On vous explique la polémique sur les "vols fantômes" sans passager dans le secteur aérien européen
En pleine pandémie de Covid-19, certaines compagnies aériennes affirment devoir effectuer des vols à vide pour conserver leurs créneaux de décollage dans les aéroports en vertu de la réglementation européenne.
Le ciel européen est-il condamné à être traversé par des avions sans passagers ? La polémique autour de cette pratique absurde d'un point de vue environnemental ne faiblit pas depuis les propos du PDG de la compagnie allemande Lufthansa fin décembre. "En raison de la faible demande en janvier, nous aurions réduit encore plus de vols, mais nous devons effectuer 18 000 vols inutiles en plus cet hiver", a déclaré Carsten Spohr au Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung (en allemand) peu avant Noël.
Cette annonce a scandalisé de nombreux internautes, qui ont ironisé sur l'injonction faite aux citoyens d'adopter en parallèle un comportement écologique, comme "faire pipi sous la douche". Mais l'indignation a surtout rapidement gagné les responsables politiques, l'eurodéputée écologiste Karima Delli allant jusqu'à demander à la Commission européenne d'intervenir pour ne pas laisser les compagnies aériennes mener de tels "vols fantômes".
18 000 vols #luftansa volent actuellement à vide en Europe, du fait de la règle du "use it or lose it".
— Karima Delli (@KarimaDelli) January 4, 2022
Cette situation est une absurdité écologique comme économique.
En tant que présidente de la commission des Transports, j'ai saisi la @EU_Commission pour que cela cesse ! pic.twitter.com/KGc7gC5U9Q
Dans son courrier, l'élue écologiste, par ailleurs présidente de la commission transports et tourisme au Parlement européen, dénonce la règle du "use it or lose it" qui régit l'utilisation des créneaux des compagnies aériennes dans les aéroports. En clair, Air France, Lufthansa, Iberia, Ryanair, etc. possèdent des créneaux horaires précis ("slots", en anglais) pour faire décoller et atterrir leurs avions dans les différents aéroports du Vieux continent. Avant la crise du Covid-19, il était impératif pour une compagnie d'utiliser au moins 80% de ces créneaux, sous peine de les voir redistribués au profit de la concurrence.
Une règle "irréaliste" ?
En raison de la chute drastique du nombre de passagers due à la crise sanitaire, les autorités européennes ont suspendu la règle du "use it or lose it" en mars 2020 afin de ne pas trop pénaliser les compagnies aériennes. Face à la reprise du trafic en 2021, la Commission européenne a décidé de fixer en mars dernier le seuil d'utilisation des créneaux à 50%, déclenchant la colère des compagnies aériennes qui le jugent toujours trop élevé, en temps de pandémie.
Pour justifier les "18 000 vols inutiles" de Lufthansa, le PDG du géant allemand met en avant la rigidité des règles de la Commission européenne en situation de faible demande – à cause de la pandémie. Avec un seuil abaissé et des annulations plus faciles, il serait en effet plus simple de conserver les créneaux actuels, cruciaux pour le redémarrage de la filière, qui espère retrouver en 2023 son niveau d'avant-crise. C'est la position officielle de l'Association du transport aérien international (IATA), qui représente la grande majorité des compagnies.
"Malgré nos demandes pressantes pour plus de flexibilité, l'UE a approuvé une règle d'utilisation de 50% (…) clairement irréaliste"
Un porte-parole de l'Association du transport aérien internationalà l'AFP
En plus d'être jugée irréaliste par les compagnies, cette régulation est "un non-sens économique, écologique et social", ajoute le ministre belge des Transports, Georges Gilkinet, qui a demandé lundi 3 janvier un allègement des règles à la Commission européenne.
Une clause pour garder les créneaux
L'Union européenne est-elle coupable d'imposer aux compagnies des "vols fantômes" ? Faux, répond Bruxelles : "L'objectif de l'allégement des créneaux horaires dans l'UE est précisément de faire en sorte que les compagnies aériennes puissent conserver leurs créneaux historiques sans avoir à voler à vide lorsque des restrictions sanitaires empêchent les passagers de voyager", s'est défendue la Commission européenne auprès du Parisien, vendredi 7 janvier.
"Nous veillerons à ce qu'aucune compagnie européenne ne soit contrainte d'opérer des vols à vide", a affirmé Jean-Baptiste Djebbari, sur Twitter, samedi 8 janvier. Le ministre français des Transports s'est aussi réjoui du fait que Brussels Airlines, filiale de Lufthansa, ait annoncé qu'elle n'effectuerait pas de vols sans passager pour garder ses créneaux.
Sauf que… c'est la seule compagnie à faire état d'une telle situation.
— Jean-Baptiste Djebbari (@Djebbari_JB) January 8, 2022
Et voici ce qu'a déclaré la porte-parole de Brussels Airlines, filiale de Lufthansa : pic.twitter.com/FaMLrIkgET
Pour ACI Europe, association qui regroupe les aéroports européens, les compagnies aériennes n'ont, en réalité, "aucune raison de faire voler des avions à vide en Europe", explique-t-elle dans un communiqué (en anglais). Le représentant des aéroports cite ainsi la clause de "non-utilisation justifiée des créneaux", étendue le 15 décembre dernier par la Commission européenne.
"Cette disposition couvre non seulement les interdictions pures et simples de voyager, mais également les restrictions de déplacement, les mesures de quarantaine ou d'isolement qui ont une incidence sur la viabilité ou la possibilité de voyager ou la demande de voyage sur des itinéraires spécifiques."
ACI Europedans un communiqué
Autrement dit, l'organisation renvoie Lufthansa à cette clause pour garder ses avions au sol tout en conservant ses créneaux.
Par ailleurs, dans la perspective d'un retour à la situation antérieure à la pandémie (le fameux seuil initial de 80%), la Commission européenne a acté le 15 décembre dernier un relèvement progressif de ce seuil de 50% à 64%, entre mars et octobre 2022. Des négociations s'ouvriront dans les prochaines semaines pour la période suivante, à partir d'octobre 2022. "Voilà pourquoi Lufthansa se fait entendre", analyse Jean-Baptiste Djebarri sur Twitter. Avec l'incertitude générée par le variant Omicron, le bras de fer entre les compagnies aériennes, les pouvoirs publics et les aéroports est loin d'être terminé dans la bataille des créneaux.
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