Tribunaux surchargés, placements non exécutés... Ce que révèle un sondage auprès de 176 juges des enfants
Alors qu'une commission d'enquête a été lancée le 30 avril sur les dysfonctionnements de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), le Syndicat de la magistrature publie lundi 6 mai une enquête accablante sur la justice des mineurs en France. Cet "état des lieux" est le résultat d'un sondage diffusé fin 2023 à tous les juges des enfants. Au total, ils sont 176 à avoir répondu sur 522, soit 35%, répartis sur tout le territoire. Une synthèse sera remise en mains propres au ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, mardi 7 mai.
Les conclusions de l'enquête sont pour le moins inquiétantes : il apparaît que les juges des enfants n'ont pas les moyens de rendre leurs décisions dans des délais acceptables et dans des conditions décentes, ne serait-ce que par le nombre de dossiers qui leur incombent. En théorie, un juge des enfants devrait suivre 325 situations (soit un enfant ou une fratrie). Mais en pratique, la moitié suit 450 situations ou plus (soit au moins 800 enfants), selon les données du sondage. "En réalité, de nombreux tribunaux pour enfants sont dans des situations de surcharge à peine croyables", pointe le Syndicat de la magistrature.
Des procédures qui tardent
Cette surcharge entraîne un allongement des procédures. "Il faut souvent attendre plus de six mois après avoir vu le juge, parfois un an, voire même plus, dans certains départements" pour voir un éducateur ou une éducatrice arriver à domicile, relève l'étude. La loi prévoit en effet que l'enfant doit être maintenu dans sa famille, chaque fois que c'est possible. "Dans ce cas, le juge désigne, soit une personne qualifiée, soit un service d'observation, d'éducation ou de rééducation en milieu ouvert, en lui donnant mission d'apporter aide et conseil à la famille, afin de surmonter les difficultés matérielles ou morales qu'elle rencontre", explique le Syndicat de la magistrature.
Mais l'attente est telle que des enfants se retrouvent "négligés, déscolarisés, privés de soins, victimes de violences". De leur côté, les parents à qui l'on a annoncé une aide éducative "restent démunis", dénonce le syndicat, ajoutant que "parfois la situation des mineurs se dégrade tellement qu'ils ne peuvent plus rester dans leur famille". Le manque de mesures à domicile entraîne donc un surcroît de placements.
Lorsque le maintien de l'enfant à domicile n'est pas possible, il est confié à un tiers : l'Aide sociale à l'enfance, qui représente 80% des placements ordonnés par les juges des enfants. Mais, faute de places, une grande partie de ces placements sont inexécutés : les enfants restent donc dans leur famille, malgré le danger qu'ils encourent.
Des maltraitances faute de places
A l'issue de son enquête, le Syndicat de la magistrature estime qu'il y a "au moins 3 335 placements non exécutés en France", déclare Kim Reuflet, présidente du syndicat classé à gauche, à franceinfo. L'Ille-et-Vilaine bat le record en la matière avec 397 placements non exécutés, suivi par la Loire-Atlantique, avec 300 placements non exécutés, et le Nord, qui en totalise 248.
"On parle de situations de maltraitances très graves", souligne Kim Reuflet, qui cite l'exemple d'une adolescente battue par sa mère à coups de ceinture et de câbles électriques, qui est arrivée à l'école tondue. "Elle a été placée en urgence, mais, un mois après, l'ASE l'a remise à sa mère, car il n'y avait pas de place pour elle dans son département", illustre la magistrate. Un garçon de 5 ans, pas scolarisé et dénutri, et sa sœur de 12 ans, victime de violences, ont aussi attendu six mois pour être placés.
"Aux placements non exécutés s'ajoutent les placements mal exécutés", fustige le Syndicat de la magistrature, qui rappelle que les enfants se retrouvent très souvent "ballotés de lieu d'accueil en lieu d'accueil et/ou sont hébergés dans des lieux non agréés par le département, voire dans des hôtels ou au camping, ce qui est pourtant interdit par la loi".
Des auditions expéditives
Au-delà de ce manque de places et de structures adaptées, les juges des enfants manquent cruellement de temps. Alors qu'ils sont censés "entendre tout mineur 'capable de discernement'" comme le prévoit la Convention internationale des droits de l'enfant, 34% des juges des enfants ne procèdent pas systématiquement à l'audition séparée des enfants. "J'entends les mineurs à partir de l'âge de 7 ans de manière assez générale. Pour autant, ces auditions sont très rapides et les fratries sont entendues ensemble, sauf cas particulier", témoigne un(e) juge des enfants à Versailles.
"Je n’estime pas rendre une justice de qualité : je rends des décisions parfois sans voir les familles ou à l’issue d’audiences contraintes par le temps."
Un(e) juge des enfants à Versaillescité(e) dans le rapport du Syndicat de la magistrature
Un(e) juge à Angers (Maine-et-Loire) regrette que "les infractions et enquêtes pénales en lien avec les mineurs sont reléguées au second plan par rapport aux politiques pénales jugées prioritaires (violences conjugales et stupéfiants)", assurant qu'il "n'est pas rare de ne jamais avoir de réponse sur l'état des investigations, et certaines enquêtes (pour suspicions de maltraitance type bébé secoué ou abus sexuel intrafamilial) n'ont parfois jamais démarré plus d'un an après leur signalement".
Des propositions pour améliorer la situation
Pour régler ces problèmes, le Syndicat de la magistrature réclame davantage de juges des enfants. "Pour bien juger, si les juges des enfants doivent suivre 325 situations, ils devraient être 235 de plus, juste pour l'assistance éducative", selon les estimations du syndicat. Il faudrait également plus de greffiers. Le syndicat préconise aussi de publier, dans chaque département, le nombre de placements non exécutés mensuels et et publier, en temps réel, un tableau de bord comportant le nombre de mesures d'assistance éducative en milieu ouvert et de places d'hébergement disponibles.
Selon le Syndicat de la magistrature, il faudrait par ailleurs revoir très à la hausse les objectifs de places d'accueil fixés dans la stratégie nationale de prévention et de protection de l'enfance 2020-2022 (seulement 600 places prévues pour des fratries sur l'ensemble du territoire). Enfin, le traitement des violences sur les enfants devrait être "un objectif prioritaire de politique pénale au même titre que les violences conjugales".
L'étude souligne que chaque année en France, 160 000 enfants sont agressés sexuellement, majoritairement au sein de leur famille, et qu'en 2022, 60 enfants sont décédés de mort violente au sein de la famille.
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