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"L'immolation est un geste spectaculaire, éminemment politique"

Article rédigé par Nora Bouazzouni
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Janphel Yeshi, un Tibétain exilé de 27 ans, s'est immolé par le feu le 26 mars 2012 à New Delhi (Inde), pour protester contre la venue du président chinois Hu Jintao. (HIMANSHU SHARMA / AFP)

En France, une cinquantaine de personnes se sont suicidées ainsi depuis deux ans, devant des institutions publiques ou sur leur lieu de travail. Francetv info revient sur la signification de cet acte.

1963 : Thich Quang Duc, un bonze vietnamien, s'immole par le feu à Saïgon pour protester contre la répression anti-bouddhiste. 1969 : l'étudiant tchécoslovaque Jan Palach s'immole par le feu à Prague pour protester contre l'invasion de son pays par l'URSS. 2010 : le Tunisien Mohamed Bouazizi, marchand de fruits et légumes, s'immole par le feu à Sidi Bouzid après que la police lui a encore une fois confisqué son étal. Quelques exemples tristement célèbres pour un mode de suicide ultraviolent que choisissent de plus en plus d'anonymes.

 

Geste sacrificiel à l'origine, devenu protestataire, le suicide par le feu, pratiqué depuis quelques années par les moines tibétains, existe depuis plus longtemps dans le monde oriental. Mais elle a été "redécouverte" récemment en Occident. En France, selon les auteurs du webdocumentaire Le Grand Incendie, une cinquantaine de personnes se sont ainsi suicidées, ou ont tenté de le faire, depuis deux ans, devant des institutions publiques ou sur leur lieu de travail.

Pourquoi s'immole-t-on par le feu ? Francetv info revient sur la symbolique lourde de ces drames.

Un tabou religieux…

Le suicide par le feu remonte à des temps immémoriaux. Une des premières immolations légendaires fut celle d'Elissa Didon, la fondatrice mythique et première reine de Carthage, en Tunisie, qui s'est jetée au bûcher pour sauver la ville et ses habitants. Prendre sa propre vie est, pourtant, interdit par toutes les religions monothéistes. "Celui qui se donne la mort au moyen d’un objet dans le bas monde sera torturé par ce même objet au jour de la résurrection", condamne ainsi le Coran.

La psychiatre Saïda Douki Dedieu, qui a longtemps exercé en Tunisie, a reçu dans son cabinet des gens, surtout des femmes, qui se sont immolés par le feu. "Elles me disaient : 'Je suis sûre que dieu me pardonnera, car il sait que je souffre et que je l'ai fait pour la bonne cause', raconte-t-elle. Ce sont des gens persuadés que les feux de l'enfer ne seront pas pires que ceux d'ici-bas." L'immolation est très mal perçue dans le monde arabe, explique la psychiatre. "Il a fallu la pression populaire pour que les religieux ne traitent pas Mohamed Bouazizi d'apostable. Il a une place à son nom à Paris, mais pas en Tunisie", dit-elle. "Son statut de martyr n'est pas une évidence."

… devenu un geste de révolte

Ailleurs, cette immolation par le feu est devenue un acte de protestation. Cent vingt-trois Tibétains se sont immolés depuis 2009 dans les régions nord-est (Amdo) et est (Kham) du Tibet (actuelles provinces chinoises du Gansu, Sichuan et Qinghai), dont trente-six moines ou anciens moines bouddhistes, et six nonnes. Ils protestent contre l'oppression chinoise et demandent la préservation de leur culture, de leur religion, de leur langue, le retour du dalaï-lama et parfois clairement l'indépendance.

Tibétains et étudiants à l'université de New Dehli rendent hommages aux Tibétains qui se sont immolés par le feu contre l'oppression chinoise, le 29 août 2012 à New Dehli (Inde). (SAJJAD HUSSAIN / AFP)

Un geste fort, qui peut être perçu comme un acte contraire à la doctrine bouddhique. "Le bouddhisme tibétain considère que le corps est notre bien le plus précieux : c’est en renaissant comme être humain que l’on peut atteindre l’éveil", explique Katia Buffetrille, ethnologue et spécialiste de la culture tibétaine à l'Ecole pratique des hautes études. Le recours à l'immolation fait pourtant l'objet d'un profond respect, car dans ses vies antérieures, Bouddha lui-même a offert à de nombreuses reprises son corps en offrande. D'ailleurs, lorsqu'un Tibétain, religieux ou laïque, s'immole en public, les passants n'interviennent pas, ajoute-t-elle. "Car éteindre les flammes serait dénier la validité du choix fait par celui qui s’immole de se sacrifier pour son pays."

Un sacrifice constructif

Car se donner la mort par le feu est pratiquement un acte militant. A Mérignac, sur le parking de France Télécom le 26 avril 2011, dans la cour d'un lycée de Béziers, le 13 octobre de la même année ou devant Pôle Emploi, à Nantes le 13 février 2013... Contrairement aux autres suicides, qui se cachent, l'immolation est elle toujours publique. En se tuant devant un organisme public ou sur son lieu de travail, la personne "prend à témoin la société", affirme Jean-Claude Delgènes, fondateur du cabinet d’évaluation et de prévention des risques professionnels Technologia, qui décrit "à la fois un acte de sacrifice et une volonté de toucher l'opinion".

Des salariés de France Télécom sont rassemblés, le 26 avril 2012, devant la direction de l'entreprise à Mérignac, à la mémoire de leur collègue Rémy Louvradoux, qui s'est immolé par le feu au pied du batiment le 26 avril 2011. (PATRICK BERNARD / AFP)

La psychiatre évoque une "dimension positive du suicide". "C'est un geste spectaculaire, éminemment politique, qui en appelle à l'empathie, mais aussi qui invite les autres à continuer la lutte", explique-t-elle. Ainsi, au Tibet, telle que les moines l'expriment, cette autodestruction "est un acte constructif qui va entraîner la population tibétaine à s'unir", explique la tibétologue Katia Buffetrille. Un geste parfois désespéré, mais effectué, paradoxalement, avec "l'espoir, quelque part, qu'il ne servira pas à rien", note Saïda Douki Dedieu.

Un geste de souffrance dans une Europe en crise

"Ces personnes s'annihilent quand elles réalisent : 'De toute façon, je n'existe pas, autant que je change les choses'", analyse la psychiatre. Et si l'immolation a été récemment "redécouverte" en Europe, c'est la même dynamique qui est à l'œuvre en Occident et dans le monde arabe : on se brûle quand on n'a plus d'autre moyen de se faire entendre, d'être compris. D'autant plus en période de crise, où la souffrance morale est telle que l'on perd tout espoir de jours meilleurs.

Cette crise que traverse l'Europe depuis plusieurs années se traduit par des mutations majeures, notamment dans le monde du travail. Fusions, privatisations, course à la performance, surcharge de travail, mobilité ratée… Les salariés de France Télécom et GDF-Suez qui se sont immolés en 2011 ont, dans leur mail d'adieu, dénoncé leurs conditions de travail. L'inquiétude, l'incertitude et le stress augmentent, quand la solidarité, la motivation et la reconnaissance suivent la tendance inverse. "Les facteurs de protection se sont effondrés, et parmi eux, le lien social et le sens. Les gens ne savent plus pourquoi ils travaillent", dit Philippe Rodet, médecin, spécialiste du stress et du bien-être en entreprise.

Jean-Claude Delgènes, dont le cabinet a traité des crises suicidaires, notamment chez France Télécom et Renault, renchérit : "Ce délitement touche les gens en situation de précarité, en recherche d'emploi, qui n'ont plus ce travail qui leur donne une identité professionnelle. Mais ce qui est nouveau, depuis quatre-cinq ans, c'est que le travail protège moins qu'avant." Pour l'expert en prévention des risques professionnels, le coupable est tout désigné : ce sont les nouvelles formes d'organisation du travail, qui lui font occuper une place de plus en plus centrale dans la vie du salarié, et tend à le couper des autres. En France notamment, où l'attachement au travail est quasi passionnel. D'où des suicides de plus en plus violents, comme l'immolation, et fréquents, relève Philippe Rodet, lorsqu'il ne permet plus au salarié de s'épanouir ou se réaliser.

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