: Grand entretien Addictions, santé mentale… Comment les séries "Euphoria" et "13 Reasons Why" influencent-elles leur public ?
Malgré les messages de prévention qui les entourent, ces séries mettant en scène des adolescents en souffrance sont parfois accusées d'inciter les spectateurs à se mettre en danger. Franceinfo a interrogé Jean-Victor Blanc, psychiatre spécialiste des addictions, pour comprendre l'effet de ces fictions sur le public.
Après une première saison choc, la série phénomène Euphoria est de retour. Diffusée sur OCS en France, elle plonge le spectateur dans le quotidien de lycéens américains, qui cherchent, dans les drogues et excès divers une issue à leur mal-être et leurs angoisses.
L'actrice Zendaya y incarne Rue, adolescente en lutte avec ses addictions et narratrice. La comédienne a prévenu sur Twitter : Euphoria "s'adresse à un public mûr" et "cette saison, plus encore que la précédente, peut être difficile à regarder". La série est aussi traversée de nombreuses scènes de violence physique et psychologique, tout comme de nudité. Euphoria est d'ailleurs déconseillée aux moins de 16 ans en France.
Pour tenter de comprendre comment une telle série peut être reçue par le public et les personnes touchées par les addictions et les troubles de la santé mentale, franceinfo a sollicité Jean-Victor Blanc, psychiatre à l'hôpital Saint-Antoine à Paris. Spécialiste des addictions, il est aussi l'auteur de deux essais Pop and psy, comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychiques (éditions Plon) et Addicts (Arkhê).
Franceinfo : Comment qualifieriez-vous la série Euphoria ?
Jean-Victor Blanc : Je pense qu'elle peut se révéler nécessaire. Une série comme Euphoria montre la santé mentale avec une justesse et un visage nouveau puisque particulièrement bien informé. Et pour cause, le créateur de la série, Sam Levinson, a lui-même eu une adolescence compliquée avec des problèmes d'addiction qu'il a surmontés. Ce que je trouve exemplaire, c'est que dans son regard, il s'abstient de juger les personnes concernées par les addictions ou les maladies mentales, ces personnes que l'on sait trop souvent mal comprises ou stigmatisées. Il y a donc un message de tolérance. Sam Levinson ne juge pas, il ne banalise pas non plus l'usage de la drogue. Euphoria, comme d'autres séries récentes, peut aussi enrichir les connaissances de chacun sur le sujet.
> Ecoutez Sam Levinson à ce propos :
Comment la série peut-elle aider les spectateurs à mieux comprendre les maladies mentales et les addictions ?
La force de ce programme est d'entrer dans la psyché des personnages. Si l'on prend l'exemple de Rue, on comprend la vulnérabilité qui va la mener à la drogue. Elle est née avec un tempérament anxieux, ses angoisses sont très présentes. Une succession d'événements, notamment la disparition de son père, fait qu'elle rencontre un produit. Finalement, ça ressemble à beaucoup d'histoires de patients. Plusieurs facteurs font qu'au bout d'un moment, ils n'arrivent plus à gérer leur vie sans les produits. Ça, c'est très bien montré dans la série.
Tout le monde n'a pourtant pas cette lecture de la série. Aux Etats-Unis, l'organisation anti-drogues Dare accuse Euphoria de "glorifier l'abus de drogue, l'addiction et la violence". Une série peut-elle vraiment pousser à la consommation de drogues ?
Des études ont montré que les adolescents ayant regardé beaucoup de films ou de séries dans lesquels les personnages consomment du tabac ou de l'alcool présentent plus de risque de fumer ou de boire de l'alcool. Il peut y avoir un "effet d'incitation" ou de mimétisme quand les produits sont présentés comme n'ayant que des effets positifs ou indispensables à la fête.
"Ce que je trouve intéressant avec "Euphoria" ou "13 Reasons Why", c'est que la drogue et l'alcool ne sont pas traités comme anecdotiques ni montrés comme quelque chose de glorieux ou de romantique."
Jean-Victor Blancà franceinfo
Au contraire, on voit que le personnage de Rue essaie de s'en sortir, qu'il y a des moments où elle rechute, qu'un long parcours l'amène vers le rétablissement… Donc dans le cas de cette série, les scènes filmant l'addiction, mêmes si elles sont dures, ne sont pas gratuites.
Après la diffusion de la série 13 Reasons Why, une fiction qui raconte la suite d'événements ayant conduit au suicide d'une lycéenne, des chercheurs ont pointé une hausse des suicides chez les adolescents. Il est impossible d'établir un lien direct de causalité, mais qu'en pensez-vous ?
L'effet d'incitation ou de mimétisme a été majeur avec la série 13 Reasons Why. C'était une première avec une série aussi populaire. Netflix a réagi de manière intelligente. La plateforme a pris en compte les alertes des professionnels de santé et décidé de couper la scène du suicide d'Hannah. On sait que montrer une telle scène à des personnes ayant des vulnérabilités peut pousser au passage à l'acte.
La scène a donc été coupée, des messages de prévention ont ensuite accompagné les épisodes et Netflix a mis en ligne un site rassemblant des ressources, informations et numéros de téléphones. Les acteurs ont aussi participé à la diffusion de messages de prévention. C'est une responsabilisation de la part du diffuseur car il n'est pas anodin de parler de la santé mentale des adolescents. C'est aussi très intelligent dans le sens où ce sujet n'a pas été censuré. Car, je le crois, assortir une série de moyens d'informations peut sauver des vies.
Que répondez-vous aux personnes trouvant la série Euphoria trop violente ?
Que chacun doit respecter sa sensibilité. Si on se sent effrayé par les sujets exposés, si on s'en sent très éloigné, si l'on va mal, alors bien évidemment il ne s'agit pas de se traumatiser en regardant une série sombre et qui traite de sujets complexes. Mon conseil est de s'écouter, d'éviter de forcer sa nature. Euphoria est une série sur l'adolescence mais on peut se demander finalement si elle est faite pour des adolescents, vu la noirceur des thèmes et la maturité des sujets investis.
Une adolescente de 16 ans est morte, vendredi 21 janvier, dans le Lot-et-Garonne, après une surdose de médicaments. Selon les premiers éléments de l'enquête, toujours en cours, elle aurait voulu imiter les personnages de la série Euphoria…
Il est nécessaire d'en savoir plus sur ce drame pour mieux le comprendre et ne pas tirer d'enseignements trop rapidement, ne pas tomber dans une psychose. Il n'y a jamais qu'un facteur conduisant à un comportement à risques. Je veux rappeler qu'un numéro de soutien et de prévention existe, disponible 24h/24, le 3114. Ce numéro doit être connu. La série peut par ailleurs être utilisée comme un support de discussion avec l'entourage pour commencer à parler d'un mal-être.
Ne faut-il pas rappeler qu'Euphoria est une œuvre de fiction, même si elle est inspirée de l'expérience de son créateur Sam Levinson ?
Effectivement, Euphoria reste une fiction avant tout, ce n'est pas un documentaire. Donc il y a évidemment des éléments qui vont être poussés et dramatisés, quand d'autres seront passés sous silence. Il y a aussi une question de rythme dans l'écriture d'un épisode. Tout ça, il est bon de le rappeler. Les personnages sont inventés, ils peuvent représenter certaines choses de la réalité mais il ne s'agit pas de les transformer en patients et en réalité. Il faut faire de l'éducation à l'image. Mais on voit aussi que les adolescents et les parents sont encore mal informés sur les maladies mentales. Il faut donc aussi une éducation sur ces questions pour mieux savoir ce qui relève de la réalité ou non, et ainsi prendre la distance nécessaire avec la fiction.
Dans votre livre Pop and psy, vous écrivez : "Il n'est pas normal d'aller mal à l'adolescence." Pourtant, c'est une période souvent traversée par des turbulences de différents ordres. Que souhaitez-vous dire exactement ?
Oui, je le répète et il faut bien se le dire quand on est ado : "Il n'est pas normal d'aller mal à l'adolescence." Evidemment, l'adolescence est une période de transition, un moment où la personnalité va se constituer. Mais on constate fréquemment que le terme très vague de "crise d'adolescence" masque beaucoup de situations et parfois un début d'addiction ou de trouble psychique. D'où l'idée d'être attentif à ces troubles et à ne pas les banaliser. Heureusement, la plupart des adolescents sont indemnes de ces troubles psychiques.
"Néanmoins, le conseil que l'on peut donner aux parents est de se fier à leur instinct car ils ont souvent raison de s'inquiéter quand ils le font."
Jean-Victor Blancà franceinfo
Il y a aussi des signes généraux comme le désinvestissement scolaire avec un fléchissement des notes, qui peut être un marqueur de détresse psychique. Le fait de se tourner vers la consommation de produits stupéfiants ou l'alcool est également un indice d'alerte, ainsi que les scarifications, attaques envers soi-même ou pensées suicidaires. Il est alors nécessaire de se tourner vers un professionnel qui fera une évaluation sur la santé de l'adolescent.
> Retrouvez Le Fait culture chaque samedi dans la matinale de France Info :
Le Fait culture de France Info @CedricCousseau
—22 janvier 2022
Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, vous pouvez joindre le 3114, le numéro national de prévention du suicide, disponible 24h/24 et 7 jours/7. La ligne Suicide écoute est aussi joignable au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont à votre disposition sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.