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Enquête franceinfo "Une véritable arme à portée de main" : quand le spectre de la soumission chimique plane sur les violences faites aux femmes

Article rédigé par Eloïse Bartoli
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
L'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) définit la soumission chimique comme l'administration, à des fins criminelles ou délictuelles, de substances psychoactives à l'insu de la victime ou sous la menace. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
En quatre ans, 233 cas "vraisemblables" d'administration de médicaments à des fins criminelles ont été recensés en France. Si ce phénomène passe encore largement sous les radars, il a été mis en lumière par l'affaire Joël Guerriau.

"On peut tous subir ce que j'ai subi." Visiblement émue, la députée Sandrine Josso a témoigné pour la première fois, lundi 20 novembre, sur le plateau de "C à vous", depuis la révélation de l'affaire Joël Guerriau. L'élue accuse le sénateur de l'avoir droguée en vue de l'agresser sexuellement ou de la violer lors d'une soirée au domicile parisien de son collègue. Des prélèvements ont révélé la présence d'ecstasy dans son organisme, drogue également retrouvée lors d'une perquisition chez Joël Guerriau. "Je ne viens pas pour parler de moi, a assuré Sandrine Josso, encore bouleversée. Je viens pour parler de ce fléau [la soumission chimique]. On ne peut plus détourner le regard."

Dans une enquête de 2021, l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) définit la soumission chimique comme l'administration, à des fins criminelles ou délictuelles, de substances psychoactives à l'insu de la victime ou sous la menace. Elisabeth*, elle aussi, tient à alerter sur ce danger. Elle se souvient précisément du couloir étroit menant à la cuisine de l'appartement familial dans lequel elle a grandi. Au milieu se trouvait une armoire à pharmacie et, à l'intérieur, des médicaments par dizaines : calmants, antihistaminiques, antiépileptiques… "J'en ai toujours eu cinq à six brefs souvenirs qui survenaient régulièrement, je vivais avec", raconte-t-elle. Elle se revoit aussi, à neuf ans, dans un train à couchettes avec son père, ingérant à plusieurs reprises des comprimés rangés dans une petite boîte.

"Je vomissais beaucoup quand je revenais de certaines sorties avec mon père, je ne dormais presque plus."

Elisabeth, victime de violences intra-familiales

à franceinfo

Près de cinquante ans plus tard, la brume s'est levée sur ses souvenirs et, le 15 juin 2019, la sexagénaire a décidé d'adresser un signalement au procureur de la République. Tout comme sa sœur, elle déclare avoir été victime de viols et d'"abus" à répétition, de ses 3 à ses 13 ans. Des violences commises par son père et plusieurs membres de son entourage, qui auraient été facilitées par un état quasi constant de soumission chimique à divers médicaments et par l'amnésie traumatique, qui a permis à Elisabeth "de survivre à l'indicible".

Des centaines de cas "vraisemblables"

Tombé sous le coup de la prescription, le signalement d'Elisabeth n'a pas abouti. Mais son père est également visé par une plainte pour inceste sur sa petite-fille, lorsque celle-ci était encore mineure. Une information judiciaire pour viols a été ouverte à son encontre en 2022 et les investigations sont toujours en cours, précise le parquet de Paris à franceinfo. Elisabeth l'assure : si elle avait eu accès à la totalité de ses souvenirs, les violences sexuelles ne se seraient pas reproduites sur sa fille, des années après.

Médiatisée au moment du mouvement #Balancetonbar et après la multiplication de plaintes pour des piqûres en boîte de nuit en 2022, la soumission chimique n'est pour autant pas un phénomène récent. Depuis 2003, l'ANSM réalise une enquête annuelle pour en évaluer l'ampleur. Sur les quatre dernières années, 233 cas "vraisemblables" de soumission chimique ont été recensés sur le territoire, chiffre Leïla Chaouachi, experte nationale auprès de l'ANSM, qui a dirigé cette étude. Près de 60% se sont produits dans le cadre du domicile, dont la majorité dans un contexte privé impliquant, pour la moitié des cas, la sphère intra-familiale.

Comme pour Elisabeth, il s'agit majoritairement de situations de violences sexuelles, "de viols conjugaux, de viols et agressions sexuelles incestueux", ajoute Leïla Chaouachi. Certaines affaires concernent également des enfants "battus chimiquement". Cela prend par exemple la forme d'un "usage répété de la chimie pour 'mater' les enfants". "Au lieu de leur lire une histoire pour dormir, on leur donne un somnifère", détaille l'experte.

Des médicaments "faciles à se procurer"

Pour prendre l'ascendant sur leurs victimes, les agresseurs ont recours à différents produits, souvent présents dans les tiroirs des Français. Contrairement aux idées reçues, le GHB, présenté dans les médias comme "la drogue du violeur", est rarement impliqué dans les situations de soumission chimique avérées, insistent les spécialistes contactés par franceinfo. "Les médicaments utilisés sont faciles à se procurer, c'est une véritable arme à portée de main", explique Sophie Tellier, responsable du Centre d'orientation, de recherche et d'assistance légale face aux infractions sexuelles (Coralis) de la Maison des femmes de Saint-Denis.

"La majorité du temps, il s'agit de médicaments disponibles sous ordonnance ou en libre-service, des somnifères, des antihistaminiques, des anxiolytiques..." confirme Caroline Darian. Sa mère, Françoise, a été violée durant plusieurs années par au moins 51 hommes, alors qu'elle dormait sous l'effet de différentes substances administrées par son époux. Deux photos de Caroline, inconsciente et en sous-vêtements, ont également été retrouvées dans l'ordinateur de celui qu'elle appelle dorénavant son "géniteur".

"La soumission chimique est l'une des briques des violences faites aux femmes et aux enfants."

Caroline Darian, autrice du livre "Et j'ai cessé de t'appeler papa"

à franceinfo

Alors qu'un procès devrait se tenir devant la cour criminelle du Vaucluse en 2024, la jeune femme tente à présent de sensibiliser le grand public au danger de la soumission chimique. Elle a d'abord publié un livre, Et j'ai cessé de t'appeler Papa (éd. JC Lattès), qui retrace son histoire. Puis elle a lancé, en mai, la campagne #Mendorspas, accompagnée d'une pétition. Cette initiative vise notamment à sensibiliser les professionnels de santé aux spécificités de cet usage criminel de substances, alors que la détresse de sa mère est restée sous les radars durant plusieurs années.

"Elle a consulté trois neurologues, fait un scanner... Ça n'a rien révélé et les médecins ne sont pas allés plus loin : on ne cherchait pas au bon endroit, il fallait faire une analyse toxicologique", juge la jeune femme. Convaincues de la nécessité de mettre en place un plan de grande ampleur, Caroline Darian et ses équipes se sont entretenues début juillet avec le ministre de la Santé de l'époque, François Braun, pour demander la création d'un groupe de travail interministériel et interdisciplinaire sur le sujet. Une requête au devenir incertain, alors que le gouvernement a depuis été remanié.

Des violences "complètement sous-évaluées"

Les analyses sont le nerf de la guerre de la lutte contre la soumission chimique : elles permettent d'étayer ce qui, jusqu'à présent, ne relevait que de la suspicion. "Il faudrait que tous ceux qui entendent parler d'étourdissements, de perte de mémoire, d'absences, qu'ils soient de la famille, des amis ou du personnel médical, aient le réflexe de penser à la possibilité d'une soumission chimique", insiste Caty Richard, avocate de Caroline Darian. Dans sa carrière, elle a défendu plusieurs clientes ayant été victimes du même procédé. Elle réclame "qu'en cas de doute" des analyses soient réalisées de manière systématique.

Pour détecter cette soumission chimique, les analyses de sang et d'urine doivent être réalisées dans les premières heures, voire les premiers jours, après la possible ingestion de substance. "Si on a loupé le coche pour tester le sang et les urines, on peut reconvoquer la victime trois à cinq semaines après les faits présumés pour tester les cheveux", déroule la colonelle Sandrine Sabini, responsable du département de toxicologie de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN).

"Le cheveu est une matrice qui permet de retracer l'historique de ce qui a été ingéré."

Sandrine Sabini, responsable du département de toxicologie de l'IRCGN

à franceinfo

L'étape d'après pour la victime consiste à porter plainte. Une démarche particulièrement difficile, notamment dans le cadre des violences intra-familiales, déplore Sophie Tellier. La responsable de l'unité Coralis de la Maison des femmes de Saint-Denis voit régulièrement passer de possibles cas de soumission chimique dans le cadre de viols conjugaux, ou encore d'affaires de proxénétisme sur mineur.

Elle a pris l'habitude de réaliser des prélèvements en cas de suspicion, même si la victime ne souhaite pas déposer plainte dans l'immédiat. Prélèvements qu'elle conserve trois ans sous scellés, avant de les détruire. "En complément, nous réalisons également des tests rapides qui permettent de dépister des drogues d'usage fréquent comme la cocaïne ou les dérivés de morphine... Lorsqu'ils s'avèrent positifs, cela peut encourager l'autorité judiciaire à faire des tests plus poussés", explique la médecin légiste.

Actuellement, les situations de soumission chimique sont principalement mises au jour "en cas d'accident, c'est-à-dire de surdosage ou de dépression respiratoire, et si on arrive à exclure un problème organique", déplore le toxicologue et pharmacien Pascal Kintz. "La soumission chimique intra-familiale est complètement sous-évaluée", insiste-t-il. Un constat partagé par Caroline Darian, selon qui "de nombreuses femmes victimes s'ignorent". "L'idée n'est pas de tomber dans la paranoïa, assure-t-elle. Mais d'avoir conscience que cela peut arriver à tout le monde, et d'autant plus dans la sphère privée."

* Le prénom a été modifié.

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