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Reportage Crack à Paris : dans les couloirs du métro Porte de la Villette, on craint que "ça devienne Zombieland"

Il y a une semaine, une centaine de toxicomanes ont été déplacés dans ce quartier du nord-est de la capitale. Voyageurs, conducteurs du métro et agents de sécurité racontent les premiers jours de "cohabitation".

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des agents de sécurité et des policiers patrouillent à l'intérieur et aux abords de la station de métro Porte de la Villette, à Paris, fréquentée par des consommateurs de crack.  (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Le garçon, bandage à la cheville droite, perdu dans un pull trop grand, tend discrètement un billet de cinq euros à un type à capuche. Il planque sa dose dans une poche. Puis descend la vingtaine de marches en direction du quai du métro. Quelques secondes plus tard, un râle, puis les premières volutes de fumée blanche s'échappent de sa bouche, jusqu'à recouvrir l'affiche Acadomia contre laquelle il s'est blotti. L'écran lumineux "Porte de la Villette" indique 15h20, mercredi 29 septembre. Une mère et sa fille s'écartent du passage. Des agents RATP, déjà occupés à refouler un groupe de toxicomanes, n'ont rien vu. Et rien senti de ces "galettes" ou "cailloux" de crack, un dérivé de la cocaïne extrêmement addictif qui se fume avec une pipe.

Dans le nord-est de Paris, cette station de la ligne 7, près de 2 millions de voyageurs chaque année, est celle qui mène à la Philharmonie ou à la Cité des sciences et de l'industrie. On vient ici écouter les opéras de Haendel ou occuper les enfants dans le planétarium, les week-ends pluvieux. Depuis une dizaine de jours, c'est aussi à trois minutes à pied de là, place Auguste-Baron, qu'ont atterri de nombreux "crackeux". Délogés de la rue Riquet, dans le 19e arrondissement, ces migrants ou SDF pour la plupart n'ont mis que quelques heures à reconstituer un campement. Un nouveau point de chute non loin du "mur de la honte", érigé en urgence par les autorités pour bloquer le tunnel reliant Paris à Pantin, en Seine-Saint-Denis. "On voit bien qu'il y a quelques nouveaux, on les reconnaît, ceux qui viennent d'arriver. Lui, par exemple, on ne l'avait jamais vu avant", confie un employé du réseau de transports parisien en désignant un homme, qui doit avoir la trentaine, veste marron en lambeaux et pantalon descendu sous les fesses.

"Ressors, je t'ai dit, ressors !"

Un maître-chien, caché derrière les portes battantes, se repositionne à peine qu'un autre petit groupe tente de profiter du passage d'une poussette pour franchir le portique d'entrée. "Non, non, non, noooon, tu ne passes pas, mon gars ! Ressors, je t'ai dit, ressors !" Les cris et les insultes fusent ("putain de merde"), puis tout le monde rebrousse chemin. Fin de l'histoire ? "Ils vont revenir, vous allez voir." Gagné : quelques minutes plus tard, voilà les mêmes, toujours aussi déterminés à entrer dans une rame. "Ils n'ont pas leur dose, donc il faut qu'ils aillent dans le métro pour taxer de l'argent aux gens."

Un autre homme, dreadlocks jusque dans le dos, se met à genoux devant chaque voyageur en secouant un gobelet en plastique. On l'avait croisé la veille à la station Corentin-Cariou, l'arrêt précédent. Anaïs, yeux hagards, tournicote autour des sièges avant de quémander quelques pièces à celles et ceux qui auraient "peut-être l'amabilité, la gentillesse, la générosité" de lui en donner. Un autre, qui fait des cœurs avec les mains, voudrait "juste 50 centimes". "Ou un billet de 10". "Ou une cigarette." "Vie de merde. Je vais crever !" crache-t-il, visiblement en manque, avant de sortir de la rame un peu plus loin.

Dans un couloir, un homme, casquette kaki sur le front, semble chercher quelque chose au-dessus d'une affiche de spectacle. Rien. A moins que ce ne soit derrière ce panneau Fnac ? Toujours rien. Lui aussi disparaît en baragouinant deux ou trois mots.

"Si on les installait sur les Champs-Elysées…"

Sur la seule journée de mercredi, "entre 22 heures et minuit", Emmanuelle fera trois annonces micro, après des coupures de courant liées à "la présence de toxicomanes sur les voies". "Les premières ont duré environ deux ou trois minutes, la troisième plus de cinq minutes", rapporte celle qui conduisait déjà le métro quand Jacques Chirac était à l'Elysée. "Vingt-deux ans que je travaille sur la ligne 7. Les toxicos, je connais bien. Je me suis déjà battue avec l'un d'eux, un jour. Il faisait ses besoins sur la poignée de porte", glisse la syndicaliste de Solidaires.

"J'ai des collègues qui ont des appréhensions face à ces gens. On n'a pas tous des profils de judokas. Alors quand il faut intervenir…"

Emmanuelle, conductrice sur la ligne 7

à franceinfo

Face au manque de lieux d'accueil dédiés dans Paris – qui ne compte qu'une salle de consommation à moindre risque, ou "salle de shoot" – ou d'espaces en milieu hospitalier pour sortir les drogués de leur dépendance, Emmanuelle confirme : "Ça bouge pas mal depuis quelques jours du côté du métro Porte de la Villette. Ça va forcément engendrer des situations tendues." Les deux mains accrochées à sa sacoche, un usager s'alarme : "Vous avez vu, comme moi, on en a croisé trois en combien de temps ? Deux minutes ? Trois minutes ? Je prends cette ligne depuis dix ans, ce n'était déjà pas toujours très sûr, mais là, ça va devenir Zombieland. Si on les installait sur les Champs-Elysées, ça ne durerait pas 24 heures, leur histoire." Mais ce n'est pas l'avis de tout le monde : "Je comprends que certains aient peur. Mais pas moi. Il faut aider ces personnes, j'ai de la pitié pour elles. Regardez, il y en a qui ont mon âge, d'autres pourraient être mes enfants", se permet d'intervenir un autre voyageur qui habite le quartier depuis toujours.

"C'est le jeu du chat et de la souris"

Ces derniers temps, l'une des entrées de la station Porte de la Villette est condamnée par une rubalise rouge et blanche. Pour sécuriser les lieux, il est demandé aux agents de sûreté de passer "régulièrement". Les forces de l'ordre aussi patrouillent plus, se montrent plus. "La police est venue voir en début de semaine comment ça se passait. On nous a dit que des brigades allaient être mobilisées", nous glisse une employée de la RATP. 15h40, mercredi dernier, trois hommes en uniforme passent une tête dans les tunnels, et c'est sauve-qui-peut dans les couloirs. "En ce moment, c'est toujours comme ça. Soixante-dix pour cent de nos interventions sont liées à la drogue, calcule de tête un agent de sûreté de la RATP, affecté à la partie nord du réseau depuis une dizaine d'années. Tu les vois à 14 heures à Stalingrad, tu les fais sortir. Tu les recroises à 15 heures au métro Porte de la Villette, tu les fais sortir. Tu les retrouves à 16 heures à Riquet, et ainsi de suite. C'est le jeu du chat et de la souris." 

A force, lui et ses collègues ont donné des surnoms à cette zone : "Walking Dead", du nom de cette série apocalyptique où les zombies traquent les derniers survivants. Ou encore "le Mordor", en référence à ce lieu rongé par le mal de la saga Le Seigneur des anneaux.

"Un collègue s'est déjà fait mordre un doigt, certains toxicomanes sortent des cutters. Il arrive qu'on prenne leur pipe et qu'on la casse pour les faire sortir."

Un agent de sûreté de la RATP

à franceinfo

En 2018, pour dénoncer leurs conditions de travail, des conducteurs avaient arrêté de marquer certains arrêts, sur la ligne 12 du métro. "On n'en est pas encore là, explique François-Xavier Arouls, cosecrétaire du syndicat Solidaires RATP. Mais on reste vigilants. On commence déjà à avoir des signalements."

François Dagnaud, le maire du 19e arrondissement, exige lui aussi un rapport quotidien de la part de ses équipes. Auprès de franceinfo, l'élu socialiste ne se dérobe pas : "On ne va pas se raconter d'histoires, c'était un site objectivement très dégradé, qui s'est encore plus dégradé. Y ajouter des publics toxicomanes n'est pas l'idée du siècle. J'y passe tous les jours et oui, bien sûr, j'ai aussi vu des choses de mes propres yeux dans le quartier. Il nous faut une action concertée."

C'est exactement ce que réclament les membres de Gaïa, une association parisienne issue de Médecins du monde, qui gère l'unique salle de shoot de la capitale. "On déplace le problème plus qu'on ne le résout, regrette Jamel Lazic, le chef de service. Ce qu'il se passe là, c'est une évacuation, une énième évacuation. C'est tout. Mais ça ne règle rien. Il faut gérer cette situation d'un point de vue sanitaire. Mais encore faut-il en avoir le courage." Samedi matin, 7h30, la radio de l'équipe de sûreté de la RATP crachotte un message : les agents sont demandés en urgence métro Porte de la Villette.

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