: Reportage En Belgique, la santé mentale se soigne davantage à domicile pour "comprendre d'où vient la crise"
Pour réduire le nombre d'hospitalisations de longue durée, le pays a totalement repensé son système de soins psychiatriques. Les patients bénéficient désormais d'un accompagnement autant médical et que social. A Namur, ces consultations à domicile aident Mélanie et Jacques à reprendre pied.
"Je bois un verre, puis deux. Je noie mon chagrin." Au sous-sol de la maison médicale de La Plante, à Namur (Belgique), une patiente se confie. L'alcool est devenu son échappatoire. Son fils aîné ne lui parle plus, son compagnon part et revient sans cesse. Ces épreuves ont fait naître en elle "des idées sombres", reconnaît timidement la jeune femme. Face à elle, Camille Lansmanne et Rémi Marion. L'assistante sociale et l'éducateur découvrent la situation de cette patiente. Sa médecin les a contactés pour un premier échange, préoccupée par cette consommation de boisson alcoolisée. "Toute personne dans sa vie peut avoir des difficultés. C'est aussi une force de dire : 'J'ai besoin d'aide'", assure Camille Lansmanne, à l'écoute. Peu à peu, les mots "psychologue" et "suivi" résonnent dans la salle.
Professionnels du social, Camille Lansmanne et Rémi Marion sont aussi membres de Pléiade, des équipes mobiles spécialisées en soins psychiatriques dans la capitale wallonne. Leur travail est au cœur des réformes qui, depuis douze ans, tentent de transformer la psychiatrie dans le pays. En 2017, la Belgique était l'Etat européen comptant le plus grand nombre de lits psychiatriques rapporté à la population : 136 pour 100 000 habitants, selon la Commission européenne. Un niveau élevé, mais en recul depuis plus de dix ans, d'après Eurostat. D'hospitalisations en psychiatrie, la Belgique a évolué vers un modèle de soins de proximité, où l'accompagnement s'invite au domicile. Un modèle salué par l'Organisation mondiale de la santé.
Des problèmes remis dans leur contexte
La réforme porte en elle un "changement de culture", relève le coordinateur fédéral belge des réformes de soins de santé mentale, Bernard Jacob. "Se concentrer sur les soins dans la communauté, et sur les besoins de la personne et de son entourage, pas uniquement le diagnostic", résume la tête pensante du projet. La réforme, appelée "Psy107", s'est appuyée sur un article de loi qui "a permis de transformer une partie du dispositif hospitalier en un dispositif plus mobile, et la création de réseaux" en psychiatrie. D'abord pour les adultes, puis en 2015 pour les enfants et les adolescents. Le terme "usager" est d'ailleurs préféré à celui de "patient".
"On met l'individu et son parcours de vie au centre, pas sa maladie mentale."
Pierre-Antoine Bogaerts, psychiatreà franceinfo
"Psy107" a sonné le glas d'une "tour d'ivoire enfermante" en psychiatrie, où des patients pouvaient être hospitalisés "depuis vingt, trente ans", souligne Didier de Vleeschouwer, coordinateur du réseau local de santé mentale pour les enfants et adolescents. Des lits d'hospitalisation de très longue durée pour les adultes ont été fermés, remplacés par de nouvelles équipes mobiles de crise et de suivi continu.
Depuis, une trentaine de professionnels (psychologues, psychiatres, assistants sociaux, éducateurs, infirmiers...) sillonnent les environs de la capitale wallonne, se relayant dans les lieux de vie de 230 "usagers".
Cet après-midi, Pierre-Antoine Bogaerts et Rémi Marion ont rendez-vous au domicile de Mélanie, une mère à la silhouette frêle et aux traits fatigués. L'équipe mobile de crise la rencontre chaque semaine, depuis sa tentative de suicide, il y a environ deux mois. "Comment allez-vous ?" lui demande d'emblée le psychiatre. "Ça peut aller, je dors jusqu'à midi", répond la trentenaire, le corps quelque peu prostré.
Mélanie vit seule, séparée du père de son fils depuis les trois mois de l'enfant. Une photo du garçon est encadrée face à elle. Le petit, sept ans, est pris en charge par ses grands-parents. "Pour le moment, je ne suis pas capable de l'avoir à la maison seule", glisse cette salariée en arrêt, confiant souffrir de dépression depuis la mort de son grand-père, lorsqu'elle était adolescente. La santé fragile de son enfant et la dépression de son compagnon actuel, ajoutés à des problèmes au travail, ont précipité sa "chute libre".
"Le domicile permet de comprendre ce qui fait la crise. La masse d'informations que nous avons en les voyant chez eux... Quand nous les voyons dehors, nous mettons parfois des mois à comprendre."
Pierre-Antoine Bogaerts, psychiatreà franceinfo
Assise face au binôme, la patiente livre ses difficultés pour se faire à manger, retrouver un rythme de vie. Son salon est plongé dans l'obscurité. Un seul des volets est entrouvert. "En se rendant à son domicile, on voit le manque total d'envie", souligne Rémi Marion.
Des séjours à l'hôpital plus courts
Ces équipes mobiles sont également gage de continuité des soins, estime le soignant. "Le fait qu'ils se rendent à domicile, je trouve ça génial. Je n'aurais pas pu y aller", appuie Mélanie. "Pour les personnes sans moyen de locomotion comme moi, qui suis épileptique, c'est très bien."
Depuis son salon, Mélanie aspire à retrouver le chemin du travail, à "reprendre une vie normale". La jeune femme se demande, tout de même, si un premier séjour à l'hôpital n'aurait pas pu "lui faire du bien". Le sujet est sur la table. Pierre-Antoine Bogaerts, encourageant, salue la volonté de sa patiente. "Mais reprendre le boulot, cela va être un autre rythme. Il faut que vous puissiez tenir le coup", s'inquiète le psychiatre. Le professionnel lui conseille "un objectif quotidien" pour reprendre un rythme, et lui propose un rendez-vous peu après sa reprise. Le moyen de voir, assez tôt, comment sa patiente tient.
"Nous sommes là pour la raccrocher à son réseau, à son psychologue et psychiatre qu'elle ne voyait plus. Et pour définir avec elle ce que pourrait être une hospitalisation", pointe Rémi Marion. L'éducateur insiste sur le choix de la patiente, pilier de la réforme avec l'inclusion des familles.
"Notre travail, c'est d'essayer de baisser la fréquence des hospitalisations. Ne pas les éviter à tout prix, car elles restent un outil précieux. Mais les préparer, les rendre les plus courtes et les plus efficientes possibles."
Pierre-Antoine Bogaerts, psychiatreà franceinfo
Et le soignant de souligner qu'"une hospitalisation est toujours une rupture avec son environnement. Si on peut l'éviter, on maintiendra des repères d'insertion très importants". Une prise de risque, au regard des pensées suicidaires de certains patients ? "Si nous sommes vraiment inquiets, nous indiquerons une hospitalisation", défend le psychiatre.
Douze ans après, la réforme a-t-elle abouti à des séjours plus courts à l'hôpital ? Au centre neuro-psychiatrique de Saint-Martin, à Namur, "80% des hospitalisations ont une durée moyenne inférieure à trois mois. Avant, on y rentrait parfois à vie", avance son directeur général Benoît Folens, évoquant en conséquence une hausse des admissions. Le constat est similaire pour l'hôpital psychiatrique du Beau Vallon, situé sur les hauteurs de la ville. La durée moyenne d'une prise en charge aiguë y est de 27 jours, contre 45 auparavant. A l'hôpital, les soins psychiatriques sont désormais plus intensifs, pensés pour répondre aux situations les plus difficiles. Des moyens manquent encore pour ces cas plus complexes, note le directeur du Beau Vallon, François Rassart.
Quand la santé mentale rime avec social
De retour au "QG" de Pléiade, une maison de ville en briques ocre, l'heure est à la réunion quotidienne des équipes de crise. Pierre-Antoine Bogaerts parle d'une "usagère" au "parcours lourd en psychiatrie", mais ses propos portent aussi sur sa solitude, la recherche de liens sociaux avec sa paroisse, ou sa crainte de perdre son logement. Dans les suivis, médical et social s'entremêlent constamment. Les contacts des services locaux de l'emploi, du logement ou des activités sociales sont clairement affichés dans les bureaux. Au total, 108 partenaires. "Santé, réinsertion... Nous plaçons autour des besoins de la personne les ressources utiles pour lui construire sa trajectoire", résume Bernard Jacob.
"80% de mon réseau ne sont pas des acteurs en santé mentale."
Didier de Riemaecker, coordinateur du réseau de santéà franceinfo
Dans son bureau du "QG", sciemment situé "dans la communauté et en dehors de l'hôpital", le coordinateur du réseau Didier de Riemaecker insiste sur un mot : "intersectoriel". Habitation, formation, culture... "Il faut que chaque partenaire soit une porte d'entrée vers les acteurs de la santé mentale", défend ce psychologue de formation. Et que ces acteurs veillent à la réinsertion des usagers. Des agents immobiliers jouent ainsi l'intermédiaire auprès de propriétaires, pour faciliter l'accès au logement. Des restaurateurs proposent des stages, "pour tester ce que c'est d'être en formation".
Un accompagnement social également mené de front, chaque jour, par les équipes mobiles. Ce matin-là, Camille Lansmanne et sa collègue psychologue retrouvent Jacques*, l'une de ses filles et ses petites-filles à son domicile. L'homme au sourire facile, malentendant et analphabète, vit relativement isolé en pleine campagne, à 30 minutes de Namur. Veuf, ce retraité du bâtiment souffre de troubles dépressifs, de schizophrénie et de paranoïa. Il y a quelques mois, il s'est laissé tomber dans l'escalier de la maison, alors que sa petite-fille était présente. Il ne bénéficiait alors d'aucun suivi.
"J'ai des dettes, ma fille est partie... C'est difficile."
Jacques, un patient dépressiflors d'une consultation à domicile
Tout en veillant sur le moral de Jacques au fil des visites, Camille Lansmanne a mis en place, depuis son retour de l'hôpital, une infirmière et des repas à domicile. "Je vais contacter votre médecin pour voir s'il peut faire les démarches pour l'administrateur de biens", précise d'une voix calme l'assistante sociale. "Et la semaine prochaine, on va au centre public d'action sociale pour faire votre demande de chauffage."
Seul un petit radiateur d'appoint, déjà bien esquinté, chauffe un salon orné de guirlandes lumineuses. La fille de Jacques, celle qui a quitté les lieux, "s'accapare sa pension", souligne Camille Lansmanne. "La médiation des dettes, les repas à domicile, l'accompagnement au centre d'action sociale... Tout cela est très fréquent", liste l'assistante sociale spécialisée en psychiatrie.
"Le social, c'est souvent la porte d'entrée vers le soin. Une personne peut avoir peur de rencontrer une équipe psychiatrique. Le social la rassure."
Camille Lansmanne, assistante socialeà franceinfo
Quand ses repères ont vacillé, Véronique a, elle aussi, été accompagnée par une assistante sociale. Souffrant de problèmes neurologiques, l'ancienne pharmacienne à la voix discrète a connu au passage de la trentaine "l'accident" qui a fait dérailler sa vie. Une opération dont l'issue fût une hémorragie cérébrale. "Ma fille venait de naître. Cela a explosé : le boulot, mon couple, tout. Et je n'ai plus su gérer les émotions qui allaient avec tout cela."
Dans ce moment si traumatique, cette aide à la fois sociale et psychologique a été essentielle. "Je venais de perdre mon emploi, mon mari m'avait dit que c'était terminé et j'avais encore des problèmes de santé physique. Je devais faire une demande de handicap", énumère la Namuroise de 47 ans. "Tout cela, pour moi, c'était plus qu'une montagne."
"Je ne voyais plus rien, j'étais noyée."
Véronique, représentante des usagers au sein du réseauà franceinfo
Aujourd'hui représentante des usagers dans les réunions du réseau à Namur, Véronique se bat pour que ces personnes souffrant de troubles psychiques aient accès aux soins "les plus globaux possibles". Pour que la réforme aille encore plus loin dans sa vision liant médical et sociétal. Car "si quelqu'un va mal intérieurement, cela donne des répercussions sur tout".
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé.
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