Poids des stéréotypes, autocensure, retour en arrière... Comment la réforme du lycée a creusé les disparités entre filles et garçons dans les enseignements scientifiques
Une étude publiée début octobre pointe une baisse de 28% des effectifs de filles dans les enseignements scientifiques depuis 2019. En cause, la réforme du lycée et l'orientation précoce des élèves, qui renforceraient les préjugés liés au genre.
Séliane a choisi trois spécialités scientifiques pour sa classe de première : mathématiques, physique-chimie et sciences de l'ingénieur. La jeune lycéenne girondine raconte pourtant avoir "longtemps hésité" avant de prendre sa décision, l'année dernière, en seconde : "J'avais vraiment peur d'être exclue en me retrouvant avec pratiquement que des garçons." Et pour cause, cette année, elle est l'une des quatre seules filles dans son enseignement de spécialité de sciences de l'ingénieur, contre 12 garçons.
Une telle disparité au sein d'une classe n'est pas un cas isolé. Ces dernières années, les effectifs de filles dans les enseignements scientifiques ont diminué d'une manière "inédite", selon le constat du collectif Maths&Sciences. Dans une étude publiée lundi 3 octobre (PDF), le groupe d'associations scientifiques met en lumière une chute drastique, depuis 2019, du nombre de filles au profil scientifique en terminale ; il est passé d'environ 94 522 avant la réforme du lycée à 67 890 en 2021, soit une baisse de 28%. C'est "un retour en arrière de vingt ans dans la lutte contre les inégalités filles-garçons", précise l'étude.
Contacté par franceinfo, le ministère de l'Education nationale estime que "les choix déterminés par le genre des élèves persistent avec la réforme du lycée mais que celle-ci ne les avait pas aggravés". Largement critiquée dès sa mise en place à la rentrée 2019, cette réforme initiée par le ministre de l'Education de l'époque, Jean-Michel Blanquer, a notamment entraîné la disparition des séries S, ES et L au profit d'une dizaine de spécialités thématiques, que les élèves sont amenés à choisir lors de leur première année de lycée. Pourquoi a-t-elle eu de tels effets sur la représentation des filles dans les enseignements scientifiques ? Quel rôle les stéréotypes jouent-ils dans le comportement et l'orientation des élèves Décryptage.
L'influence de stéréotypes renforcés
En faisant disparaître les séries, la réforme a imposé aux élèves des choix d'orientation précis plus tôt dans leur scolarité. Au milieu de l'année de seconde, les lycéens de voie générale doivent désormais choisir trois spécialités parmi un ensemble de 12 enseignements, qui comprennent notamment cinq disciplines scientifiques. Il s'agit des mathématiques, de la physique-chimie, des sciences de l'ingénieur, des SVT (sciences de la vie et de la Terre) et des sciences informatiques (NSI). Pour l'historienne des mathématiques Anne Boyé, cette orientation a priori "à la carte" a paradoxalement abouti à des "choix dirigés".
"A cet âge-là, les adolescents sont extrêmement influencés par leur famille et les stéréotypes véhiculés par la société."
Anne Boyé, historienne des mathématiquesà franceinfo
Aujourd'hui étudiante en anglais et en sciences politiques, Orane reconnaît une forme d'influence indirecte de la société sur le parcours des filles. "Depuis qu'on est plus jeunes, on nous dit que les sciences ce n'est pas pour nous. Inconsciemment, on se construit comme ça", explique l'ancienne lycéenne. En outre, dans la société actuelle, "les professions restent très genrées", précise Marie Duru-Bellat, sociologue en sciences de l'éducation et du genre. A titre d'exemple, "le milieu de l'informatique est très masculin, illustre-t-elle. Résultat : les filles ne s'orientent pas du tout là-dedans parce qu'elles n'ont pas envie de se retrouver dans un secteur où elles sont minoritaires".
"Les maths, c'est pour les garçons"
Le manque de représentation de figures féminines dans le monde des sciences contribue également au fait que les filles n'arrivent pas à se projeter dans des carrières scientifiques. "Quand on est une fille et qu'on fait des études, on peut ne jamais entendre le nom d'une femme de sciences", déplore Anne Boyé, qui insiste sur la nécessité de donner aux jeunes filles des modèles ; "des figures" mais aussi "des exemples de femmes de sciences de tous les jours, des ingénieures, des informaticiennes, des physiciennes..."
C'est souvent en intériorisant des idées reçues bien connues telles que "les maths, c'est pour les garçons", ou convaincues qu'elles n'auraient pas leur place dans des matières scientifiques, que les filles se tournent vers des matières plus littéraires ou en lien avec les sciences humaines. "Elles font preuve d'une forme d'autocensure", résume Claire Piolti-Lamorthe, présidente de l'Association des professeurs de maths (APMEP).
"Dans l'enseignement secondaire, aucun théorème scientifique du programme ne porte le nom d'une femme."
Claire Piolti-Lamorthe, présidente de l'Association des professeurs de mathsà franceinfo
Plusieurs enseignants interrogés décrivent d'ailleurs cette même autocensure vis-à-vis des mathématiques, au sein même de la salle de classe. "Les filles savent faire, mais elles ne prennent pas la parole parce qu'elles considèrent que les garçons sont plus performants", relate Nicolas Seys, enseignant de SES (sciences économiques et sociales) en Seine-et-Marne, au sujet de la lecture de données statistiques en cours. "Elles vont moins oser se lancer dans un exercice", ajoute Margaux*, enseignante en mathématiques dans le Pas-de-Calais.
Marie Duru-Bellat parle de "menace du stéréotype" : "C'est quand une personne va avoir peur de confirmer les préjugés qui la visent. Ici, le fait de ne pas être bon en mathématiques, par exemple." En ce sens, Séliane admet parfois ne pas intervenir en classe de sciences de l'ingénieur parce qu'elle "se sent inférieure aux garçons et (se) compare beaucoup à eux".
Un abandon plus précoce des maths
Qui dit faire un choix tôt concernant ces spécialités dit également renoncer précocement aux mathématiques pour de nombreuses jeunes filles. "Dans l'organisation du lycée précédente, les élèves avaient le choix entre plusieurs filières qui continuaient à proposer des mathématiques (S et ES notamment)", explique Claire Piolti-Lamorthe. Dans la configuration actuelle, si les filles ne choisissent pas la spécialité mathématiques en fin de seconde, ou l'option mise en place depuis septembre, elles mettent définitivement fin à leur parcours en maths et "elles ne peuvent plus revenir en arrière".
Ainsi, "il y a celles qui arrêtent en fin de classe de seconde, convaincues qu'elles n'y arriveront pas", poursuit Claire Piolti-Lamorthe. Puis, nombre de lycéennes mettent également fin à leur parcours en mathématiques en fin d'année de première, au moment où les élèves doivent abandonner un de leurs trois enseignements de spécialité.
Depuis le début de la réforme, le nombre de filles parmi les élèves scientifiques de terminale suivant au moins six heures de maths par semaine (correspondant au volume horaire de la spécialité mathématiques en terminale) a chuté : 94 522 en 2019, contre 36 419 en 2021. Concrètement, cela représente une baisse de 61%. Un constat partagé par plusieurs enseignants interrogés : "Cette année, je compte huit filles pour 25 élèves en spécialité maths en terminale, illustre Margaux*, professeure en lycée. Avant la réforme, j'avais 11 filles pour 20 élèves en terminale S."
Des études de sciences compromises
De nombreuses lycéennes souhaitant se diriger vers des études de biologie ou de médecine — parcours répandu chez les filles — renoncent ainsi aux mathématiques en fin de première pour se concentrer sur les SVT et la physique-chimie, rappelle Margaux. Même scénario pour les filles qui veulent s'orienter vers un parcours de sciences humaines ou de commerce après le bac, et qui décident de plutôt miser sur l'histoire, les SES ou la géopolitique en terminale.
"Le problème, c'est qu'une fois arrivées dans le supérieur, elles risquent de se retrouver avec un niveau insuffisant en mathématiques dans de nombreuses filières", affirme Margaux. C'est le cas, par exemple, en économie, observe Nicolas Seys, enseignant en classe de terminale. "Les filles sont rares à demander ce cursus parce qu'elles savent qu'elles vont souffrir de ne pas avoir fait de mathématiques, explique-t-il. Or, les maths sont prépondérantes dans le choix des facs".
"Les filles qui voudraient continuer en fac de SVT ou de biologie ont vraiment besoin de la triplette d'enseignements scientifiques (maths, physique, SVT) au lycée."
Margaux, enseignante en mathématiques dans le Pas-de-Calaisà franceinfo
Plusieurs professeurs interrogés font également le constat d'une spécialité mathématiques dont le programme "dense" et "ambitieux" est souvent inadapté à de nombreux parcours. "Des élèves qui se tourneraient vers des sciences économiques et sociales n'ont pas des besoins en mathématiques aussi soutenus", détaille Claire Piolti-Lamorthe. Dans les faits, il existe aussi, en terminale, l'option "mathématiques complémentaires", un enseignement de trois heures pour celles et ceux qui ne suivraient pas la spécialité. Mais pour Anne Boyé, il ne permet pas d'acquérir un "bagage" suffisant pour que les élèves puissent aborder "sereinement" les études supérieures.
Délaissant les enseignements scientifiques, les filles finissent par "se fermer la porte" à de nombreuses carrières dans le domaine des sciences, regrette Claire Piolti-Lamorthe. La professeure rappelle d'ailleurs que si aujourd'hui les chiffres sur le lycée viennent de tomber, les conséquences sur l'enseignement supérieur des stéréotypes de genre et des choix qu'ils influencent "ne sauraient tarder".
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.
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