L'abbé Pierre accusé de violences sexuelles : quelles peuvent être les suites judiciaires ?

Le religieux, mort en 2007, ne peut plus faire l'objet de poursuites, tandis que la plupart des faits risquent d'être considérés comme prescrits. En outre, les poursuites pour "non-dénonciation" s'annoncent compliquées sur le plan pénal.
Article rédigé par Linh-Lan Dao
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L'abbé Pierre est reçu au ministère des Affaires sociales et de l'emploi, le 11 janvier 1988 à Paris. (PIERRE GUILLAUD / AFP)

Il a été une personnalité adulée par les Français. Dix-sept ans après sa mort, l'abbé Pierre est désormais décrit comme un prédateur sexuel. Après la publication, au cours de l'été, de deux rapports commandés par le mouvement Emmaüs et la Fondation Abbé-Pierre, 24 femmes l'accusent désormais de violences sexuelles, avec notamment des baisers, des masturbations et de fellations forcés.

Après le second rapport du cabinet spécialisé Egae, rendu public par la fondation vendredi 6 septembre, plusieurs associations ont réclamé des suites judiciaires. "Je trouve ça scandaleux que la justice soit silencieuse", a ainsi dénoncé sur franceinfo Arnaud Gallais, cofondateur de l'association de défense des droits de l'enfant Mouv'Enfants. Ce dernier exige une "autosaisine du parquet" au nom de la "dignité pour les victimes". Reste à savoir quelles suites judiciaires pourraient être envisagées.

Impossible de juger l'abbé Pierre après sa mort

Puisqu'il est décédé, l'abbé Pierre ne peut plus faire l'objet de poursuites judiciaires. "Les actions au pénal contre lui sont irrecevables car éteintes", rappelle à franceinfo Benjamin Moron-Puech, professeur de droit privé et de sciences criminelles à l'université Lumière Lyon 2. Par ailleurs, la plupart des faits relatés sont prescrits, estime auprès de franceinfo l'avocate Carine Durrieu Diebolt, qui défend les victimes de viols et d'agressions sexuelles.

Mais "pour la parole des femmes qui témoignent, ce serait important qu'elles soient entendues par la justice française", a estimé vendredi sur franceinfo la cofondatrice du collectif Action juridique féministe, Violaine de Filippis-Abate. Si l'avocate estime que les suites judiciaires "semblent peu probables", elle souligne que "le parquet peut quand même ouvrir une enquête pour des faits prescrits" dans le but de "recueillir la parole des victimes et faire le point sur ce qu'il s'est passé".

Plusieurs recours s'offrent également aux victimes, notamment l'action en responsabilité civile. Celle-ci a pour fonction de réparer un dommage, à la différence de la responsabilité pénale, qui vise à sanctionner l'auteur d'un comportement délictueux. "Les actions contre sa succession et contre des structures pour lesquelles il travaillait sont possibles", estime auprès de franceinfo Benjamin Moron-Puech, professeur de droit. Selon le spécialiste, les motifs invoqués pourraient être la "faute pour négligence en raison de l'inaction" et la "responsabilité du fait d'autrui".

Les organisations caritatives, leurs membres et leurs responsables avaient-ils connaissance de ces accusations ? Et si oui, qu'ont-ils fait ? La justice pourrait chercher à établir des responsabilités. "Comment se fait-il que l'abbé Pierre, pour des faits allant des années 1950 aux années 2000, ait pu agir de la sorte sans que ce soit dit, dénoncé ?", s'est interrogé le directeur général de la Fondation Abbé-Pierre, Christophe Robert, samedi sur France 5Dans Le Parisien, Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), a estimé samedi que le religieux "ne pouvait pas se cacher", et qu'il y avait donc "forcément des dizaines de personnes qui ont vu" et "n'ont rien dit". Si c'est le cas, "des procédures en non-dénonciation de crimes ou de délits peuvent être mises en œuvre", selon l'avocate Carine Durrieu Diebolt.

Des preuves matérielles difficiles à réunir

Plusieurs alertes semblent avoir été ignorées, voire étouffées. Dans le premier rapport (PDF) d'Egae publié en juillet, une des victimes raconte avoir prévenu les responsables de la communauté d'attouchements commis par le prêtre en 1995 : "Ils restaient de marbre. Je m'étais dit : 'Ils protègent un truc. C'est malsain.'" Une autre victime d'attouchements, salariée au siège d'Emmaüs international, dit avoir aussi averti en 1992 les dirigeants, qui lui auraient répondu : "On pensait qu'il s'était calmé." "La consigne était donnée aux collègues féminines de ne pas aller voir l'abbé Pierre seules", selon une autre salariée. En somme, "toute une génération savait que l'abbé Pierre dérapait", témoigne une personne proche du mouvement, entendue dans le cadre de l'enquête.

Le deuxième rapport publié en septembre fait état d'accusations parfois très anciennes, datant par exemple d'un voyage du prêtre à New York en 1955. Une victime déclare avoir subi "un contact sur les seins" en 1981 a écrit une lettre, 24 ans plus tard, à la fraternité des Capucins à Paris, communauté à laquelle le religieux appartenait. Ce courrier a été retrouvé dans les archives du diocèse de Grenoble-Vienne, qui a entrepris des recherches après les récentes révélations. Le courrier avait été transmis au diocèse, auquel le prêtre avait été rattaché. Pour autant, l'évêque actuel assure que l'institution n'était "pas au courant"

"La question du point de départ de la prescription fera débat"

Engager la responsabilité pénale des structures pour lesquelles l'abbé Pierre a travaillé s'annonce cependant délicat. "Il faut la preuve que l'information a été portée à la connaissance des instances cléricales. Il faut joindre au dossier les lettres qui ont été adressées, et celles de réponse", pointe Carine Durrieu Diebolt. Passible de trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende, cinq ans et 75 000 euros lorsque la victime est un mineur de 15 ans, selon le Code pénal, le délit de non-dénonciation est prescrit au bout de six ans à compter de la date où l'auteur prend connaissance des faits. En cas de procès, "la question du point de départ de la prescription fera débat", anticipe Carine Durrieu Diebolt. "Est-ce qu'il sera reporté ou non au moment où le parquet, les instances juridiques sont informées de la non-dénonciation des faits ?", interroge l'avocate.

En parallèle de la justice, les victimes peuvent aussi tenter de demander une indemnisation financière auprès de deux organismes mis en place par l'Eglise catholique en 2021 : l'Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr) et la Commission reconnaissance et réparation (CRR). "Ces procédures n'ont pas vocation à se prononcer sur la culpabilité des agresseurs, mais uniquement à allouer une réparation financière aux victimes, plafonnée à 60 0000 euros", rappelle l'avocate Carine Durrieu Diebolt. Les instances sont toutefois critiquées par plusieurs associations, notamment pour leur lenteur et leur proximité avec l'Eglise. 

La présidente du Corref plaide pour la création d'une instance de réparation pour les victimes de l'abbé Pierre. "Ce n'est pas une simple rencontre dont les victimes ont besoin, mais qu'une institution reconnaisse sa responsabilité. Ici, c'est sans doute ce qui échoit au mouvement Emmaüs", a détaillé Véronique Margron auprès du Parisien. Le directeur général d'Emmaüs International a dit, lundi 9 septembre, "réfléchir" à une forme d'indemnisation des victimes. "C'est une question très importante sur laquelle nous travaillons", a déclaré le responsable de l'association, interrogé sur la question d'une indemnisation sur RTL.

De son côté, la Fondation Abbé-Pierre, qui va changer de nom, a annoncé vendredi sur son site la constitution d'une commission d'experts indépendants "afin notamment de comprendre et d'expliquer les dysfonctionnements qui ont permis à l'abbé Pierre d'agir comme il l'a fait pendant plus de 50 ans".

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