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"On vide l’océan à la petite cuillère" : pour éviter le coronavirus en prison, des magistrats font baisser la pression carcérale

Face au risque de propagation du coronavirus dans les prisons, le gouvernement a prévu de faciliter la libération de 5 000 détenus. Sur le terrain, des magistrats n'ont pas attendu cette annonce pour anticiper les sorties et éviter un drame.

Article rédigé par franceinfo - Abdelhak El Idrissi
Radio France
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Temps de lecture : 6min
La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a indiqué vouloir faciliter la sortie de 5 000 détenus en fin de peine.  (NINA VALETTE / FRANCE-BLEU ISÈRE)

La situation dans les prisons reste très tendue depuis la suspension des parloirs pour les familles de détenus. Pour y faire face, le ministère de la Justice a annoncé la gratuité de la télévision pour tous les détenus, ainsi que du crédit téléphonique pour maintenir le lien avec les proches, et une aide financière pour les plus démunis.

Au-delà des tensions liées au confinement, c'est la propagation du Covid-19, dans un contexte de surpopulation carcérale, qui inquiète les autorités. Mardi 24 mars, le ministère de la Justice recensait ainsi sept détenus testés positifs au nouveau coronavirus. Au 1er janvier 2020, on comptait 70 651 détenus en France pour 60 000 places.

5 000 détenus potentiellement libérables

Lors d'une réunion téléphonique avec des organisations syndicales du ministère de la Justice, Nicole Belloubet a indiqué vouloir faciliter la sortie de 5 000 détenus en fin de peine. Selon nos informations, ces sorties seraient rendues possibles en prononçant des remises de peine supplémentaires de quelques mois pour les détenus. "On ne fait qu'anticiper des sorties de détenus dont les peines étaient sur le point de toucher à leur fin", précise le ministère de Justice.

Dès le 14 mars, la Chancellerie publiait une circulaire pour demander aux magistrats "de différer la mise à exécution des courtes peines d’emprisonnement lorsque cela est possible" afin de "limiter et de réduire le nombre des personnes détenues".

"On fait attention aux profils"

En réalité, ce mouvement a démarré dès le début de la période de confinement. Des juges d'instruction ont décidé de sortir de détention des personnes mises en examen pour les placer sous contrôle judiciaire.

Mais le gros des sorties concerne les personnes déjà condamnées. Pour ces dernières, les juges d'applications des peines (JAP) ont accordé des centaines de libérations conditionnelles. Il s'agit à chaque fois de délinquants en fin de peine, condamnés pour des faits mineurs. "On fait attention aux profils", rassure un juge d'application des peines.

On ne va pas renvoyer un mari violent auprès de sa compagne en pleine période de confinement.

Un juge d'application des peines

à franceinfo

Ces sorties ont souvent lieu avec l'accord du parquet, donc sans audience.
"J'ai donné des instructions à mes collègues, confirme un procureur, pour ne pas s'opposer à la sortie de nombreux détenus en fin de peine". Celui-ci estime déjà à 5% la baisse de la population carcérale dans la prison de son département et s'attend à une diminution de 10%. "C'est du jamais vu".

Parmi les détenus, certains bénéficiaient d'un régime de semi-liberté pour travailler ou suivre une formation en journée avant de retourner dormir en détention. Pour éviter les allers-retours et les risques de contamination, des juges ont transformé ces mesures en liberté conditionnelle. Mais d'autres ont été "confinés en centre de semi-liberté sans aucune autorisation de sortie", regrette François Bes de l'Observatoire International des Prisons (OIP). "Ces centres ne sont pas adaptés pour une détention sept jours sur sept. C'est pire qu'en détention normale", alerte-t-il.

"Les collègues ont des approches différentes, concède Anne-Sophie Wallach du Syndicat de la magistrature (SM). Certains estiment qu’il ne faut pas les faire sortir pour éviter qu’ils contaminent d’autres personnes à l’extérieur."

On a demandé au gouvernement de nous donner une ligne de conduite claire et des outils pour nous faciliter la tâche sur les libérations

Cécile Dangles, présidente de l'ANJAP

à franceinfo

Afin de définir une stratégie globale, l'Association nationale des juges d'application des peines (ANJAP) a écrit à la ministre de la Justice pour demander des modifications législatives ou réglementaires afin de faire face à cette situation. 

"Que chacun prenne ses responsabilités"

En attendant, "on doit faire preuve d'inventivité", soupire un magistrat du parquet chargé de l'exécution des peines. "Mais il faut que le gouvernement prenne ses responsabilités. Soit on est dans une situation d'urgence et on examine des décrets de grâces individuelles, soit on demande au juge, mais forcément ça va prendre du temps"poursuit-il.

Les magistrats craignent également de se retrouver seuls face à des situations délicates. "Le juge d'application des peines va devoir endosser la responsabilité de ce que fait la personne emprisonnée une fois libérée, faute de temps pour pouvoir faire une enquête approfondie", ajoute ce magistrat. 

Les collègues espèrent ne pas faire sortir de prison des gens qui commettraient un crime. Ils ont aussi peur de laisser en prison des détenus qui pourraient mourir à cause du coronavirus.

Un magistrat du parquet chargé de l'application des peines

à franceinfo

Du côté du ministère, on répond que le recours aux grâces individuelles "n'est pas une solution qui a été envisagée". Depuis 10 jours, les magistrats, les greffiers et les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation se retrouvent donc en première ligne. "C'est épuisant, concède Cécile Dangles. On a une urgence sanitaire qui concerne bien au-delà des détenus. Il y les fonctionnaires de l'administration pénitentiaire. Et si demain on a une cascade de cas, ce sont les hôpitaux qui vont être en difficulté."

"Il faut que les pouvoirs publics agissent vite"

Face à cette urgence, les avocats de détenus déposent des demandes de mise en liberté. Pour "que chacun prenne ses responsabilités", résume Morgane Le Hir avocat au barreau de Paris. "C’est peut-être le moment aussi de prendre conscience que la surpopulation carcérale ne peut pas durer. Là c’est l’exemple flagrant. Le système tient à pas grand-chose. Il faut que les pouvoirs publics agissent vite", insiste-t-elle.

Maître Le Hir a récemment signé, avec plus de 600 avocats, magistrats et chercheurs, une tribune appelant à réduire le nombre de détenus pour éviter "le développement rapide de la maladie en détention, et de mettre en danger les personnes détenues et les personnels ainsi que leurs proches". En attendant l'entrée en vigueur des mesures prises par le gouvernement, "on vide l'océan à la petite cuillère", regrette Anne-Sophie Wallach du Syndicat de la magistrature.

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