Ecriture inclusive : cinq questions sur la proposition de loi réduisant son usage, adoptée par le Sénat en première lecture
"Idéologie mortifère" ou "chemin vers l'égalité" ? Le Sénat a voté, lundi 30 octobre, pour une interdiction très large de l'usage de l'écriture inclusive, encouragé par le président, Emmanuel Macron, qui avait dit, plus tôt dans la journée, craindre de voir la langue française "céder aux airs du temps". Les sénateurs ont adopté à 221 voix contre 82 la proposition de loi "visant à protéger la langue française des dérives de l'écriture dite inclusive", portée par la sénatrice Les Républicains (LR) Pascale Gruny. Franceinfo vous résume ce qu'il faut savoir sur ce texte.
1 Qu'est-ce que l'écriture inclusive ?
L'écriture inclusive est une technique d'écriture qui englobe des règles de grammaire et de syntaxe visant à assurer une représentation plus égalitaire des femmes et des minorités de genre dans la langue française. Pour parvenir à cet objectif, plusieurs grands principes peuvent être appliqués, relate le guide pour une communication publique sans stéréotypes de sexe (PDF), publié en 2022 par le Haut Conseil à l'Egalité entre les femmes et les hommes (HCE). En voici quelques-uns.
La féminisation du vocabulaire. Cette technique consiste à féminiser les noms de métiers, les titres et les fonctions pour désigner une femme. En clair, privilégier la formulation "la présidente" à "Mme le président".
La double flexion. Il s'agit de décliner les noms et les adjectifs qui varient en genre, comme lorsqu'un président commence ses discours par "Françaises, Français".
Le point médian. Il s'agit de l'insertion d'un point, différent du point final des phrases, dans un mot, pour signifier qu'on fait en réalité référence à la fois à la forme masculine et féminine de ce mot. On écrit alors "l'étudiant·e" pour dire "l'étudiante et l'étudiant". Le Haut Conseil pour l'égalité recommande le point médian, plus court que la double flexion, pour la pratique écrite uniquement. Il estime aussi qu'un seul point médian est nécessaire, même lorsque ces mots sont mis au pluriel. Il conseille ainsi d'écrire "les citoyen·nes", et non "les citoyen·ne·s".
L'emploi de mots épicènes. Il s'agit de privilégier des termes dont l'orthographe ne varie pas entre la forme masculine et féminine. Plutôt que d'écrire "les étudiants", cette technique propose plutôt d'écrire "le monde étudiant" ou "la communauté étudiante".
L'accord de proximité. Lorsqu'un terme féminin et un terme masculin doivent être accordés en même temps, cette règle propose de faire l'accord en fonction du genre du terme le plus proche du mot accordé. Cela donne par exemple : "Acteurs et actrices se sont montrées satisfaites."
La neutralisation du genre. C'est l'utilisation de mots ne spécifiant pas le genre de la personne qu'ils désignent, soit parce que celle-ci ne souhaite pas que son genre soit mentionné, soit parce qu'il s'agit d'une personne non binaire – qui ne se reconnaît pas strictement dans le genre féminin ou masculin –, soit parce qu'il s'agit d'un ensemble de personnes mixtes. Il s'agit par exemple des pronoms "iel(s)" – contraction de "il(s)" et "elle(s)" – ou "celleux", contraction de "celles" et "ceux".
2 Que contient la proposition de loi LR ?
Le texte de la sénatrice Les Républicains Pascale Gruny demande l'interdiction des "pratiques rédactionnelles et typographiques visant à introduire des mots grammaticaux constituant des néologismes ou à substituer à l'emploi du masculin, lorsqu'il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l'existence d'une forme féminine". Le texte ne vise pas la féminisation des titres, l'emploi de la double flexion ou de mots épicènes, mais les mots tels que "iel" ou "celleux" et le point médian, explique le rapport de la commission de la culture du Sénat (PDF) sur le texte.
Son périmètre d'application est vaste : la proposition de loi prévoit de bannir ces usages pour tous "les documents dont le droit exige qu'ils soient rédigés en français", comme les modes d'emploi, les contrats de travail, les règlements intérieurs d'entreprise, les accords collectifs... Sont également visés les actes juridiques, comme les lois ou les décisions de justice, qui seraient considérés comme irrecevables ou nuls en cas d'emploi de formes proscrites d'écriture inclusive. "Les documents se rapportant à l'enseignement, aux examens et concours et aux thèses et mémoires" sont aussi visés par le texte. En revanche, il serait toujours possible pour un parti, un syndicat ou une association de produire des tracts utilisant l'écriture inclusive.
Certains des usages visés par la proposition de loi sont déjà proscrits par deux circulaires. La première, prise en 2017 par l'ex-Premier ministre Edouard Philippe, "invite" les ministres, "en particulier pour les textes destinés à être publiés au Journal officiel de la République française, à ne pas faire usage de l'écriture dite inclusive". La seconde, prise en 2021 par l'ex-ministre de l'Education nationale Jean-Michel Blanquer, interdit l'usage de l'écriture inclusive dans l'enseignement. Là encore, ces deux circulaires visent surtout l'usage du point médian, et non la féminisation des métiers, des fonctions ou des titres, ou la double flexion, qu'au contraire elles encouragent. Cependant, les députés à l'origine de la proposition de loi LR notent que ces circulaires, si elles sont "bienvenues", pourraient être "facilement remises en cause" et "ne traitent qu'une partie du sujet".
3 Quels sont les arguments de ceux qui défendent l'écriture inclusive ?
L'idée générale de l'écriture inclusive est "de rendre visibles des femmes et des personnes non binaires, à l'oral ou à l'écrit, en s'opposant à l'idée que le masculin et les hommes représenteraient l'universel", résument les chercheuses Marie Loison, Gwenaëlle Perrier et Camille Noûs, dans la revue Cahiers du genre. Elles ajoutent qu'elle consiste pour cela à "bannir l'emploi d'un langage qui reproduit les rapports de genre".
"Les mots que nous employons pour décrire notre environnement sont révélateurs de notre rapport au monde", estime aussi le HCE, ajoutant que "la recherche a montré qu'(...) une forme grammaticale masculine [employée comme neutre en français] renvoie automatiquement à une représentation masculine". "Le langage structure notre pensée : il ne fait pas que la refléter, il l'oriente !", écrivait aussi Eliane Viennot, historienne du langage et autrice du livre Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin !, (éd. iXe) dans une tribune à franceinfo en 2017.
Ses défendeurs rappellent aussi que l'écriture inclusive n'est pas une lubie moderne. Le HCE souligne ainsi que jusqu'au XVIIe siècle, "toutes les femmes étaient nommées au féminin, quels que soient leur métier, fonction ou dignité". Et que l'accord de proximité "est demeuré officiellement toléré jusqu'à la réforme Haby", en 1975. "La disparition de ces féminins, ou leur spécialisation dans un emploi 'conjugal' [la préfète désignant alors la femme du préfet], est un processus initié au XVIIe siècle, sous la pression de l'Académie française (née en 1635)", détaille Eliane Viennot dans sa tribune.
4 Quels sont les arguments de ceux qui s'opposent à l'écriture inclusive ?
La commission de la Culture du Sénat relève trois "difficultés" relatives à l'écriture inclusive, dans son rapport sur la proposition de loi visant à l'interdire. Elle estime d'abord qu'elle est le fruit d'une "démarche militante". "Avec l'écriture dite inclusive, la langue perd sa neutralité intrinsèque pour devenir un marqueur politique et idéologique" de ceux qui se désignent comme "progressistes", "jeunes" et "modernistes", écrit le sénateur LR Cédric Vial.
Par ailleurs, la commission estime que les multiples pratiques de l'écriture inclusive en font "une contrainte importante" dans l'apprentissage de la langue, déjà "menacé" par d'autres évolutions de la langue, telle le "franglais". Enfin, elle estime qu'elle constitue une "menace pour l'intelligibilité et l'accessibilité des textes", notamment législatifs. Et ce, en particularité pour ceux qui souffrent de troubles "dys" (dyslexie, dyspraxie, dysphasie).
5 Ce texte a-t-il une chance d'aboutir ?
Après l'adoption du Sénat lundi soir, il faut désormais que l'Assemblée nationale mette le texte à l'ordre du jour, puis le vote dans les mêmes termes, pour qu'il entre en vigueur. La majorité, qui s'est abstenue lundi soir sur le texte, et qui a déjà un agenda législatif chargé, n'a pas intérêt à demander l'examen de la proposition de loi de la droite. L'ensemble de la gauche est opposé à la restriction de l'écriture inclusive et ne le fera donc pas non plus. Le groupe LR à l'Assemblée pourrait en revanche mettre celle-ci à l'ordre du jour de sa niche parlementaire, en décembre. "Il y a une forte probabilité que ça soit le cas", glisse à franceinfo une source parlementaire LR, en précisant que la décision finale serait connue "la semaine prochaine".
Pour autant, même s'il venait à être débattu dans l'hémicycle, il est peu probable que le texte soit adopté à l'Assemblée, en raison de l'équilibre des forces en présence, moins favorable à la droite qu'au Sénat. Le 12 octobre, une proposition de loi similaire du Rassemblement national avait ainsi été retirée en cours d'examen par les députés, alors qu'elle se dirigeait vers un rejet.
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