Enquête franceinfo "Sommes énormes en cash", fausses factures et tickets de Loto... Face au trafic de drogue et au blanchiment d'argent, comment "frapper les trafiquants au portefeuille" ?

Article rédigé par David Di Giacomo
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Selon les estimations, le trafic de stupéfiants génère en France un chiffre d’affaires compris entre 3 et 6 milliards d’euros par an. (SOLLIER CYRIL / MAXPPP)
Le blanchiment d'argent est l'autre face du trafic de drogue : il permet à des sommes d'argent liquides, parfois impressionnantes, de revenir dans l'économie réelle. La lutte contre ces pratiques est donc essentielle, mais complexe.

Ils répètent vouloir "frapper les trafiquants au portefeuille". Les ministres de l'Intérieur et de la Justice, Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, veulent s'attaquer au blanchiment de l'argent de la drogue pour lutter contre le narcotrafic. Selon les estimations, le trafic de stupéfiants génère, en France, un chiffre d’affaires compris entre 3 et 6 milliards d’euros par an.

Les sommes se comptent le plus souvent en dizaines de millions d'euros, mais pour commencer, partons d'un point de deal qui rapporte "10 000 euros par jour", représentant sept fois le smic. Soit un chiffre d'affaires autour de 300 000 euros par mois. La première étape consiste à récupérer tout cet argent, c'est le rôle des "collecteurs". Leur mission : remettre ces montagnes de billets à des spécialistes du blanchiment.

L'avocat Philippe-Henry Honegger a défendu un collecteur en région parisienne. Il a vu passer entre ses mains plus de 17 millions d'euros de petites coupures en à peine un an et demi. "On lui dit 'vous vous rendez à tel endroit, on va vous donner une enveloppe, une valise, un sac, et vous l'amenez à un point B pour le donner à une autre personne', détaille l'avocat. Il ne sait pas qui lui donne l'argent, tout est très cloisonné. Et j'allais dire, il aurait pu même être coursier pour livrer du Uber Eats, ça n'aurait pas changé grand-chose non plus, si ce n'est qu'il était effectivement un peu mieux payé que quelqu'un qui fait du Uber Eats."

"Le collecteur est un coursier qui a besoin d’en connaître le moins possible pour que, justement, il y ait le moins possible de problèmes judiciaires quand il se fait interpeller. C’est un fusible."

Philippe-Henry Honegger, avocat

à franceinfo

Il revenait ensuite chez lui avec des sacs de courses remplis de billets, parfois jusqu'à 500 000 euros, qu'il cachait dans un ballon d'eau chaude avant de les remettre à d'autres intermédiaires. S'il a été condamné à de la prison ferme, le commanditaire, lui, basé au Maroc, n'a jamais été identifié.

500 000 euros en billets de 10 ou de 20, c’est vraiment colossal. Et cet argent, les trafiquants ne peuvent pas le dépenser comme ils veulent. "Comme en France, on ne peut dépenser en liquide, dans un commerce, qu'à hauteur de 1 000 euros maximum, évidemment, ce n'est pas par des achats du quotidien qu'ils peuvent écouler des sommes pareilles, rappelle Fabrice Gardon, le directeur de la police judiciaire parisienne. Donc le but de ces trafiquants, ça va être de blanchir l'argent, c’est-à-dire de réinjecter ces sommes énormes en cash via des montages complexes dans l'économie réelle. Et donc transformer l'argent gagné illégalement en argent qui va avoir une apparence légale."

Factures bidon et sociétés fantômes

Les narcotrafiquants se tournent souvent vers les entreprises du bâtiment, qui ont besoin de cash pour une raison simple. "Il y a une espèce d'entente, avec des entreprises, donc de BTP, mais pas seulement, ça peut être aussi des sociétés de gardiennage ou de surveillance, qui ont besoin d'argent en espèces pour payer leur main-d’œuvre, en faisant du travail dissimulé", explique le commissaire Cyril Mages, chef du GIR 75, le Groupe interministériel de recherches de Paris, spécialisé dans la lutte contre le blanchiment.

Cette main-d’œuvre illégale est donc rémunérée en liquide par une société de BTP, avec l'argent de la drogue, mais les clients de cette société, eux, n'en savent rien, et règlent les travaux réalisés avec de l'argent propre. Et le tour est joué. L'entreprise du bâtiment n'a plus qu'à transférer une partie de l'argent reçu sur des comptes en banque de sociétés fictives, en s'acquittant de factures bidon, et derrière ces sociétés fantômes, on trouve les trafiquants, qui ont réussi à blanchir leur argent sale.

En décembre, deux gérants de sociétés du bâtiment ont été mis en examen, soupçonnés d'avoir blanchi plus de 90 millions d'euros récoltés sur des points de deal en région parisienne et en Seine-Maritime. Ce réseau avait d'ailleurs domicilié une société fictive au Havre, dans un local où une tonne de cocaïne a été saisie en 2024.

Des canaux de blanchiment "très variés"

Ces réseaux sont par ailleurs très difficiles à démanteler. Les enquêteurs sont confrontés à des montages financiers extrêmement complexes et savent aussi que ce n'est pas la détention qui freine les narcotrafiquants. "Pour des gros trafiquants, la prison peut être perçue parfois comme un accident du travail, explique Fabrice Gardon, le patron de la police judiciaire parisienne. Comme une incapacité temporaire à exercer son métier à l'extérieur. Donc c'est indispensable de saisir le maximum d'avoirs criminels."

Les canaux de blanchiment pour les trafiquants de stupéfiants "sont très variés", poursuit-il. "Une partie de l’argent part à l’étranger, ce qui va leur permettre d’acheter des biens immobiliers à Dubaï, par exemple. Ça peut aussi revêtir des formes un peu moins connues, mais tout aussi efficaces, comme racheter des billets gagnants de loterie à des personnes qui ont gagné, en leur rachetant un peu plus cher que si elles étaient allées se faire payer au bureau de tabac pour encaisser les gains. C’est gagnant-gagnant, et le trafiquant va pouvoir réinjecter son argent illégal dans l’économie réelle en faisant croire qu’il a gagné au loto par exemple."

Appartements à Dubaï, villas, voitures de luxe, bijoux, comptes en banque et même cryptomonnaies, voilà un éventail des biens qui peuvent être saisis. Et c’est souvent ce qui fait le plus mal aux trafiquants. "On a fait une perquisition au domicile d’un trafiquant, on a trouvé pas mal d’argent en espèces, ça semblait ne rien lui faire, raconte le commissaire Cyril Mages, chef du GIR 75. Par contre, au moment où on a demandé la clef du véhicule à sa compagne, il ne voulait pas nous la donner. On a saisi leur véhicule, et c’est ce qui les dérangeait le plus."

Les moyens manquent pour démanteler les réseaux

Cela représente 270 millions d'euros en 2024 à Paris. S'attaquer au blanchiment doit être la priorité aux yeux de la procureure de Paris Laure Beccuau. "Nous avons un outil essentiel qui nous est envié par un certain nombre de pays européens, je le qualifierais même d’arme de destruction massive. C’est la présomption de blanchiment, explique-t-elle. Une infraction facile à définir : un profil est identifié comme ayant un train de vie qui ne correspond pas à ses revenus déclarés, et dans ce cas, nous allons aller le voir et lui dire de nous expliquer d’où vient l’argent qui lui a permis d’acquérir tel ou tel bien, et c’est à l’intéressé de se justifier."

"On ne peut pas se contenter désormais d’identifier le trafic de stupéfiants, il faut aussi toujours associer au sein de ces enquêtes des investigations sur ce qu’est devenu le butin, l’avoir criminel, qui en bénéficie et comment l’appréhender."

Laure Beccuau, procureure de Paris

à franceinfo

"Une entreprise criminelle, c'est finalement une entreprise comme une autre : l'objectif est d'avoir un gain d'argent massif, poursuit Laure Beccuau. Et lorsqu'on saisit cet argent, tout ce qui a été le but de cette entreprise criminelle est anéanti. Dès lors, il faut aboutir finalement à ce qu'une expression connue devienne réalité : le crime ne doit pas payer." À condition, martèlent d'une même voix magistrats et enquêteurs, de donner beaucoup plus de moyens à la lutte contre la criminalité financière, pour ne pas se contenter de saisir des biens, mais pour démanteler aussi les réseaux internationaux qui blanchissent l’argent de la drogue.

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