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Transplantation cardiaque de l'animal à l'homme : comment un Américain vit désormais avec le cœur d'un porc

Une équipe américaine a réalisé une transplantation cardiaque à partir d'un organe animal génétiquement modifié, dans le Maryland. Cette grande première médicale suscite l'enthousiasme, mais elle soulève également des questions éthiques. 

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Lors de la transplantation d'un cœur de porc sur David Bennett, le 7 janvier 2022, à Baltimore (Etats-Unis). (ECOLE DE MEDECINE DE L'UNIVERSITE DU MARYLAND)

L'Américain David Bennett vit à présent avec un cœur de porc. Des chirurgiens ont accompli l'exploit de lui greffer un organe cardiaque issu d'un cochon génétiquement modifié, vendredi 7 janvier, à Baltimore (Etats-Unis). Cette première mondiale, dévoilée lundi par l'école de médecine de l'université du Maryland (article en anglais), atteste des immenses progrès réalisés dans le domaine des xénogreffes, ces transplantations d'organes animaux chez l'homme. Les jours du patient de 57 ans étaient comptés, et il avait été déclaré inéligible à une greffe humaine. "C'est assez hasardeux, mais c'était ma dernière option", a-t-il résumé à la veille de son opération, après être resté relié plusieurs mois à une machine, en guise de sursis.

Cette prouesse médicale n'a pas encore donné lieu à une publication scientifique. Mais sur le site de l'université, le chercheur Muhammad M. Mohiuddin, codirecteur du programme, a célébré "l'aboutissement d'années de recherches très compliquées pour perfectionner cette technique chez les animaux, avec des temps de survie qui ont dépassé neuf mois". Par le passé, ce spécialiste mondial des xénogreffes avait également réussi à obtenir trois ans de survie pour un cœur porcin en le transplantant dans l'abdomen d'un primate, à des fins expérimentales et en complément du cœur fonctionnel. 

L'histoire des xénogreffes débute dans les années 1980. En 1984, en Californie, le nourrisson "Baby Fae" avait bénéficié d'une transplantation de cœur de primate, avant de mourir le mois suivant. Au fil du temps, la recherche s'est orientée vers les organes de porcs, pour des raisons éthiques et pour limiter les risques de transmission virale. En 2016, une équipe sud-coréenne a notamment transplanté un cœur de porc sur un singe, qui avait survécu une cinquantaine de jours. Deux ans plus tard, le temps de survie d'un babouin avait atteint six mois après une intervention similaire, selon des travaux publiés dans Nature (article en anglais).

Le fruit des avancées en génie génétique

"Le transfert chez l'homme était un espoir attendu depuis longtemps, mais il restait énormément de problèmes dus à la discordance d'espèces", relève Gilles Blancho, directeur de l'Institut de transplantation urologie-néphrologie (ITUN) au CHU de Nantes et président de la Société francophone de transplantation. Jusque-là, "il n'y avait pas suffisamment de survie prolongée des organes porcins en situation primate pour prendre le risque d'aller chez l'homme". 

Cette grande première, avant tout, est une prouesse d'immunologie. Certes, les porcs sont des donneurs d'organes idéaux en raison de leur taille, de leur croissance rapide et de leurs portées, qui comptent beaucoup de petits. Mais afin d'éviter les rejets, dont le risque est accru entre deux espèces différentes, il a fallu opérer de nombreuses modifications génétiques en combinant deux approches. La première consiste à "faire disparaître [chez le porc] les gènes qui codent" les molécules et qui entraînent une réponse immunitaire chez le receveur, détaille Gilles Blancho. La seconde vise à doter l'organe porcin d'une capacité lui permettant de bloquer la réponse immunitaire humaine.

Ce travail a été effectué par l'entreprise américaine Revivicor, qui avait aussi fourni un rein de porc que des chirurgiens avaient connecté avec succès aux vaisseaux sanguins d'un patient en état de mort cérébrale à New York, en octobre. "Trois gènes, responsables du rejet rapide des organes de porc par les anticorps de l'homme, ont été désactivés chez le porc donneur", précise l'université du Maryland. Par ailleurs, "six gènes humains responsables de l'acceptation immunitaire du cœur de porc ont été insérés dans le génome".

Mais il restait encore un détail à régler. En effet, pour que la taille du cœur corresponde au thorax humain, il faut généralement prélever l'organe sur "un porc adolescent, probablement encore en capacité de croissance", explique Gilles Blancho. Mais le cœur est alors susceptible de poursuivre sa croissance, avec le risque "de se retrouver à l'étroit et de ne plus pouvoir fonctionner normalement". Grâce à leurs "ciseaux génétiques" (technique dite "Crispr"), les chercheurs ont donc éliminé un gène pour empêcher "une croissance excessive du tissu cardiaque du porc". Soit dix modifications au total. "C'est un nombre important, commente Gilles Blancho. Ce sont des animaux de nouvelle génération très sophistiqués."

Des questions éthiques et sociétales en suspens

Le cœur porcin transplanté avait été conservé dans une machine en amont de l'opération et l'équipe a utilisé un nouveau médicament expérimental de l'entreprise Kiniksa Pharmaceuticals, en plus des médicaments anti-rejet habituels, pour inhiber le système immunitaire et empêcher que le corps humain rejette l'organe. "Le cœur aurait pu être rejeté immédiatement et ne jamais fonctionner", souligne Patrick Nataf, chef de service de chirurgie cardiaque à l'hôpital Bichat, à Paris. "Le bon espoir, c'est que cette équipe a réussi à éviter un rejet hyperaigu [pendant les premiers instants]. C'est déjà une prouesse immunologique." Désormais, les équipes du Maryland vont devoir veiller nuit et jour au chevet de David Bennett.

Les cardiologues, tout d'abord, vont vérifier que l'organe fonctionne correctement, en surveillant les paramètres habituels de la fonction cardiaque. "Il faut également s'assurer que le patient ne rejette pas cet organe, poursuit Gilles Blancho, or le système immunitaire humain est très fortement armé pour rejeter tout ce qui est animal." Charge donc aux immunologistes de trouver un traitement suffisamment équilibré. Ils devront bloquer cette réponse immunitaire sans mettre à zéro les défenses du patient, "afin qu'il puisse se défendre contre les virus et éviter qu'il ne développe un cancer".

"Une survie de plusieurs mois, chez ce patient, sera considérée comme un élément positif. Dans ces recherches pionnières, vous n'arrivez jamais d'emblée sur un succès."

Gilles Blancho, directeur de l'Institut de transplantation urologie-néphrologie (ITUN) au CHU de Nantes

à franceinfo

Enfin, les équipes devront s'assurer qu'aucun pathogène d'origine porcine n'a été transmis à David Bennett. Car c'est également l'un des grands enjeux de ces xénotransplantations. "La recherche ne doit pas être portée uniquement sur la génétique et l'immunologie, mais également sur les problèmes infectieux, souligne Patrick Nataf. Utiliser des organes animaux pourrait entraîner des infections transmises de l'animal à l'homme, des zoonoses." Mais le chirurgien insiste également sur la dimension éthique et sociétale de ce type d'interventions.

"Nous sommes heureux de ces innovations et de ces prouesses médicales, mais il faut être très méfiant sur tous les aspects de ces xénotransplantations."

Patrick Nataf, chef de service de chirurgie cardiaque à l'hôpital Bichat (Paris)

à franceinfo

Cet événement mondial survient alors que Patrick Nataf travaille depuis plusieurs semaines sur un projet d'institut hospitalo-universitaire (IHU) spécialisé dans les transplantations d'organes. Ce projet, en cours de discussions entre le Campus Nord de Paris, l'Inserm et l'AP-HP, doit également permettre de lancer des travaux liés à ces interventions d'un genre nouveau. "Les problèmes liés à la xénotransplantation doivent être réunis par des équipes de chercheurs multidisciplinaires, explique le chirurgien, y compris avec un apport des sciences humaines. L'aspect sociétal fait partie de l'aspect scientifique."

Pas encore une solution à court terme

Cet événement scientifique, qualifié de "majeur" par le professeur, ouvre toutefois des perspectives immenses. Les pénuries d'organes, en effet, représentent aujourd'hui un problème à l'échelle mondiale. En France, où 400 greffes de cœur sont réalisées chaque année, un demandeur sur deux est laissé de côté, faute de greffon disponible. Les cœurs de porcs, toutefois, ne représentent pas encore une solution de court terme. Le cas de David Bennett était désespéré (et l'est toujours, malgré la greffe) et ce type d'interventions "s'adressera d'abord à quelques dizaines de personnes", estime Gilles Blancho. "Il faudra avoir des survies prolongées, de plusieurs années, pour considérer qu'il s'agit d'un succès." 

Cette intervention, toutefois, concrétise des années de travaux. "Cela fait vingt-cinq ans qu'on en parle, et là on y est." Enfin presque, car la France semble reléguée au rôle de spectatrice. "A Nantes, nous avons été l'un des premiers centres à greffer des animaux transgéniques au monde, en 1995, avec des greffes de reins de porcs transgéniques dans des modèles expérimentaux de primates. Mais les financements européens se sont arrêtés." En dehors d'un centre basé à Munich, c'est aux Etats-Unis, en Asie et en Australie que bat désormais le cœur de la recherche.

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