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Espace : tout comprendre aux mystères de la matière noire et de l'énergie noire, que la mission européenne Euclid part étudier

Article rédigé par Louis San
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Vue d'artiste montrant le téléscope spatial Euclid, de l'Agence spatiale européenne, dans l'espace. Il doit décoller le 1er juillet à bord d'une fusée Falcon 9 de SpaceX. (ESA / EUCLID / EUCLID CONSORTIUM / NASA. BACKGROUND GALAXIES: NASA, ESA, AND S. BECKWITH (STSCI) AND THE HUDF TEAM, CC BY-SA 3.0 IGO)
Menée par l'Agence spatiale européenne, la mission dont le décollage est prévu samedi doit permettre de mieux comprendre ce qui constitue 95% de l'univers.

C'est l'un des grands défis de la physique moderne. Le télescope spatial européen Euclid doit décoller, samedi 1er juillet, avec une fusée Falcon 9 de SpaceX, pour tenter de percer les secrets de la matière noire et de l'énergie noire.

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De quoi s'agit-il exactement ? Nous en ignorons encore presque tout. Et pourtant, la matière noire et l'énergie noire constituent, selon les estimations des scientifiques, 95% de l'univers. La matière ordinaire, celle que nous connaissons, que l'on trouve dans les étoiles, dans les planètes, et dont nous sommes constitués, ne représente, elle, que 5% de l'ensemble. La tâche s'annonce énorme, et la mission emmenée par l'Agence spatiale européenne (ESA) pourrait marquer l'histoire de la cosmologie.

En quoi consiste la mission Euclid ?

Le télescope spatial va scanner un tiers du ciel pendant au moins six ans, depuis un point – appelé point de Lagrange 2 – situé à 1,5 million de km de la Terre. Sa mission : réaliser une carte en trois dimensions de l'univers. Son champ d'observation est particulièrement large. Pour visualiser la vaste surface couverte par Euclid, l'ESA a réalisé cette infographie montrant (en gris) les zones qui seront observées.

Avec ses deux instruments (un télescope de 1,2 m de diamètre dans le visible et un spectromètre dans l'infrarouge), Euclid va scruter 12 milliards d'objets célestes, afin de repérer des structures massives. Dans l'univers, la matière n'est pas répartie de façon uniforme. Elle s'organise autour d'une toile cosmique, un réseau de filaments de gaz et de matière noire, qui "occupe le volume entier de l'univers", résume le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Sa structure peut rappeler celle d'une éponge ou d'un réseau neuronal, remarque l'astronome Bruno Altieri, responsable scientifique sur la mission Euclid à l'ESA.

Simulation de la toile cosmique, réalisée en 2008 à partir des données du télescope spatial Hubble. (NASA, ESA, AND E. HALLMAN (UNIVERSITY OF COLORADO, BOULDER))

Pour essayer de se faire une idée de la taille de cette toile, il faut se projeter à des échelles gigantesques. Dans la toile, coexistent des intersections de filaments et des zones plus vides. Aux croisements, se trouvent des amas et des super amas de galaxies, les ensembles les plus massifs de l'univers. Par exemple, la Voie lactée, notre galaxie, fait partie d'un super amas appelé Laniakea, qui se situe à un carrefour de filaments. "Si la Terre est votre appartement, le système solaire est votre ville, la Voie lactée votre région et Laniakea votre continent", illustre le blog Autour du ciel.

>> Qu'est-ce que Laniakea, le supercontinent céleste où gravite notre galaxie ?

Modélisation du superamas galactique Laniakea. Le point rouge situe la Voie Lactée. (NATURE VIDEO / YOUTUBE)

Les mesures d'Euclid doivent permettre de comprendre comment la toile cosmique a évolué au fil du temps sous les effets de la matière noire et de l'énergie noire. En effet, le télescope va observer très loin, et donc remonter dans le temps, en observant jusqu'à 10 milliards d'années en arrière (le Big Bang étant survenu il y a 13,7 milliards d'années).

La matière noire et l'énergie noire, qu'est-ce que c'est ?

La matière classique, que nous connaissons et qui nous constitue, n'occupe que 5% de l'ensemble de l'univers. La matière noire en occupe 25% et l'énergie noire 70%.

La matière noire. Bien que cinq fois plus présente dans l'univers que la matière classique, la matière noire est invisible et indétectable. Ce que les scientifiques perçoivent, depuis les années 1930, ce sont ses effets. Ils constatent que les étoiles et les galaxies se déplacent bien plus rapidement que ce que prévoient les modèles. Pour expliquer ce qu'ils mesurent, ils estiment que de la masse invisible entre en jeu. Cette matière, qui échappe à nos instruments d'observation, est ce que l'on appelle la matière noire.

L'énergie noire. Elle a été mise en évidence en 1998 lorsque des scientifiques ont découvert que l'expansion de l'univers était en accélération. Une surprise, à l'époque, car le monde scientifique n'anticipait pas du tout un tel résultat. Pour expliquer ce constat inattendu, un nouveau paramètre a alors dû être introduit, que les scientifiques ont nommé énergie noire (ou énergie sombre), à laquelle on attribue l'accélération de l'expansion de l'univers. Les trois astrophysiciens qui ont réalisé ces travaux ont reçu le prix Nobel de physique en 2011.

Comment agissent la matière noire et l'énergie noire ?

Il ne faut pas confondre matière noire et énergie noire. Les deux ne font pas partie de la même famille, et sont même "antagonistes", d'après Bruno Altieri. La matière noire a un effet attractif : sa masse crée de la force d'attraction. A l'échelle de l'univers, elle devrait agir comme un frein dans son expansion.

L'énergie noire, elle, a un "effet répulsif". A cause d'elle, les objets célestes se repoussent mutuellement, s'éloignent les uns des autres. Dans l'expansion de l'univers, si la matière noire est assimilée à un frein, l'énergie noire joue le rôle d'accélérateur. Et c'est elle qui "domine l'expansion de l'univers depuis quelques milliards d'années", explique Bruno Altieri.

Les appellations "matière noire" et "énergie noire" ne signifient pas que les deux notions sont liées. Elles sont nommées ainsi faute de mieux. Le qualificatif "noire" renvoie en fait au mystère épais qui les entoure encore puisque que nous ne connaissons ni leur origine, ni leur nature.

"Lorsque nous parlons de 'matière noire' ou d''énergie noire', nous cachons notre ignorance avec le mot 'noire'."

Bruno Altieri, astronome

à franceinfo

On ne connaît vraiment rien d'elles ?

Les scientifiques ne sont pas totalement au point mort. Ils lancent des idées, formulent des hypothèses. Mais aucune ne se détache et parvient à faire consensus.

La matière noire. Elle conserve encore tous ses secrets malgré d'intenses efforts des scientifiques de par le monde. D'où vient-elle ? "Nous n'en savons rien", répond du tac au tac Françoise Combes. "On ne sait même pas ce que c'est", lâche l'astrophysicienne sans détour. En effet, les particules qui pourraient la constituer demeurent inconnues. Une certitude : la matière noire "ne rayonne pas et n'interagit pas avec la lumière", relève Françoise Combes.

"La matière noire est transparente et elle peut être autour de nous sans que nous la voyions."

Françoise Combes, astrophysicienne

à franceinfo

L'énergie noire. Sa découverte récente et son côté insaisissable font qu'elle a encore été peu étudiée. "L'énergie est présente partout, de façon diffuse", avance Françoise Combes. "Personne ne sait de quoi elle est faite, ni même s'il s'agit d'une forme d'énergie !" s'exclame l'ESA.

Comment la mission Euclid va-t-elle aider à mieux les comprendre ?

La matière noire peut être observée de façon indirecte, grâce à ses effets. Une forte densité de matière peut dévier la lumière : on parle de "lentille gravitationnelle". Ce phénomène déforme ce que nous percevons de certains objets. Il est visible sur la première image publiée du téléscope James Webb : des galaxies apparaissent aplaties, effilochées, prenant une forme d'arc, à cause de l'immense densité de l'amas de galaxies blanchâtre au centre de l'image.

La première image du télescope James Webb, dévoilée le 11 juillet 2022, montre un amas de galaxies. (NASA / AFP)

Avec Euclid, "nous allons étudier les déformations faibles et établir des statistiques sur des milliards de galaxies", détaille Bruno Altieri, permettant de cartographier la matière noire. En analysant l'évolution de la toile cosmique, les scientifiques vont aussi pouvoir estimer la période où l'expansion de l'univers a commencé à accélérer. "Nous aurons les réponses à des questions comme : 'Est-ce que l'énergie noire est constante dans le temps ? ou 'Est-ce qu'elle varie ?'" précise Françoise Combes. D'après l'astrophysicienne, la première question devrait trouver réponse dans "cinq à dix ans".

Si nous ignorons tout de ce qui constitue 95% de l'univers, cela signifie-t-il que nous avons tout faux ?

Les répercussions des éventuelles découvertes de la mission Euclid pourraient remettre en cause le modèle cosmologique standard et la théorie de la relativité d'Einstein qui continue à faire référence. "Il est possible que notre compréhension de la gravité ne soit pas parfaite", assure Bruno Altieri. Et d'imaginer : "De la même façon que la physique d'Einstein a englobé la physique de Newton dans une théorie plus grande, peut-être que nous avons mal compris quelque-chose et que nous devons développer une théorie plus grande."

"Soit nous allons découvrir de nouvelles particules [pour la matière noire], soit nous allons changer les lois de la physique. C'est quand même fondamental."

Françoise Combes, astrophysicienne

à franceinfo

Dès la première année, les relevés d'Euclid vont former une masse de données aussi importante que toutes les missions scientifiques de l'ESA depuis vingt-cinq ans, souligne Bruno Altieri. Pour percer les mystères de ces phénomènes, les scientifiques devront donc faire fonctionner leur matière grise et peut-être y passer quelques nuits blanches.

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