Attaque au couteau à la gare de l'Est : comment est déterminée l'irresponsabilité pénale d'un suspect ?
L'homme suspecté d'avoir blessé au couteau un militaire de la force Sentinelle lundi 15 juillet à Paris sera-t-il déclaré pénalement irresponsable ? En 2018, dans une autre affaire le concernant, la justice avait répondu par l'affirmative à cette question. Après avoir poignardé mortellement un homme de 22 ans à la station de RER Châtelet-Les Halles, à Paris, il n'avait pas été jugé. Une décision prise sur la base de l'article 122-1 du Code pénal, qui énonce que "n'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes".
"Le principe, c'est qu'on ne juge pas les fous", résumait en 2021 Didier Rebut, professeur de droit à l'université Paris 2 Panthéon-Assas et spécialiste du droit pénal. C'est ce qui explique qu'un mis en cause dont le discernement est aboli au moment des faits ne peut être condamné ; s'il est seulement "altéré", une peine minorée peut être prononcée. Pour statuer, les magistrats consultent des avis médicaux, mais ce sont eux qui ont toujours le dernier mot. Franceinfo revient sur les étapes qui leur permettent de trancher.
Un premier examen médical est réalisé au cours de la garde à vue
Lors d'une garde à vue, "on propose systématiquement à la personne un examen médical', assure Valérie Dervieux, magistrate de la cour d'appel de Paris et déléguée régionale du syndicat Unité magistrats. Cet entretien a pour objectif de vérifier que l'état de santé du suspect est compatible avec la garde à vue. Si ce n'est pas le cas, pour des raisons physiques ou psychologiques, une hospitalisation peut être exigée, et la garde à vue peut être suspendue ou levée. Elle a été levée mardi dans le cas du suspect de la gare de l'Est, "aux fins d'une prise en charge à l'infirmerie psychiatrique de la préfecture de police", selon le parquet de Paris.
L'examen réalisé au cours de la garde à vue n'a pas vocation à se prononcer sur une potentielle irresponsabilité pénale. "Il doit seulement déterminer s'il y a besoin de soin, ça ne doit pas être une question d'expertise au fond", explique le psychiatre David Michel, ancien président de la Fédération française de psychiatrie. Il précise que l'entretien, "assez court", peut être réalisé "par n'importe quel psychiatre de garde à l'hôpital".
En fonction du résultat, le procureur de la République peut solliciter un examen psychiatrique qui donnera des premiers éléments sur l'irresponsabilité pénale. Celle-ci étant un des motifs de classement sans suite, il peut choisir de ne pas engager de poursuites à cette étape de la procédure. Il transfère alors l'information au préfet, qui peut prendre des décisions relatives à la prise en charge psychiatrique du suspect. Cela ne vaut cependant que pour les délits : pour les crimes, un juge d'instruction est automatiquement saisi.
Une expertise est menée pour évaluer l'état de discernement du suspect
Si une instruction est ouverte, le rapport d'examen réalisé en garde à vue peut se révéler précieux pour la suite de la procédure. Par exemple, dans le cas de l'attaque au couteau de gare de l'Est, le suspect est poursuivi pour "tentative d'assassinat". Or, pour les crimes, le juge d'instruction saisi confie systématiquement une expertise à un psychiatre, qui va déterminer si la responsabilité du mis en cause était atténuée ou abolie lors de la commission des faits. Mais "le délai entre le passage à l'acte et celui de notre expertise pose une réelle difficulté technique", concède David Michel.
C'est là que l'examen médical de la garde à vue entre en jeu. "Comme il a été réalisé juste après les faits, il peut se révéler très utile", assure Joëlle Palma, experte psychiatre auprès de la cour d'appel de Nîmes (Gard). Ce n'est pas pour autant le seul document sur lequel elle s'appuie "pour déceler une potentielle pathologie" : "Si la personne est hospitalisée, on peut aussi demander au magistrat la saisie du dossier médical", ajoute-t-elle.
En revanche, si le mis en cause est placé en détention durant l'instruction, impossible d'accéder aux informations de l'équipe soignante qui s'occupe de lui en prison. "Elle est tenue au secret médical, ce qui ne nous facilite pas la tâche", explique David Michel. Dans ce cas, le psychiatre doit se fonder sur les dires du suspect pour établir son degré de discernement au moment des faits. Antécédents psychiatriques, suivi médical, prise de médicaments, de drogue... "Tout ça, on ne peut pas toujours le vérifier", soupire Joëlle Palma.
"L'expertise est plus difficile quand on n'a pas accès au dossier : on doit se baser uniquement sur les propos des personnes."
Joëlle Palma, experte psychiatre auprès de la justiceà franceinfo
Le juge d'instruction peut aussi demander l'avis de plusieurs psychiatres, en fonction de la complexité du dossier : "Il peut y avoir une première expertise, une contre-expertise, un complément, une contre-contre-expertise...", explique la magistrate Valérie Dervieux. Lors de ces entretiens, qui durent "au minimum une heure" selon David Michel, le psychiatre ne cherche pas tant à diagnostiquer une pathologie mentale qu'à déterminer si le passage à l'acte correspond à "un moment de décompensation, de crise aiguë". La corrélation entre maladie mentale et abolition du discernement n'a donc rien de systématique. "Un schizophrène qui est tout à fait stabilisé, qui prend bien son traitement, et qui commet un délit, est responsable de ses actes", rappelle Joëlle Palma.
Le juge d'instruction décide de l'abandon des poursuites ou de la tenue d'un procès
Une fois l'expertise réalisée, plusieurs options s'offrent au juge d'instruction. Si les charges sont suffisantes et qu'il considère que la personne est responsable pénalement, il peut la renvoyer devant la juridiction compétente en fonction de l'infraction : les assises pour les crimes et le tribunal correctionnel pour les délits.
En revanche, s'il estime, en se basant sur les rapports d'expertise, que le discernement était aboli au moment du passage à l'acte, il peut rendre une ordonnance d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, qui précise "qu'il existe des charges suffisantes établissant que l'intéressé a commis les faits qui lui sont reprochés", détaille le Code de procédure pénale. Il s'agit alors d'une ordonnance de non-lieu. Le mis en cause et les éventuelles parties civiles peuvent faire appel. Une telle ordonnance est un "cas de figure très rare", souligne la magistrate Valérie Dervieux, car le magistrat instructeur préfère souvent saisir directement la chambre d'instruction.
C'est le troisième cas de figure : la chambre doit alors décider "au cours d'une audience si la personne est responsable pénalement ou non", explique Valérie Dervieux. Dans le cas où elle affirme que le discernement était aboli au moment du passage à l'acte, les magistrats rendent un arrêt de déclaration d'irresponsabilité pour cause de trouble mental. Cette déclaration peut s'accompagner de mesures de sûreté, mais aussi d'une ordonnance d'hospitalisation d'office.
Une quatrième voie a été ouverte au juge d'instruction depuis une réforme de 2022 : celle de la forme intermédiaire. En cas de contradiction entre les expertises, le juge d'instruction renvoie le dossier devant la juridiction compétente (tribunal correctionnel ou cours d'assises) qui doit statuer uniquement sur ce point, à huis clos. Si elle considère que la personne est responsable pénalement, alors le procès a lieu, mais le débat sur le discernement du mis en cause n'est pas clos : les magistrats doivent se prononcer à ce sujet lors du procès.
Des contre-expertises peuvent être demandées, notamment aux assises
En amont du procès, les différentes parties peuvent demander des expertises supplémentaires, que ce soit pour les délits (en correctionnel) ou pour les crimes (devant une cour d'assises). Néanmoins, "les contre-expertises sont extrêmement rares dans le cas des délits, hormis pour les dossiers très médiatisés", souligne Benjamin Marty, magistrat au tribunal judiciaire de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), qui déplore "l'actuelle pénurie d'experts disponibles".
Il est donc aujourd'hui courant que les magistrats d'un tribunal correctionnel disposent d'un seul rapport d'expertise pour prendre leur décision. "En théorie, on n'est pas obligé d'aller dans son sens, mais dans les faits, ça n'arrive presque jamais", assure Benjamin Marty.
"Si un psychiatre a considéré que le discernement du prévenu était aboli, je ne vais pas le contredire, il est plus compétent que moi sur la question."
Benjamin Marty, magistratà franceinfo
En revanche, en matière criminelle, il est courant que plusieurs expertises soient ordonnées pour évaluer le discernement de l'accusé. Les débats peuvent être plus animés. "Ce qui pose surtout problème, c'est quand certains disent 'altération' et d'autres 'abolition'", explique le psychiatre David Michel. L'enjeu est de taille : si le discernement est seulement "altéré", le mis en cause est reconnu responsable pénalement, ce qui ouvre la voie à une condamnation, bien que minorée.
Pour trancher, les jurés peuvent compter sur la présence des psychiatres experts, qui prennent la parole pendant le procès. "On reprend notre rapport, on essaye de l'expliquer, on vulgarise les termes médicaux compliqués", témoigne Joëlle Palma. "Le but de la comparution de l'expert est aussi de pouvoir lui poser des questions pour creuser un point qui aurait été survolé dans le rapport", précise le magistrat Benjamin Marty. A l'issue du procès, le jury rend son verdict : s'il se range du côté de l'abolition du discernement, l'accusé est déclaré irresponsable pénalement et n'est pas condamné. Il pourra être soumis à des mesures d'hospitalisation sous contrainte.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.