: Grand entretien Assiste-t-on vraiment à un bouleversement du couple hétérosexuel ?
Comment être féministe et en couple hétérosexuel ? De nombreuses femmes, notamment l'autrice Mona Chollet, tentent de répondre à cette question. Pourtant, selon la chercheuse Mélanie Gourarier, réfléchir à celle-ci d'un point de vue individuel pourrait faire oublier les discriminations systémiques dont sont victimes les femmes.
Le féminisme est-il soluble dans le couple hétérosexuel ? Si la question n'est pas nouvelle, elle a refait surface médiatiquement ces derniers mois, à la faveur de podcasts, comme "Le Cœur sur la table", ou de l'essai de la militante féministe et élue de Paris Alice Coffin, Le Génie lesbien. Alors que des chercheuses et féministes déconstruisent les rapports amoureux, en y pointant les inégalités qui s'y nichent, de nombreuses femmes hétérosexuelles s'interrogent sur la façon dont elles font couple. Certaines, comme l'autrice Mona Chollet, proposent de Réinventer l'amour, titre de son essai sorti cet été, et de trouver de nouvelles façons de vivre ensemble. Peine perdue ? Franceinfo s'est entretenu avec Mélanie Gourarier, anthropologue au CNRS, spécialiste du genre et des masculinités et autrice du livre Alpha mâle. Séduire les femmes pour s'apprécier entre hommes (Seuil, 2017).
Franceinfo : Peut-on dire qu'il y a une remise en cause de la façon dont la société pense le couple hétérosexuel ?
Mélanie Gourarier : Oui, c'est certain, l'actualité en témoigne. Toutefois, d'un point de vue scientifique, je doute qu'il y ait plus de recherches ces dernières années sur le sujet. Les travaux sur l'hétérosexualité restent malheureusement assez marginaux. L'hétérosexualité reste un lieu très peu travaillé en dépit de travaux pionniers menés par des historiens, des anthropologues et des sociologues en France sur le couple.
Or, on aurait maintenant besoin de données pour mieux comprendre si effectivement il y a des changements, voire des améliorations, et interroger ce que celles-ci peuvent charrier comme nouvelles normes. Heureusement, la jeune recherche sur le genre et la sexualité est très prometteuse. Mais il faut du temps pour comprendre, et il me paraît nécessaire de mettre un peu en perspective ce sentiment que les choses changent aujourd'hui.
Dans son livre Réinventer l'amour, Mona Chollet essaie d'imaginer comment on peut être féministe et en couple hétérosexuel. Ces réflexions sont-elles nouvelles ?
Le constat d'une souffrance dans le rapport amoureux hétérosexuel n'est pas nouveau du tout. Le motif de la souffrance générée par les relations amoureuses est même plutôt un grand classique. On songe, dans la littérature, à des livres comme Madame Bovary [de Gustave Flaubert]. La vie de couple fait souvent l'objet d'une satire et la relation amoureuse est le lieu du drame par excellence. Les émissions de Ménie Grégoire [qui a animé une émission de libre antenne sur le couple et les problèmes amoureux sur RTL], diffusées dans les années 1960 et 1970, en attestent.
Le savoir selon lequel le couple hétérosexuel génère un certain nombre de problèmes remonte peut-être aussi loin que l'amour existe.
"Le lien entre patriarcat et hétérosexualité n'est pas nouveau. Il était déjà dans le cœur du débat féministe dans les années 1970 et pouvait même opposer les femmes entre elles sur le maintien dans l'hétérosexualité et les manières d'y échapper par la sororité ou par le choix du lesbianisme."
Mélanie Gourarier, anthropologue au CNRSà franceinfo
Mais il faut souligner que nous assistons aujourd'hui à un tournant autour de la question des sentiments. On voudrait, en quelque sorte, révolutionner les affects, car on sait que le monde social s'y immisce pleinement. C'est pour cela que la question de l'intime n'est plus reléguée au second plan. Je pense que cela s'inscrit dans une dynamique plus large, où les sciences sociales prennent davantage en charge la question des émotions. Il ne s'agit plus de dire seulement que les affects et les sentiments ont une histoire, mais aussi de considérer que ces derniers façonnent la vie sociale et la transforment.
Selon vous, ces questionnements sont-ils généralisés, notamment chez les jeunes ?
Je pense que le mouvement #MeToo a modifié en profondeur la compréhension de ces questionnements.
"On ne peut plus faire aujourd'hui comme si les violences sexuelles et sexistes, en France, en Europe et partout dans le monde n'étaient pas une expérience constituante des rapports de genre."
Mélanie Gourarier, anthropologue au CNRSà franceinfo
Les générations qui ont vécu #MeToo comme leur premier combat, et sont entrées à ce moment-là dans le féminisme, ne pensent sans doute plus les relations intimes sur le même mode que celles et ceux qui les ont précédées. Cela ne veut pas dire pour autant que la question des rapports hétérosexuels est réglée.
Plusieurs études montrent que, malgré la prise de conscience des inégalités au sein du couple, ces dernières subsistent. On le voit avec la répartition des tâches ménagères, ou au moment de la naissance des enfants, avec une charge mentale plus importante pour les femmes. Cela vous surprend-il ?
Non. En dépit des volontés de changement portées par certains et certaines, le déséquilibre reste accablant. Un réel bouleversement de l'ordre hétérosexuel ne dépend sans doute pas que de la bonne volonté des individus.
On en revient donc à la question posée par certains et certaines : peut-on être en couple hétéro tout en étant une femme féministe ?
Il me semble que poser la question en ces termes, c'est se tromper de cible. D'une part, elle est une injonction à se positionner comme une "bonne" féministe. Encore une fois, nous serions trop ou pas assez, trop radicales ou trop incohérentes… Quoi qu'il arrive, jamais du bon côté ! Bref, il s'agit à la fois d'une disqualification et d'une sommation.
"D'autre part, cette question fait toujours reposer sur les femmes le poids d'un système qu'elles subissent mais dont elles n'ont pas l'entière responsabilité."
Mélanie Gourarier, anthropologue au CNRSà franceinfo
S'il ne s'agit pas de dire que les femmes n'ont pas la capacité d'agir sur leur vie et sur le politique, il ne faut pas pour autant les rendre responsables du changement social. Je m'interroge sur cette concentration du débat autour du choix personnel.
Ce questionnement me paraît malheureusement relever d'un aplanissement du réel. Qu'en est-il des conditions matérielles de ces choix ? Qu'en est-il des disparités de genre, d'âge, de classe ou encore de race* dans les conceptions et les pratiques hétérosexuelles ? Le couple peut autant relever de stratégies d'ascension sociale dans les classes populaires que d'une manière d'assurer la préservation et la fructification des capitaux dans les classes aisées. Le choix ou non du couple hétérosexuel n'est pas seulement une question de désir, ni même de désir politique. Il s'inscrit dans des conditions matérielles, qu'il me paraît important de prendre en considération.
Vous voyez dans cette question un risque de dépolitisation des luttes féministes ?
Il y a effectivement dans ce traitement une manière d'aborder le problème qui relève un peu du "développement personnel", où l'on explique qu'il suffirait de changer ses pratiques et la trame de son désir pour venir à bout de l'ordre hétérosexuel.
"On se dit par exemple, en tant que femme : 'Il faut que j'arrête de prendre en charge la bonne marche du couple', ou bien : 'Comment faire pour être attirée par des hommes qui ne soient pas des machos ?' Comment se fait-il qu'on en soit arrivé à un point où le problème de l'hétérosexualité ne puisse pas se discuter en dehors des conduites individuelles ?"
Mélanie Gourarier, anthropologue au CNRSà franceinfo
Il me semble que ce traitement risque une approche néolibérale du problème. Comme si les individus seuls pouvaient décider de sortir du système hétérosexuel… Or l'hétérosexualité comme système, ça n'est pas que le couple. L'hétérosexualité, c'est aussi un processus historique qui s'inscrit dans les structures à grande échelle que sont les institutions familiales, économiques et plus largement politiques. C'est à celles-ci qu'il faut s'en prendre en premier lieu.
Dans ce contexte, Mona Chollet propose de "réinventer l'amour". Qu'en pensez-vous ?
L'espoir de dégager l'amour des rapports de domination, comme s'il y avait un lieu possible de sentiments purs indépendants des rapports de domination, risque d'essentialiser le concept. On risquerait de ne plus voir que l'amour est un produit de l'histoire sociale, comme l'est tout autant la place que l'on accorde à nos sentiments. Chercher un remède à ses maux et vouloir élaborer un modèle qui nous rendrait moins malheureux n'est pas nécessairement un détachement vis-à-vis du modèle.
Si la question du couple (et de l'amour) n'est pas la bonne à poser, les féministes se demandent tout de même comment dépasser l'ordre hétérosexuel. Le polyamour peut-il être vu comme une solution ?
Comment s'en sortir est une question nécessaire et posée depuis longtemps par les féministes. Elles y répondent parfois de façon poétique par d'importants textes littéraires produits ces dernières années, qui inventent de nouvelles grammaires féministes du désir, des sexualités et des relations. Les utopistes ont produit également des textes qui cherchaient à inventer de nouvelles manières de réguler la vie sexuelle.
Dans le contexte actuel de volonté de transformation et d'amélioration de la vie intime, le polyamour a été convoqué comme un "nouveau" modèle plus respectueux et possiblement plus égalitaire que celui du couple hétérosexuel monogame. Mais tant que l'ordre hétérosexuel se maintient, comment penser des expériences polyamoureuses symétriques entre les hommes et les femmes et non brutalisantes pour ces dernières ? La question se pose de savoir si ce nouveau modèle ne relève pas du même type d'arnaque qu'avait constitué la "libération sexuelle" dans les années 1970, dont on sait aujourd'hui qu'elle a surtout produit une culture grivoise de camaraderie masculine très largement abusive. On aurait donc raison de se méfier.
* Au sens de construction sociale
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