale, lui, était soupçonné de distribuer à tire-larigot des bons d'achat à ces nouveaux venus, pour les aider à acheter réfrigérateurs, téléviseurs, paraboles…
"Il faut dire que la couleur de la population a changé…"
Il y a quelques jours, à 600 km de là, Geneviève Gaillard a, elle aussi, porté plainte. Députée-maire PS de Niort (Deux-Sèvres), l'élue doit faire face à une rumeur semblable. Selon ce bruit, sa ville aurait signé une convention avec la Seine-Saint-Denis pour accueillir des personnes de couleur. "Ça a commencé il y a trois ou quatre ans, explique Geneviève Gaillard. Mais en juillet dernier, ça s'est emballé, et ça prend de l'ampleur."
Là encore, le ragot circulerait d'abord dans les commerces et au comptoir des bistrots. "Il faut dire que depuis deux ou trois ans, la couleur de la population a changé, si vous voyez ce que je veux dire… Alors, disons… Disons que… Les gens s'interrogent", explique à francetv info le patron d'un débit de tabac, pas choqué pour deux sous par la folle rumeur. Qu'ils soient de bonne foi ou qu'ils le fassent dans un but politique, les gens imaginent, extrapolent, déforment, répètent... Récemment, des Niortais ont même félicité Geneviève Gaillard parce qu'elle se serait récemment mariée avec un Noir. Une union parfaitement fantaisiste, mais qui aurait été, selon les on-dit, célébrée en secret dans une commune voisine !
A Limoges (Haute-Vienne), début 2012, le maire PS, Alain Rodet, a pour sa part été accusé d'accueillir des centaines de personnes d'origine africaine contre des subventions, utilisées pour le financement d'un centre aquatique. Ces mêmes subventions auraient financé un viaduc à Poitiers (Vienne) et un tramway au Mans (Sarthe) ! Dans cette dernière ville, la rumeur courrait depuis plus de cinq ans. A Tulle (Corrèze), le fief de François Hollande, on accueillerait là aussi des étrangers pour que la ville continue à compter plus de 15 000 habitants et, ainsi, ne perde pas ses dotations. Pour cela, les on-dit veulent que Tulle reçoive 3 000 euros par nouveau venu !
Les élections municipales, une machine à rumeurs
A chaque fois, la rumeur est démentie, mais rien ne semble pouvoir l'endiguer. Dans ces villes de taille moyenne, les choses – vraies ou fausses – se savent vite. Et pas besoin d'internet pour cela. "Par définition, la rumeur est une information non vérifiée, qui révèlerait une vérité cachée au public, décrypte le sociologue Philippe Aldrin*, interrogé par francetv info. En cela, elle n'a pas besoin des systèmes médiatiques pour se répandre. Elle circule dans tous les cercles de sociabilité : à la sortie des écoles, chez le coiffeur, au café…" Et elle est donc d'autant plus dure à arrêter.
D'autant qu'aux yeux de Philippe Aldrin, cette "rumeur du 9-3" a des racines profondes : ses premières traces remontent au début des années 1980. A Grenoble, le maire socialiste de l'époque, Hubert Dubedout, est soupçonné d'être le fils d'une Kabyle. A Marseille, son homologue Gaston Defferre est accusé d'avoir une maîtresse maghrébine… "Cela coïncide avec l'époque où ces minorités ont pris une place plus importante dans la société française", poursuit Philippe Aldrin. Faut-il y voir la patte de l'extrême droite ? "Quand la rumeur vise à nuire à un camp, on peut toujours émettre l'hypothèse qu'elle provient du camp adverse, répond le sociologue. Mais dans la plupart des cas, il est très difficile de le prouver."
D'autant que les élections locales sont une véritable machine à boules puantes. Reste à savoir comment y faire face. "Parmi le flot de rumeurs, il y a celles qui portent atteinte à la probité de celui qui est visé. Celles dont on peut estimer qu'elles vont trop loin", souligne Philippe Aldrin. Certains décident de laisser couler. D'autres choisissent de faire front, voire de porter l'affaire en justice, pour tenter de rétablir la vérité. Mais bien souvent, il est déjà trop tard. La rumeur a atteint son but : elle a ébranlé l'honneur de celui qu'elle visait.
*Philippe Aldrin, Sociologie politique des rumeurs (éd. PUF, 2005)
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.