La "grossophobie médicale" n'est pas qu'orale. Elle passe aussi par l'usage d'instruments et de machines inadaptés au corps des patients. "Quand on arrive en salle d'attente et qu'il y a des fauteuils avec accoudoirs, on ne peut pas s'asseoir, décrit Daria, cofondatrice du collectif Gras politique. Aux urgences, nos fesses ne passent pas dans un fauteuil roulant standard", raconte la trentenaire. Lors d'une de ses consultations, sa tension a été mal prise car le brassard était trop petit. Le médecin lui annonce qu'elle fait de l'hypertension. "Un second examen m'a montré que c'était faux. Mais ça l'arrangeait bien puisque, évidemment, dans leur vision des choses, tous les obèses font de l'hypertension."
Même les consultations spécialisées pour l'obésité peuvent tourner à la parodie. "Avant de faire mon by-pass, j’ai dû faire des examens pré-opératoires. Je devais monter sur une machine pour être mesurée, mais elle ne supportait pas mon poids. On a pris mes mesures debout sur le carrelage, sans ménagement, se souvient Claudia, de l'association Allegro Fortissimo. Est ce que ça a été bien fait ? Je n'en sais rien. Est ce que les médecins m'ont considérée comme une personne à ce moment-là ? Pas sûr non plus."
En plus de cette humiliation et de ces risques d'erreurs médicales, certains soignants évoquent aussi la conception juridique de la "perte de chance". "L'absence de matériel adapté et l'organisation pour les prendre en charge prend plus de temps, ce qui réduit leur chance de guérison, voire de survie", explique Cédric, infirmier en réanimation dans un hôpital en région parisienne. En "réa", les patients arrivent à la suite d'une complication post-opératoire, d'une aggravation brutale de leur état de santé, ils doivent être soignés dans l'urgence. "Lorsqu'une personne qui pèse plus de 200 kilos arrive, on sait que ça va être la galère, on n'a rien d'adapté et on doit faire très vite", raconte l'infirmier.
Parfois, les huit soignants de son service sont appelés pour soulever un patient ou doivent faire appel à des collègues d'un autre service. "Rien que de passer d'un bâtiment A à B, puis d'appeler une ambulance spéciale et une escorte de police, ça prend un temps fou. Ce qui doit se faire en 15 minutes passe à 45." L'examen au scanner, contrôle basique, devient une véritable opération. Comme l'hôpital ne dispose pas de machine IRM adaptée, "dans de rares cas, on envoie les patients en clinique vétérinaire". "Je sais que c'est extrêmement humiliant, mais on n'y peut rien, les centres vétérinaires sont mieux équipés, et les soignants ont l’habitude de travailler avec des animaux très lourds…" justifie Cédric.
Après la réanimation vient la période de convalescence. Dans ces instants de fragilité, les patients obèses ont aussi un traitement à part. "Certains sont placés dans des lits à barreaux trop petits. Leur corps dépasse, le matelas se dégonfle, le lit s'effondre, on finit par les allonger sur une planche de bois, poursuit l'infirmier. Lorsqu'on doit faire des piqûres, on n'a pas toujours d'aiguilles suffisamment longues, donc on pique mal."
L'utilisation d'outils inadaptés est aggravée par le manque cruel de soignants. Dans son service, Cédric est souvent seul pour s'occuper de quatre patients. Si un cathéter (tube inséré dans une cavité du corps) est destiné à être changé tous les trois ou quatre jours, "pour les personnes obèses, ça va parfois jusqu'à quinze jours, parce qu'on n'a pas assez de personnes pour le faire, du coup ça augmente le risque d'infection." Si chaque patient a le droit à une toilette quotidienne, un patient obèse peut attendre plusieurs jours pour être lavé. "Une fois, une personne était tellement grosse qu'on ne l’a pas lavée ni tournée pendant dix jours. On n'était pas assez nombreux, le matériel n’était pas fait pour."
Pour l'infirmier, ce contexte "favorise les violences". "On est toujours en flux tendu, on se sent dépassé et démuni." Lorsqu'un patient obèse arrive dans le service, "ce n'est pas de la phobie, on a l'habitude, mais il nous renvoie à notre propre échec, et c'est là qu'il peut y avoir des paroles, des gestes inadaptés."