Abus sexuels : allonger les délais de prescription pour les mineurs
En droit pénal, la prescription de l'action publique est la durée au-delà de laquelle une plainte n'est plus recevable et où toute poursuite devient impossible. Elle est en France de dix ans pour les crimes et de trois ans pour les délits.
Concernant les enfants victimes de violences sexuelles, le législateur a prévu des délais de prescription allongés spécifiques pour les mineurs victimes de crimes et de délits sexuels. Depuis 2006, au lieu de dix ans pour les viols et de trois ans pour les agressions sexuelles, la prescription est de vingt ans après la majorité pour les viols commis sur mineurs, et de vingt ans également pour les délits sexuels aggravés commis sur des mineurs (mineurs de moins de 15 ans, par ascendant, par personne ayant autorité, en réunion, etc.). Cela signifie qu'ils peuvent porter plainte jusqu'à 38 ans.
Les victimes de violences sexuelles dans l'enfance ont besoin de beaucoup de temps pour être en capacité de parler et de porter plainte, souvent bien plus que ce que les délais de prescription accordent. Elles sont confrontées à de nombreux obstacles pour porter plainte. Moins de 10% d'entre elles pourront le faire.
Des délais de prescription trop courts ?
Beaucoup de spécialistes, de parlementaires et d'associations considèrent que les délais de prescription sont trop courts et qu'ils privent de nombreuses victimes de leur droit de porter plainte et d'accéder à la justice. Ils demandent donc soit un allongement de la durée de prescription de vingt à trente ans, soit de faire partir la prescription du moment où la victime prend conscience du préjudice subi (délit occulte), soit une imprescriptibilité comme tel est le cas dans certains pays comme la Grande-Bretagne ou la Suisse, ou encore l'Etat de Californie en réaction à l'affaire Bill Cosby.
En France, nous avons également de nombreuses affaires similaires de violeurs en série qui ont pu commettre leurs crimes sur plusieurs décennies, avec des victimes pouvant porter plainte et se porter partie civile aux Assises, alors que d'autres n'ont pas pu le faire en raison de la prescription, bien qu’elles aient subi les mêmes crimes et délits.
Trop de victimes se taisent
Aujourd'hui, seulement 10% des enfants victimes d'agression sexuelle portent plainte. Dans plus de 96% des cas, les agresseurs sont des proches, et la moitié font partie de la famille. Ces agresseurs ont donc une autorité et une emprise sur leurs victimes, et ils sont susceptibles de les menacer, de les manipuler et de leur imposer le silence.
Les enfants mettent beaucoup de temps pour réaliser ce qui leur est arrivé, pour ne plus être écrasés par la peur, la culpabilité et la honte, ne plus être terrassés par le traumatisme et leur mémoire traumatique. Ils sont surtout fréquemment frappés d'amnésie traumatique. Ces amnésies traumatiques peuvent durer des décennies, elles peuvent être partielles pour près de 60% des victimes de violences sexuelles dans l'enfance ou complètes pour 38% à 40% d'entre elles.
Comment expliquer les amnésies traumatiques ?
De très nombreuses études cliniques ont décrit ce phénomène connu depuis le début du XXe siècle et décrit chez des soldats traumatisés amnésiques des combats. Ce phénomène traumatique est lié à une dissociation produite par des mécanismes de sauvegarde neurobiologiques mis en place par le cerveau pour échapper au risque vital du stress intense produit par les violences qui entraîne une disjonction du circuit émotionnel et une anesthésie émotionnelle.
Tant que la victime reste en contact avec l'agresseur ou le contexte de l'agression, le mécanisme de sauvegarde reste enclenché et il y aura dissociation. La mémoire traumatique pourra être activée mais elle sera anesthésiée et donc pas ressentie, la victime n'aura pas accès aux événements traumatiques qui seront soit flous, indifférenciés comme irréels, sans connotation émotionnelle, ou soit inaccessibles, suivant l'intensité de la dissociation.
De ce fait, à l'âge adulte, quand ils auront enfin retrouver la mémoire et qu'ils seront en état de porter plainte, pour beaucoup d'entre eux, il sera trop tard, la prescription les en empêchera.
L'allongement des délais de prescription contesté
Le vote de la nouvelle loi est prévu le 12 janvier, mais certains s'y opposent. Les deux arguments les plus fréquents contre l'allongement du délai de prescription ou de la suppression de la prescription pour les victimes de viols et de délits sexuels aggravés - en dehors du "droit à l'oubli" - sont le risque de disparition des preuves avec le temps, mais la recherche minutieuse de faisceaux d'indices, de preuves matérielles et médicales, et d'autres victimes sont toujours possibles. Et l'agresseur peut reconnaître les faits. Le second argument est le caractère exceptionnel de l'imprescriptibilité qui serait réservé aux seuls crimes contre l'humanité.
Mais tous ces arguments ne font pas le poids face au problème de société et de santé publique majeur que représentent ces violences sexuelles commises sur les enfants :
- de par leur très grand nombre, ce sont des crimes de masse. Les enfants (et avant tout les filles) sont les principales victimes des viols et des tentatives de viols. Une enquête de 2015 a montré que 81% des violences sexuelles ont été subies avant 18 ans, 51% avant 11 ans, 21% avant 6 ans. Si les enquêtes de victimation montrent que 84.000 femmes et 14.000 hommes adultes subissent des viols et des tentatives de viols par an, ce serait 124.000 filles et 30.000 garçons qui subiraient des viols et des tentatives de viols chaque année.
- par le déni, de la loi du silence, culture du viol et de la tolérance qui règnent sur ces violences, et par l'impunité dont bénéficient les agresseurs et l'absence de protection que subissent les victimes. Seuls 1% de ces crimes font l'objet d’une condamnation et 83% des victimes rapportent n'avoir jamais été ni protégées, ni reconnues.
- par la gravité à long terme des conséquences psychotraumatiques de ces violences sur la santé et la vie des victimes. Les violences sexuelles sont reconnues par l'OMS comme un problème de de santé publique majeur. Avoir subi des violences sexuelles dans l'enfance peut être le déterminant principal de la santé cinquante ans après et peut faire perdre jusqu'à vingt ans d'espérance de vie (Felitti, 2010, Brown, 2009).
Pour toutes ces raisons, il faut modifier les délais de prescription, les allonger ou les rendre imprescriptibles. Il faut également qu'un plan de lutte, de protection et de prise en charge des victimes exceptionnel soit mis en place en urgence par les pouvoirs publics.
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