Harcèlement sexuel : quand les entreprises achètent le silence des femmes
C’est une pratique taboue : de nombreuses entreprises passent des transactions avec des salariées victimes de harcèlement sexuel pour qu’elles renoncent à toute poursuite aux prud'hommes, pour ne pas les avoir protégées.
Depuis des années, en toute discrétion, des accords sont passés entre des employeurs et des salariées qui ont été victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail. Ces victimes ont souvent été licenciées après avoir été déclarées inaptes par la médecine du travail suite à un arrêt maladie.
La transaction intervient lorsqu’elles annoncent qu’elles veulent saisir le conseil des prud’hommes pour faire valoir que leur licenciement est la conséquence de leur harcèlement. "Face au risque de médiatisation de ces dossiers de harcèlement sexuel qui sont graves, l'employeur veut faire en sorte que ce dossier puisse devenir confidentiel, en particulier quand ce sont de grandes entreprises, explique Maude Beckers, avocate spécialiste en droit des discriminations au travail. Et la manière de rendre un dossier confidentiel, c'est de signer une transaction." Une transaction qui consiste en une indemnité versée à la victime pour son préjudice, en contrepartie de laquelle elle s’engage à abandonner toute poursuite et à garder le silence sur son harcèlement et sur la transaction.
"C’est un latin, il est très tactile"
Il est difficile de savoir si ces accords sont nombreux, car il n’existe pas de chiffres officiels. Par nature, une transaction est secrète. Mais il semble que cette pratique soit très répandue. Selon plusieurs cabinets d’avocats que nous avons contactés, les transactions peuvent représenter entre un quart et jusqu’à 90 % de leurs dossiers de harcèlement sexuel. Cela s’explique par le fait que "les employeurs ont une responsabilité civile et pénale, quand des faits de harcèlement ont été commis sur le lieu de travail", rappelle Leila Hamzaoui, avocate en droit social qui défend les employeurs.
Nous avons rencontré de nombreuses victimes de harcèlement sexuel au travail qui se sont vu proposer une transaction. Certaines ont accepté de renoncer à des poursuites contre leur employeur en échange d’argent. C’est le cas de Claire*, une femme de 37 ans. Ancienne cadre supérieure dans une administration, elle a été harcelée en 2016 par son directeur pendant plusieurs mois. "Il vient d’être nommé et débarque dans mon bureau, raconte-t-elle. À ma grande surprise, il s’installe derrière mon ordinateur, contre moi. Pendant que je déroule ma présentation, il pose la main sur la mienne, puis il se met à la caresser."
Je suis pétrifiée, je lui fais sentir que je ne suis pas à l’aise mais il reste collé à moi.
Claire, salariée harceléeà franceinfo
Le lendemain, Claire prévient sa supérieure, expliquant qu’elle n’a rien fait pour provoquer ce genre de comportement. On lui répond alors : "C’est peut-être ça qui l’excite. C’est un latin, un Sicilien, il est très tactile." Dans les semaines qui suivent, c’est l’escalade. "Il a mis en place un système : il me fait convoquer dans son bureau plusieurs fois par jour par ses secrétaires, pour des faux prétextes. J'ai parfois 15 appels en absence en deux heures. J’ai la peur au ventre. Je pleure en allant au travail."
L'inspection du travail botte en touche
Claire alerte sa supérieure toutes les semaines pendant quatre mois. Mais rien ne se passe. Elle prévient donc la médecine du travail et l’inspection du travail, qui bottent en touche. "Personne ne bougeait parce que c’était un monsieur impressionnant, imposé par la direction nationale et connu pour ses crises de colère" explique-t-elle. Un jour, alors que nous sommes seuls dans son bureau, il essaie à deux reprises de me forcer à l'embrasser". Elle porte plainte.
Épuisée, elle est arrêtée pendant un an. Après une enquête interne, son agresseur sera licencié, mais Claire sera déclarée inapte et licenciée à son tour. Elle décide alors de saisir les prud’hommes dans l’espoir que son inaptitude soit reconnue comme la conséquence du harcèlement qu’elle a subi, et que son employeur soit sanctionné.
L’argent ne répare pas tout
Son avocate lui conseille alors de négocier un accord à l’amiable. Claire accepte et obtient 100 000 euros. En contrepartie, elle a l’obligation de ne jamais évoquer le harcèlement qu’elle a subi et d’abandonner ses poursuites aux prud’hommes. Aujourd’hui, elle n’a toujours pas retrouvé un travail équivalent. "On peut avoir l’impression que le problème est résolu parce que j'ai eu un chèque, explique-t-elle, amère. Mais je trouve que c’est une grosse injustice, parce qu'il a fallu que j’alerte ma hiérarchie, la médecine du travail, les syndicats, que j’aille jusqu’à perdre mon travail et que je menace de saisir les prud’hommes pour qu'on me croie."
Les victimes qui vivent mal le fait d’avoir signé une transaction ne sont pas rares. Rachel Saada, avocate en droit social, reconnaît que "la transaction peut créer de la frustration, parce que ça n’est pas public, parce qu'il n'y a pas de condamnation, et parce que ça n'a rien changé dans l'entreprise au bout du compte.”
La majorité des victimes que nous avons rencontrées ont accepté une transaction parce qu’elles avaient envie de tourner la page rapidement. Mais une autre raison est avancée par Marilyn Baldeck déléguée générale de l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) : "La plupart des victimes acceptent des transactions faute de mieux, faute de se sentir capable d’affronter une procédure judiciaire, sa longueur, son coût, les attaques incessantes à leur encontre. La plupart disent que si les procédures judiciaires étaient plus courtes et moins chères, elles auraient refusé la transaction".
"95% des victimes ont perdu leur emploi"
Selon l’avocate Rachel Saada, "ces femmes n'ont souvent pas les moyens d’aller en justice pour un procès long et très éprouvant, car cette affaire les a fragilisées. Elles ont perdu leur travail, et se retrouvent soit avec des allocations maladie soit avec une allocation chômage. Donc grosso modo elles ont perdu entre 40 % et 50 % de leurs revenus."
La perte d’emploi pour les victimes de harcèlement sexuel est très fréquente, confirme Marylin Baldeck : "Dans nos dossiers, 95 % des salariés qui ont dénoncé du harcèlement sexuel ont perdu ou finissent par perdre leur travail." Si les victimes perdent leur emploi, c’est principalement parce qu’elles n’ont plus la force d’y rester. "Ces violences entraînent des désordres physiques et psychiques extrêmement importants, poursuit-elle. Les victimes ne peuvent pas conserver leur travail parce que leur état de santé ne le permet plus, et c'est pour ça qu'elles sont très régulièrement licenciées pour inaptitude."
Une clause qui interdit de témoigner dans un autre procès
Une étrange clause est quasi systématiquement incluse dans les transactions. Elle prévoit, en plus du silence que les victimes doivent observer, une interdiction de témoigner dans tout autre procès pour harcèlement sexuel, dans lequel leur entreprise serait amenée à se justifier. "C'est une pratique que les cabinets anglo-saxons ont largement répandue et c'est donc très fréquent, explique l’avocate Rachel Saada. Mais ces clauses ne sont pas licites. C’est de l’intimidation. J’estime qu’il n'est pas question d'interdire à une personne de témoigner de faits dont elle aurait pu être témoin."
C'est comme si on disait à la personne qui a signé : maintenant que tu as obtenu la somme que tu voulais, tu dois te taire à jamais.
Rachel Saada, avocateà franceinfo
Plusieurs avocats confirment que ces clauses posent problème. Parmi eux, l’avocate Maude Beckers : "C'est de la subornation de témoins selon la définition pénale, c'est-à-dire qu'on donne une somme d'argent à une femme et on lui dit : "Vous ne pourrez plus témoigner", donc on achète le silence d'un témoin potentiel. Moi j'essaye de me battre pour que ces clauses n'existent pas mais je vous avoue que c'est très rare de réussir à les faire supprimer."
(*) le prénom a été modifié.
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