: Enquête franceinfo Transparence sur les vaccins : comment l’Europe a cédé face aux laboratoires
En dépit des appels à la transparence lancés par plusieurs députés européens, la Commission européenne refuse de lever le voile sur l’argent qu’elle a versé aux laboratoires. Elle a accepté les clauses de confidentialité imposées par ces derniers.
Bruxelles, 12 janvier 2021. Quelques eurodéputés ont rendez-vous dans les locaux de la direction générale de la santé de la Commission européenne. C’est un grand jour pour eux, et ils ne cachent pas leur satisfaction. Ils réclamaient depuis septembre 2020 l’accès aux contrats passés au nom des 27 États membres, entre la Commission et l’industrie pharmaceutique. L’Union a en effet déboursé près de trois milliards d’euros, mais jusqu’à ce jour, rien n’a encore filtré sur la répartition de ces sommes entre les laboratoires, ni sur les prix fixés pour chaque dose de vaccin. Une seule entreprise, l’allemande Curevac - dont le vaccin n’est pas encore homologué en janvier -, accepte de jouer la carte de transparence en autorisant la Commission à mettre son contrat à disposition des députés européens qui le souhaitent.
Mais la satisfaction des parlementaires est de courte durée. Ils sont autorisés à consulter le document à tour de rôle, dans une salle de lecture. Ils ont interdiction de prendre des photos, et on leur demande de laisser leur téléphone à l’entrée. Ils n’auront que 45 minutes, montre en main, pour examiner un contrat de 67 pages. Un document dont de nombreux passages ont par ailleurs été caviardés, expurgés.
>> Retrouvez le contrat Curevac dans son intégralité (PDF)
Les parlementaires restent donc sur leur faim. Ils n’ont rien appris du prix des vaccins, ni des clauses de responsabilités juridiques ou des lieux de production. L’eurodéputée Michèle Rivasi ne décolère pas : "Mon travail à la commission de contrôle budgétaire du Parlement, c’est de contrôler ce qu’on fait de l’argent public. S’il n’y a pas la transparence des contrats, je ne peux pas faire mon boulot, peste l’élue écologiste, je suis une marionnette !"
Après Curevac, deux autres laboratoires ont bien voulu dévoiler partiellement leurs contrats passés avec la Commission européenne : Astra Zeneca et Sanofi. Les autres entreprises refusent et la Commission ne peut les y contraindre. En négociant avec l’industrie pharmaceutique, l’institution a en fait accepté les clauses de confidentialité demandées par le camp d’en face. Le secret des affaires l’emporte donc sur l’information des citoyens. Mais la Commission assume. "On ne rend pas ces contrats publics par amour du secret, on ne rend pas ces contrats publics parce que c’était la condition nécessaire à leur signature, se justifie Guillaume Roty, porte-parole de la Commission européenne en France. C’était plus important d’avoir des contrats secrets, que pas de contrat du tout."
>> Retrouvez le contrat AstraZeneca (PDF) et le contrat de Sanofi (PDF)
La gaffe belge
Il est tout de même possible d’avoir une petite idée des prix auxquels l’Europe a acheté ses vaccins. Et ce, grâce à une gaffe de la secrétaire d’État au Budget belge, Eva De Bleeker. Mi-décembre, elle a publié sur son compte Twitter un tableau détaillant les sommes versées à chaque laboratoire pour la recherche et le développement du vaccin, ainsi que le prix unitaire des doses achetées par l’Union européenne. Des détails censés rester confidentiels, dont la divulgation a mis les industriels en rogne. "Certains laboratoires ont appelé immédiatement la Commission, ils ont dit : 'Vous rompez la clause de confidentialité et donc on va vous attaquer !'", raconte le député européen En Marche Pascal Canfin.
La secrétaire d’État belge a rapidement supprimé son message sur Twitter, s’excusant pour son "excès de transparence", survenu dans un moment de fatigue... La Commission n’a jamais voulu confirmer la véracité des montants évoqués dans ce tweet.
Pour savoir si ces montants sont exacts, nous nous sommes donc tournés vers le gouvernement français. Le ministère de l’Industrie nous a fait savoir que le 24 décembre dernier, il avait, avec le ministère de la Santé et le secrétariat d'État aux Affaires européennes, adressé une lettre à la commissaire à la Santé Stella Kyriakides. Inquiet du sentiment de défiance d’une partie des Français à l’égard de la vaccination, l’exécutif a demandé à Bruxelles de faire toute la transparence sur les contrats signés.
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En France, un silence embarrassé
"Ces contrats sont financés par de l’argent public et nous devons être comptables de l’utilisation de l’argent public", assène Agnès Pannier-Runacher, qui ajoute vouloir être la plus transparente possible. Nous lui demandons donc de commenter les montants versés à l’industrie pharmaceutique divulgués sur Twitter par la secrétaire d'État belge. Mais sur ce point, c’est le silence radio. "Je ne suis pas habilitée à communiquer, indique-t-elle. La Commission européenne est signataire des contrats et je ne veux pas la mettre en difficulté."
Un négociateur en conflit d’intérêts
Certes, Big Pharma a imposé le silence sur les contrats et Bruxelles s’est plié à ses exigences. Mais c’est bien la Commission européenne qui a elle-même choisi de rendre opaque les coulisses des négociations. Au cours de l’été 2020 en effet, sept "super négociateurs" ont été désignés par les États-membres pour entamer les discussions avec les industriels au nom des 27. Qui sont ces négociateurs ? Comment ont-ils été choisis ? Qui a négocié avec qui ? Silence radio, là encore. Officiellement, leurs noms n’ont pas été rendus publics pour leur éviter de subir des pressions lors des discussions. Mais des pressions de qui ? La Commission ne le dit pas.
Par ailleurs, la presse belge a révélé que le négociateur choisi par la Suède n’était autre que Richard Bergström, l’ancien directeur de l’Efpia, le principal lobby de Big Pharma en Europe. Alors qu’il a signé une déclaration d’absence de conflit d’intérêts, le négociateur suédois serait aussi toujours l’un des propriétaires d’une entreprise pharmaceutique. La France, qui a elle aussi désigné une négociatrice, assure avoir été très vigilante sur ce sujet. Son curriculum vitae ne fait état que de postes occupés dans la fonction publique.
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Face aux réticences de Bruxelles à communiquer les documents publics qu’elle réclamait, l’ONG Corporate Europe Observatory, qui scrute les rapports entre la Commission européenne et l’industrie, a fini par déposer plainte auprès de la médiatrice de l’institution. Celle-ci a ouvert une enquête. Plusieurs eurodéputés se sont joints à cette procédure.
"America first"
Pour comprendre pourquoi la Commission européenne ne souhaite pas faire la transparence sur le prix des vaccins, il faut peut-être regarder du côté des États-Unis. Pendant que le président Donald Trump suscitait la consternation du monde entier en évoquant, le 24 avril, la possibilité d’utiliser de l’eau de javel pour se débarrasser du virus dans le corps, son administration ne traitait pas les questions liées à la pandémie avec la même légèreté. Bien au contraire. Dès le mois de février, la Barda (Biomedical Advanced Research and Development Authority) , institution puissante au sein du département américain de la santé, mettait plus de 10 milliards de dollars sur la table pour aider des laboratoires pharmaceutiques du monde entier à développer et fabriquer un vaccin. Ainsi, Sanofi Pasteur a été aidé à hauteur de 30 millions dès mars 2020 pour développer un vaccin avec l’une de ses entités, Protein Sciences Corporation.
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Quelques mois plus tard, l’industriel français signait un contrat avec le ministère de la Défense américain pour le développement d’un vaccin et l’achat de 100 millions de doses pour les États-Unis. Pour cela, les Américains sont prêts à verser jusqu’à 2,1 milliards de dollars à Sanofi.
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Une ONG américaine, Knowledge Ecology International (KEI), est parvenue à obtenir de l’administration américaine l’accès à la plupart des contrats passés par les Etats-Unis avec les industries pharmaceutiques (l’ensemble de ces contrats est consultable ici). "Le contrat avec Sanofi est très intéressant, note Manon Ress de KEI. Il contient une clause de prix de référence internationale qui stipule que Sanofi ne peut pas vendre son vaccin aux pays du G7 ou à la Suisse à un prix inférieur que celui facturé aux États-Unis."
Mais dès le début de la crise sanitaire, les États-Unis aident d’autres entreprises européennes. Ils vont jusqu’à "draguer" certaines start-up aux résultats prometteurs. "Trump a approché l’entreprise de biotechnologie Curevac qui préparait un vaccin de type ARN messager, explique Martin Pigeon de l’ONG Corporate Europe Observatory. Il voulait en fait s’en assurer le monopole. C’est sa ligne politique "America first", c’est-à-dire moi d’abord et le reste du monde peut crever." "Curevac aurait pu décider d’aller aux Etats-Unis et de se faire soutenir là-bas aux conditions posées par le gouvernement américain, confirme Jean-David Malo, directeur général de la recherche et de l’innovation à la Commission européenne. Mais l’entreprise a préféré rester en Europe. Il y a eu une prise de conscience de soutenir la souveraineté technologique de l’Europe." Pour Jean-David Malo, "on pouvait craindre un exode, mais cet exode n’a pas eu lieu".
Des labos sous perfusion américaine
Le fait que les États-Unis ont traité très tôt avec des entreprises européennes a laissé des traces dans les négociations à Bruxelles. En plus d’avoir placés certains laboratoires sous perfusion financière, Washington leur a garanti des conditions au plan juridique très favorables, en acceptant de les exonérer de toute responsabilité en cas de problème sur le plan de la production, comme sur le plan de la santé. Cela explique que les entreprises aient tenté d’obtenir les mêmes clauses en Europe. "Pfizer est arrivé dans la négociation en disant : 'Nous, ce que l’on veut, c’est que le droit américain de la responsabilité juridique s’applique'", raconte l’élu Pascal Canfin, qui préside la commission de l'environnement et de la santé du Parlement européen. La Commission européenne a dit : "C’est hors de question". Et donc ça a pris des mois !", déplore-t-il.
Certes, la Commission a finalement accepté une responsabilité "partagée" avec les laboratoires. Mais en cas d’effets indésirables graves avec un vaccin, seul Bruxelles sera tenu pour responsable. Les États-membres seraient alors chargés d’indemniser les victimes. Selon Martin Pigeon de Corporate Europe Observatory, les labos sortent donc grands gagnants de ces négociations : "On est dans une configuration où les risques, c’est pour toute le monde. Mais les profits, c’est uniquement pour l’industrie pharmaceutique."
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