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Enquête franceinfo Notes gonflées, clientélisme... "La corruption institutionnalisée" règne-t-elle vraiment dans les écoles de commerce ?

Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Des livres pour les étudiants disponibles au salon européen de l'Education à Paris, le 11 mars 2016. (MAXPPP)

Dans une tribune publiée dans "Le Monde", l’économiste Michaël Lainé a dressé un tableau très noir de l'école de commerce où il a enseigné. Niveau faible des étudiants, comportement clientéliste de certains… Franceinfo a enquêté sur la réalité de ces accusations. 

"Monsieur, je paye votre salaire de prof, donc je fais ce que je veux." Attablé dans un café près de la gare du Nord à Paris, Michaël Lainé se souvient très bien de cette phrase lancée par une étudiante de troisième année. Cet économiste a donné des cours entre 2017 et 2018 dans une école de commerce, expérience de laquelle il a tiré une tribune assassine publiée dans Le Monde, le 21 septembre. "Je leur avais demandé d’imaginer un jeu de société sur les institutions européennes et cette étudiante faisait complètement autre chose", se souvient-il. Le quadragénaire, membre des Economistes atterrés et désormais chargé de cours à Sciences Po Lille, la reprend. "Et là, elle me sort cette phrase. Je suis choqué. Je vois les sourires complices de ses camarades. J’essaye de leur expliquer ce qu’est le mérite. Ils riaient tous", détaille-t-il, avant d’avoir l’idée de leur lancer : "Et votre futur employeur, vous allez le payer pour qu’il vous embauche ?"

Michaël Lainé a démissionné au bout d’un an, refusant de "cautionner ces pratiques de corruption institutionnalisée". D’après lui, les étudiants viennent acheter un diplôme plutôt qu’acquérir des connaissances, le tout avec la complicité de l’administration scolaire. Des propos qui font bondir les directions des écoles de commerce. "C’est un tissu de bêtises cette tribune, il dit des choses non vérifiables, il n’y a aucune méthodologie, je trouve ça minable", tacle Alice Guilhon, présidente du Chapitre des écoles de management à la Conférence des grandes écoles. "Ce sont des propos d’un extrémiste. On ne parle pas de cette manière-là, surtout quand on a mangé dans la soupe", renchérit Bernard Belletante, le directeur de l’EM Lyon. Alors, qui dit vrai ? Franceinfo est allé vérifier si les affirmations de cette tribune s'appliquent effectivement aux écoles de commerce reconnues par l'Etat et considérées comme les meilleures de France.

"Une incapacité à prendre des notes et à conceptualiser"

Premier grief de Michaël Lainé à l’encontre de ces business schools : le niveau des élèves. "A quelques mois du diplôme, la plupart ne savent pas ce qu’est un seuil de rentabilité ; la vue d’un bilan ou d’un compte de résultat les effraie aussi sûrement qu’un crucifix terrorise les vampires ; leur anglais est incompréhensible pour qui ne parle pas français ; calculer un taux de croissance suscite le désarroi, même parmi les 'bons éléments'", écrit-il dans Le Monde. 

Certains étudiants dénoncent la confusion faite par Michaël Lainé entre les très bonnes écoles de commerce et celles moins réputées. "Il généralise son expérience, ça me paraît absurde, assure Théophile, 24 ans, diplômé cette année d’HEC, première école de commerce du classement Sigem. Tous les élèves qui rentrent à HEC ont un niveau en maths, par exemple, bien supérieur à celui qu’on leur demandera plus tard, sauf peut-être en finances. Ça dépend du type d'écoles, il y a plusieurs mondes dans ce milieu, il ne faut pas tout confondre."  

Le directeur de la recherche de l'école incriminée, qui ne figure pas dans le classement Sigem (qui fait référence) des écoles de commerce, s'offusque d'ailleurs que Michaël Lainé ne distingue pas ses élèves de ceux intégrant les meilleures écoles : "Ici, ce n’est pas HEC. Des patrons du CAC 40, il n’y en pas tellement chez nous. En revanche, un quart d’entre eux crée son entreprise à la sortie." 

Si monsieur Lainé a trouvé étonnant que les étudiants de notre école ne soient pas aussi vivaces que ceux d’HEC, alors il ne mérite pas son salaire.

Le directeur de la recherche de l’école visée dans la tribune du "Monde"

à franceinfo

Pourtant, plusieurs enseignants rejoignent Michaël Lainé sur le niveau des élèves, même dans les écoles les plus cotées. "Ils ne sont pas au niveau et ça se dégrade", remarque Michel*, cadre dans l’industrie et enseignant RH depuis 2008 dans de multiples écoles de commerce. Certes, il y a des écoles où l’on trouve des pépites mais, en général, il y a une incapacité à prendre des notes et à conceptualiser. Les fondamentaux, la capacité rédactionnelle, ils ne l’ont pas." Il se souvient, par exemple, d'avoir proposé à HEC un module d’enseignement avec l’un de ses collègues : "On nous a répondu que ce que l’on donnait était trop exigeant. Mais l’investissement que l’on va demander à des consultants à la sortie de l’école est dix fois supérieur à ce que l’on proposait."

Quand j’ai commencé en gestion financière, j’étais catastrophé du niveau des étudiants. C’est parfois déroutant, 90% ne maîtrisaient pas la règle de trois alors que l’on est à bac+5.

Stéphane*, enseignant en communication et marketing

à franceinfo

Alors, Stéphane a "changé sa façon d’appréhender les choses". Ce patron d’une agence événementielle donne désormais chaque année, en début de cours, "un QCM sur les bases" qu’il repropose à la fin de l’année. "L’année dernière, on est passé de 1,5 à 7 sur 10, rapporte-t-il. Si je raisonne en termes de niveau, c’est souvent désespérant, mais maintenant, je priorise la progression pédagogique."

Un billet de 50 euros pour caler une table ?

Une méthode qu’a également expérimentée Michaël Lainé. En vain. Car le principal problème est ailleurs, selon lui : "Les étudiants sont intolérants à l’ennui, au travail, ils sont blasés, s’en foutent et moi, je suis comme un objet." Conséquence : certains dérapent en cours. "Je me souviens d’un cours de troisième année où un étudiant comptait une liasse de billets, déclenchant l’hilarité de ses camarades, ou encore de cette élève qui calait sa table avec un billet de 50 euros. Une autre fois, un élève, habillé de la tête aux pieds aux couleurs de l'équipe de foot du Borussia Dortmund, chauffait la salle pendant que je parlais. J’ai trouvé ça très choquant."

Là encore, ses propos provoquent un rire moqueur du côté des directions des écoles. "Il y a des choses complètement folles dans cette tribune, comme cette histoire des 50 euros, c’est n’importe quoi", assure Alice Guilhon, de la Conférence des grandes écoles. "On ne cale pas les tables avec des billets de 50 euros, un individu qui ferait ça passerait en conseil de discipline", ajoute le directeur de l’ex-école de Michaël Lainé. "Est-ce que l’on peut avoir un étudiant un peu arrogant qui la ramène un peu ? Ça ne me paraît pas anormal statistiquement. On en a tous qui dépassent les bornes, mais ils sont recadrés", appuie le directeur de la recherche de cette école.

Les étudiants contactés par franceinfo sont plutôt partagés. "Du dédain pour les profs ? Non, il y avait une forme de discipline", estime Olivier, 24 ans, analyste en Espagne, et diplômé de Neoma, une école parisienne classée 8e au dernier classement du Sigem. "Les élèves peuvent être dissipés, il peut y avoir une certaine nonchalance vis-à-vis des cours, mais pas de mépris pour les profs", affirme Frédéric, 28 ans, diplômé d’une école Ecricome, association dont font partie deux écoles : Neoma et Kedge.

Le coup des billets pour caler la table, on est dans l’imaginaire. En revanche, la fameuse phrase ‘c’est nous votre employeur’, je l’ai entendue une fois ou deux, mais c’est toujours dit en rigolant.

Antoine, 33 ans, diplômé d'une école de commerce

à franceinfo

Pourtant, là encore, certains professeurs dénoncent le comportement des élèves. "Ils sont sur leur téléphone, sur Facebook. On gère des garderies de grands ados", soutient Michel.

"Je ne paye pas pour qu'on me donne des zéros"

Un comportement facile à expliquer, selon ces enseignants : certains étudiants agissent d’abord comme des clients, qui déboursent en moyenne entre 6 000 et 15 000 euros par an de frais de scolarité. "J'avais beaucoup de 'je m'enfoutisme'. Les étudiants venaient de familles aisées, donc c'est 'mes parents payent, on consomme'", pointe un économiste qui a donné des cours dans différentes écoles entre 2008 et 2011. "Les écoles sont souvent dépassées et, devant les enjeux économiques, elles ont fait le choix d’avoir des étudiants-clients, mais l’expérience client se résume souvent à s’évader sur Facebook pour eux", affirme Michel.

En 2017, un enseignant en marketing a tiré de son expérience des écoles de commerce une bande dessinée intitulée Sup de cons. Le livre noir des écoles de commerce, et publiée aux Editions La Différence, sous le pseudonyme de Zeil. Maintenant enseignant aux Etats-Unis, ce dernier se souvient, en particulier, d’une étudiante.

Je lui avais mis zéro à son devoir. Elle m’a répondu : 'Je ne paye pas pour qu’on me donne des zéros.'

Zeil, auteur de "Sup de cons. Le livre noir des écoles de commerce"

à franceinfo

"Il y a une certaine arrogance des étudiants, qui voient les professeurs comme des subalternes. Pour eux, on est d’un niveau inférieur, ils ne finiront pas professeurs mais PDG d’une grande boîte, du moins c’est ce qu’ils pensent, explique Zeil. Ça fait malheureusement partie de la culture école de commerce. On y vient avec comme attente de ne pas avoir à travailler. A moins que l’on ne fasse rien, on aura son diplôme car on a payé, c’est très clientéliste", tacle-t-il.

Et les étudiants interrogés par franceinfo ne sont pas loin de penser la même chose. "C’est un achat de diplômes. On est quasiment sûr d’avoir ce sésame sur notre CV", assure Marie, 27 ans, diplômée d’une école Ecricome. "On se marrait avec les copains. On avait tout le temps des rattrapages du rattrapage. Et si tu n’as pas assez de points, tu as un test final de deux heures pour rattraper tous ceux qu’il te manque", rapporte Julie*, diplômée d’un bachelor d’une école parisienne. Conséquence : elle confesse ne pas y "avoir énormément bossé" car "au fond, on savait qu’on allait tous avoir le diplôme".

Antoine, lui, s’étonne de ce qui s’est passé à son retour de troisième année à l’étranger dans une université écossaise. "Je me suis retrouvé avec un F à la fin de l'année [la plus mauvaise note], les cours étaient durs et il n’y avait pas de négociations possibles pour les notes donc, techniquement, je ne validais pas l’année." Mais surprise, au cours de l’été, alors qu'il rentre en France, ce F transmis par l'université écossaise s'est traduit en un 10/20 tout rond "sans plus d’explications". "Si la note est censée être le reflet des connaissances, ce n’était pas le cas. Mais bon, je ne vais pas m’en plaindre. J’étais loin d’être le seul et personne ne l'a déploré", constate-t-il.

L'administration complice ? 

Ces notes biaisées sont aussi la cible de la tribune de Michaël Lainé. Il raconte ainsi avoir été convoqué par sa direction à la fin du premier semestre, pour s'expliquer sur le 6,5/20 de moyenne générale donné aux cinquième année lors de l’épreuve finale. "Ils m’ont dit : 'Oui, je suis sûr que tu les as notés selon leur niveau, mais tu ne peux pas avoir les mêmes attentes qu’à la fac.' Et ils me demandent de remonter toutes les notes de deux points." Michaël Lainé assure avoir tenté d’argumenter sur le niveau réel des étudiants avant de se résigner à remonter les notes de 0,5 point. Il confie au passage que le directeur de l’école a remonté toutes les notes générales de trois points à la fin de l’année "dans le dos des professeurs", invoquant pour cela "le réalisme commercial".

Au-delà du cas personnel de Michaël Lainé, force est de constater que cette supposée complicité de l’administration avec les étudiants varie d’un établissement à un autre. "Il y a des directeurs qui prennent leur job au sérieux. Une fois, dans ma classe, un étudiant s’est levé et m’a dit : 'J’en ai marre, je pars.' Il a été tout de suite convoqué par le directeur, raconte Zeil. Mais j’ai entendu parler d’un directeur de programme qui remontait les notes."

Il y a une très grande pression sur eux pour avoir des notes de satisfaction des étudiants qui montent chaque année.

Zeil, auteur de "Sup de cons. Le livre noir des écoles de commerce"

à franceinfo

Michel, lui, a été directement confronté à ce type de problème. "C’était l’année dernière. Le niveau des étudiants était pathétique. J’en ai alors eu deux-trois qui ont entraîné le reste de la classe contre moi et j’ai subi une fronde", affirme-t-il. Il s’en ouvre alors au responsable des études. "Il a suivi les étudiants car ce sont ses clients", analyse-t-il. Stéphane a assisté à la scène et confirme la version de Michel : "Ils ont réussi à monter la classe contre lui et ça ne s’est pas conclu par des exclusions, c’est hyper choquant."

Lui a décidé de jouer cartes sur table dès le début de l’année. "Je leur dis : 'je peux parfaitement comprendre que ce que je vous raconte vous emmerde, donc si ça ne vous intéresse pas, vous sortez et vous n’emmerdez pas les autres'. Cette méthode plus franche est dix fois plus efficace." 

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