: Enquête franceinfo "Il m'a bloquée contre un mur et m'a hurlé dessus" : soupçons de harcèlement moral au centre de dépistage du cancer d'Île-de-France
Une enquête pour harcèlement moral vise le centre de coordination des dépistages du cancer d'Île-de-France, basé dans le 15e arrondissement de Paris. Selon les informations de franceinfo, trois plaintes ont été déposées à l'encontre du directeur médical, ainsi qu'une procédure aux Prud'hommes. Plusieurs salariés dénoncent une maltraitance institutionnalisée, avec des violences verbales, des menaces physiques, entraînant des démissions en cascade et une multiplication des arrêts-maladies.
Adèle* a choisi de témoigner au micro de franceinfo et raconte qu'elle a préféré déménager loin, très loin de Paris, fin décembre 2022, pour échapper à ce climat toxique. "Je voulais tout couper, faire autre chose", raconte-t-elle, et avant de partir cette salariée du centre de dépistage du cancer d'Île-de-France décide d'aller porter plainte, "pour elle et pour les autres". Cette plainte pour harcèlement moral vise le directeur médical du centre régional de coordination des dépistages du cancer d'Île-de-France, le chirurgien Jérôme Nicolet. À l'époque, la jeune responsable d'achat et marchés publics ne dort plus depuis des mois.
Chaque jour se termine en crise de larmes : elle oublie de sortir à la bonne station de métro, confond ses rendez-vous, n'arrive plus à se concentrer. En cause, selon elle, les brimades quotidiennes du directeur médical, des humiliations en réunion devant toute la direction, des intimidations, voire même des menaces, jusqu'à cette violente altercation dans un couloir de son bureau.
"Il m'a bloquée contre un mur, il m'a hurlé dessus, je ne pouvais pas me défendre. Il a dit qu'il allait pourrir ma fin de contrat et le reste de ma carrière "
Adèle, ancienne salariée du centre de dépistages du cancer d'Ile-de-Franceà franceinfo
Le rapport du psychiatre de l'unité médico-judiciaire de l'Hôtel-dieu destiné à l'autorité judiciaire évoque "un retentissement psychologique important compatible avec les faits dénoncés ".
"Il ment, il manipule et se fait toujours passer pour la victime"
Même scénario quelques mois plus tôt, à l'été 2022 : Marine*, une autre salariée, engage également une procédure aux Prud'hommes pour licenciement abusif et harcèlement moral. Elle aussi raconte avoir été violemment agressée verbalement dans son bureau par le docteur Jérôme Nicolet alors qu'elle était enceinte de sept mois. Plusieurs témoins ont entendu les cris. "On l'a vue dépérir", témoignent ses anciennes collègues.
Après des mois de "dénigrements et de violences verbales", Marine a fait un grave burn-out, suivi d'une dépression majeure. Elle a mis plus d'un an à reprendre pied." C'est chaque fois la même histoire qui se répète, il a le même mode opératoire avec toutes les personnes qui s'opposent à lui, il ment, il manipule et se fait toujours passer pour la victime", assure l'ancienne salariée.
Une dizaine de femmes démissionnent en quelques mois
Depuis, deux autres salariées du centre de dépistage d'Île-de-France ont porté plainte contre le docteur Jérôme Nicolet. Au total en quelques mois, une dizaine de salariées, toutes des femmes, ont dû démissionner, sont parties en arrêt-maladie, ou ont été licenciées pour faute grave ou inaptitude.
"C'est un cas d'école que je n'avais jamais rencontré dans ma carrière, tellement ce monsieur a une forme caricaturale de harcèlement moral ", décrit l'inspecteur du travail, venu constater sur place la souffrance des salariées, après le signalement du médecin du travail. "Le médecin m'a dit, si vous voulez vous en sortir, il faut partir au plus vite", témoignent plusieurs femmes, venues se confier dans son bureau. Des collègues de ses précédentes fonctions ont révélé des agissements similaires de la part du médecin mis en cause.
Pas de harcèlement moral, selon deux enquêtes
La direction du centre de dépistage du cancer d'Île-de-France a bien diligenté deux enquêtes, une en interne du Comité Social et Économique (le CSE) et de la direction, et une autre par l'intermédiaire d'un cabinet indépendant, le cabinet Ledoux. Les deux ont conclu qu'il n'y avait pas de harcèlement moral, même si la direction reconnaît que le docteur Jérôme Nicolet "peut adopter un discours très tranché, cassant et blessant et que les témoins décrivent une perte de contrôle, avec disparition des précautions de langage, [...], un comportement éphémère, mais suffisamment décalé pour être gardé en mémoire par les témoins".
Pour les plaignantes, ces deux enquêtes sont biaisées, car sur la dizaine de salariés que compte le siège, six d'entre eux n'ont pas souhaité répondre à l'enquête interne, selon un document que franceinfo a pu se procurer. Concernant l'autre enquête, celle du cabinet indépendant Ledoux, spécialisé en droit social, les plaignantes n'ont pas souhaité apporter de preuves au regard de l'enquête de police en cours, comme cela leur a été conseillé. De leur côté, elles accusent le président du centre de dépistage d'Île-de-France, le radiologue Michel Deghaye de n'avoir pris aucune mesure pour les défendre et de couvrir un confrère médecin, et surtout un ami.
Contacté par franceinfo Michel Deghaye déplore de son côté leur manque de collaboration aux enquêtes pour tenter de résoudre le conflit. "Sans preuve de harcèlement, pas de sanction disciplinaire", rétorque le président du centre, avant d'ajouter : "On est conscient de la souffrance au niveau du siège, mais je ne veux ni diabolisation, ni victimisation, on a fait le maximum pour tenter d'apaiser le conflit".
Mis en cause le docteur Jérôme Nicolet, lui aussi sollicité par franceinfo, conteste les faits et dénonce une cabale lancée contre lui :
"Je fais l'objet de dénonciation calomnieuse, par des gens qui n'ont jamais accepté ma prise de fonction et c'est moralement difficile à vivre. Toutes les enquêtes en interne ont conclu qu'il n'y avait pas de harcèlement moral, je fais mon boulot, c'est-à-dire diriger la structure sur le plan médical".
Jérôme Nicoletà franceinfo
Le conflit pèse sur les finances du centre et son efficacité
Ce conflit finit par coûter cher au centre, "c'est un gâchis d'argent public !", s'agace un administrateur qui réclame une enquête de la Cour des comptes. Dans un courrier adressé au procureur de la République daté du 30 mai dernier, que franceinfo a pu se procurer, des membres du centre de dépistage alertent sur les "débordements financiers" de l'organisme public, financé en grande partie par l'assurance-maladie, les conseils départementaux, la Ville de Paris, et la sécurité sociale agricole, la MSA, à hauteur de 14 millions d'euros.
Il faut compter les frais d'avocat engendrés par le conflit et les recours successifs aux cabinets de consulting pour mener des audits, sans oublier le salaire du directeur général de transition, nommé le 8 février dernier pour pacifier la situation, et qui coûte, chaque mois, 25 000 euros à l'association. "Un niveau de rémunération disproportionné pour ce type de structure", taclent des membres du centre de dépistage, alors que l'intéressé cumule ses revenus avec sa retraite. Enfin, le coach appelé auprès du directeur médical Jérôme Nicolet "pour lui apprendre à coopérer, sans effet", selon ce courrier, a coûté 10 000 euros.
De l'aveu d'un administrateur, "ce conflit est rageant alors que l'Île-de-France est l'un des plus mauvais élèves en termes de dépistage du cancer". Plusieurs sources dénoncent une perte d'énergie qui nuit selon eux à l'action médicale du centre. Sur la période 2021-2022, en région parisienne, le taux de dépistage du cancer du sein plafonnait à 36,9 % contre 47,7 % à l'échelle nationale, 31,3% pour le cancer colorectal contre 34,3% à l'échelle nationale, selon les chiffres communiqués par l'institut du cancer.
* Le prénom a été modifié
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