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Projet de loi immigration : le camp présidentiel à la recherche d'une improbable majorité à l'Assemblée nationale

Les députés examinent, à partir de lundi, le très controversé projet de loi immigration, à haut risque pour le gouvernement. Sans majorité absolue au Palais-Bourbon, les soutiens d'Emmanuel Macron vont devoir arracher les voix une à une.
Article rédigé par Margaux Duguet, Thibaud Le Meneec
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, à l'Assemblée nationale, le 5 décembre 2023. (THOMAS PADILLA / MAXPPP)

Dans la majorité, chacun retient son souffle. En discussion depuis plus d'un an, le projet de loi immigration arrive enfin dans l'hémicycle, à partir de lundi 11 décembre. "Aujourd'hui, je ne sais pas qui pourrait dire avec certitude comment cette affaire va se terminer", souffle le député Horizons Frédéric Valletoux. Le texte, essentiellement porté par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, a d'abord été considérablement durci par la droite sénatoriale, majoritaire à la chambre haute. La commission des lois de l'Assemblée nationale a ensuite voté une version bien plus proche de "l'équilibre" initial du texte, vanté par la majorité. Exit ainsi la suppression de l'aide médicale d'Etat (AME), les dispositions sur la nationalité ou le durcissement du volet régularisation pour les métiers en tension. 

Dans le camp présidentiel, cette nouvelle version du texte emporte l'adhésion, après de fortes divisions sur la copie sénatoriale. "Tout le monde nous disait qu'aucun texte ne serait voté au Sénat, puis que le texte serait rejeté en commission, etc", se réjouit le cabinet de Gérald Darmanin. "Les provocations majeures (...) ont été supprimées en commission des lois", appuie le député Renaissance Benoît Bordat. Mais l'élu, issu de l'aile gauche du parti, dit "malheureusement" s'attendre "à des débats violents dans l'hémicycle". Sans majorité absolue depuis 18 mois à l'Assemblée, la partie s'annonce très compliquée pour les soutiens du président de la République. 

Les petits calculs de la majorité

Pour une grande partie des députés macronistes, largement traumatisés par l'épisode de la réforme des retraites, il n'est pas question de recourir au 49.3. Cet outil constitutionnel, qui permet de faire adopter un texte sans vote, a été largement utilisé par le gouvernement sur les textes budgétaires. Le dégainer sur le projet immigration serait une autre paire de manches, LR menaçant l'exécutif depuis plusieurs mois de déposer une motion de censure. "On ne veut pas de 49.3", martèle ainsi le député Renaissance Benjamin Haddad. "Ce serait une énorme erreur (...), le coût politique serait plus fort qu'une défaite", renchérit une autre députée de la majorité. En clair, il faut que les députés puissent voter. 

"Je veux que l'on aille au vote. J'en ai marre que l'on joue en défensif, il faut que les oppositions assument leurs responsabilités de ne pas travailler dans l'intérêt général."

Bruno Millienne, député du MoDem

à franceinfo

Pour espérer l'emporter, il va cependant falloir convaincre une partie de l'opposition de voter le texte, ou au moins de s'abstenir. Dans l'hémicycle, les soutiens d'Emmanuel Macron disposent de 251 voix, loin des 289, seuil de la majorité absolue ; même si ce seuil ne sera pas exactement celui-là le jour du vote car tout le monde ne sera pas présent. Cela n'empêche pas les ministres et députés de sortir leurs calculettes, façon House of Cards, la célèbre série politique américaine. "Si la majorité vote d'un seul bloc, il nous manquerait 40 voix supplémentaires ; ou 20 voix et 40 abstentions ; ou 80 abstentions", détaille à Paris Match le ministre des Relations avec le Parlement, Franck Riester. A la veille de l'examen du texte, les certitudes des macronistes sont bien maigres : le camp présidentiel devrait dans son écrasante majorité voter pour et une bonne partie de la gauche, contre. Cyrielle Chatelain, présidente du groupe EELV, confirme que les écologistes vont tous s'opposer au texte, tout comme les députés LFI, selon l'élu François Piquemal. 

A l'heure actuelle, seul le groupe Liot (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires) est un tant soit peu disposé à aider la majorité. Les trois membres de la commission des lois de ce petit groupe hétéroclite composé de 21 députés ont approuvé le projet de loi. Selon nos informations, ils seraient 15 prêts à voter le texte, quatre à s'abstenir et deux à voter contre. Attaché à l'équilibre initial du texte, le groupe de Bertrand Pancher réserve néanmoins son vote final pour la fin. "Ça dépendra de l'étude du texte en séance", a prévenu le député Benjamin Saint-Huile mardi en conférence de presse. 

Les députés LR au centre du jeu

L'enjeu principal, pour le gouvernement, se situe à droite. Les 62 députés Les Républicains peuvent en théorie permettre au camp présidentiel de décrocher une majorité. "Chez les LR, ça se jouera sur l'équilibre entre les votes contre et l'abstention", anticipe un ministre. Ça semble très mal parti. "Nous ne voterons pas le texte du projet de loi tel qu'il a été adopté par la commission des lois", a prévenu mercredi le président de LR, Eric Ciotti, en conférence de presse. Les Républicains défendent un retour au texte voté par le Sénat. 

Mais depuis le début de la législature, les députés de droite sont loin d'être tous alignés sur la ligne officielle du groupe, comme en témoignent leurs profondes divisions sur la réforme des retraites. Sur le texte immigration, franceinfo a interrogé l'intégralité du groupe. Dix-huit députés ont répondu, faisant entendre des points de vue parfois différents de celui de la direction du parti. 

Il y a d'abord les très rares élus qui soutiennent le texte actuel. C'est le cas de Mansour Kamardine, député de Mayotte, qui, en commission, a voté pour le texte. "Son cas est particulier. Je ne sais pas si nous aurions voté différemment", défend son collègue Yannick Neuder, député de l'Isère, en référence à la situation critique de l'île. Parmi les "pour", il y a aussi Alexandre Vincendet, en marge du groupe et proche d'Edouard Philippe : "En l'état, je voterai le texte. Je ne me satisfais pas de ça, mais des mesures essentielles pour le pays sont là, soutient l'élu du Rhône. Si on ne vote pas ce texte, est-ce qu'on aura une occasion de le voter bientôt ?"

"Attendons la séance", "rien n'est décidé"...

D'autres, un peu plus nombreux, adoptent un discours plus prudent mais moins ferme que leur direction, laissant de maigres espoirs au camp présidentiel. "Attendons la séance, qui peut encore bouger des lignes", plaide Pierre Cordier, élu des Ardennes. "Je ne sais pas encore ce que je voterai. J'attends de voir en séance", assure prudemment Marie-Christine Dalloz, députée du Jura. "Abstention ou contre", résume le Vosgien Stéphane Viry, qui attend lui aussi la séance.

"Si les choses n'évoluent pas dans l'hémicycle, je me positionnerai contre."

Jean-Pierre Taite, député LR de la Loire

à franceinfo

Pour transformer un vote contre en simple abstention, "il faut mesurer le degré d'acceptation de nos propositions", estime Julien Dive. L'élu de l'Aisne attend des évolutions sur l'aide médicale d'Etat, les quotas migratoires ou les régularisations dans les métiers en tension. Mais pour Emilie Bonnivard, élue de Savoie qui votera contre, la messe est dite : "Le texte ne va pas être modifié considérablement en séance." Ce qui pousserait donc une très large majorité des élus LR à voter contre.

C'est aussi le cas des 88 députés du Rassemblement national, qui n'ont pas gravé leur vote contre dans le marbre et aiment à brouiller les pistes. "Rien n'est décidé, cela dépend du texte final (...). Notamment des dispositions sur la régularisation des travailleurs sans papiers : "La majorité peut toujours enlever cette mesure du texte", suggère Renaud Labaye, le secrétaire général du groupe. Une abstention massive à l'extrême droite ferait alors le jeu du gouvernement. 

Une poignée d'abstentions à gauche ?

Faute de potentielles abstentions à droite, certains parmi les soutiens d'Emmanuel Macron se prennent à rêver de convaincre leurs collègues de gauche. "Nous savons que des personnes et pas seulement chez LR ne se battront pas contre le texte et pourraient avoir des choses à faire lors du vote", confie le député Renaissance Ludovic Mendes. 

Mardi, le patron des communistes, Fabien Roussel, a ainsi laissé la porte ouverte, sur Sud Radio, à une abstention du groupe, soulignant le "gros travail fait par les collègues en commission pour corriger le texte du Sénat". "C'est seulement à la fin des débats que l'on fait le bilan et qu'on fait connaître notre vote final, tempère le patron des députés PCF, André Chassaigne. Sur ce point, le texte qui nous est soumis ne permet absolument pas d'apporter notre soutien". D'autres sont encore plus francs. "Fabien Roussel parle pour lui et non pas au nom du groupe", assure Davy Rimane, député de Guyane, qui ne pourra pas "cautionner" le texte en l'état. 

Des nuances apparaissent cependant au sein du groupe communiste, chez les élus d'outre-mer. "C'est un vote contre qui se profile, mais la teneur des débats et l'adoption d'amendements présageront du vote final", assure l'entourage du député Frédéric Maillot, élu à La Réunion. Le député de Martinique Jiovanny William laisse lui aussi la porte ouverte à l'abstention, mais il prévient qu'il votera contre en cas "d'atteintes nouvelles portées aux garanties procédurales, aux délais, au droit à un recours effectif, à l'ADN de l'Etat de droit". Du côté du PS, l'abstention n'est pas du tout envisagée, selon Hervé Saulignac, élu de l'Ardèche. Pourtant, le député de Guadeloupe Christian Baptiste assure au Figaro ne pas être fermé à cette option. 

Ces quelques abstentions potentielles ne suffiront pas à faire pencher la balance. Un cadre de la majorité confirme qu'en l'état, le texte serait rejeté. Mais, ajoute-t-il, "on va apprendre en marchant". Les macronistes ont une dizaine de jours pour éviter un camouflet majeur.

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