"Les salariés vont s'épuiser" : face à l'épidémie de Covid-19, un Ehpad du Bas-Rhin se prépare au pire
Le coronavirus est entré dans ce petit Ehpad qui manque de moyens humains et matériels. Le personnel tente, la peur au ventre, d'endiguer l'épidémie.
La voix serrée, Julie*, directrice d'une petite maison de retraite du Bas-Rhin, fait le point sur l'état de ses forces. Alors que plusieurs établissements comptent déjà leurs morts, d'autres Ehpad comme le sien assistent, impuissants, à l'arrivée du coronavirus. Le bilan qu'elle dresse est pourtant bien différent de celui des Ehpad de Saint-Dizier (Haute-Marne), ou de Cornimont (Vosges) qui dénombrent 16 et 20 résidents morts, probablement du Covid-19.
L'épidémie n'a pas encore déferlé sur sa commune de l'arrière-pays alsacien, mais Julie voit déjà le scénario du pire se profiler. Une certitude occupe son esprit : le virus est entré. Deux cas de contamination ont été avérés dans son établissement. "Je crains que cela ne s'envenime", déplore la directrice. Toutes les précautions possibles ont été prises, mais faute de moyens humains et matériels suffisants, les soignants craignent le pire.
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Une bombe à retardement
Le cadre champêtre est devenu un décor anxiogène. "On a un résident et une salariée qui ont été testés positivement", explique Julie. La directrice se rattache à ces chiffres, sans leur accorder trop d'importance. "Il faudrait pouvoir tester tout le monde pour savoir", regrette-t-elle. Une option qui n'est pas d'actualité. "On ne peut pas tester tous les résidents malheureusement, c'est impossible", commente Karim Aouragh, médecin coordonnateur dans plusieurs Ehpad. "Sur le secteur, nous avons un laboratoire privé qui est habilité à réaliser des tests, mais il est soumis, comme partout, à une absence de réactifs. Il ne peut donc réaliser qu'environ cinq tests par jour", précise le spécialiste en soins palliatifs et gériatrie.
On ne sait pas mesurer l'étendue des dégâts dans les maisons de retraite.
Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de Franceà franceinfo
Impossible de savoir qui est contaminé et qui ne l'est pas entre les murs de l'Ehpad. "Je dois gérer cette peur qui s'installe progressivement", témoigne Julie, qui doit rassurer un personnel déjà surmené, des résidents bousculés et des familles inquiètes. En quelques jours, le quotidien de la petite structure privée a basculé. Julie peut heureusement compter sur une équipe d'une quarantaine de soignants "formidable et très investie", face à cette crise inédite.
"Les Ehpad ne sont pas du tout préparés", affirme Karim Aouragh. "D'un point de vue matériel : on n'a pas du tout assez de masques, de blouses ou de charlottes, et en termes de personnel, il n'y a même pas d'infirmières de nuit dans la plupart des Ehpad", alerte le gériatre. Ce manque de moyens humains, qui remonte à "bien avant le coronavirus", est aggravé par l'épidémie.
On se retrouve avec une crise qui impose au personnel de tripler le temps de prise en charge.
Julie*, directrice d'un Ehpad dans le Bas-Rhinà franceinfo
"Les salariés vont s'épuiser", prévient Julie, "on a déjà des arrêts de travail qui tombent". Huit, pour l'instant. Certains soignants tomberont probablement malades, d'autres feront valoir leur droit de retrait. "Cela va devenir ingérable", déplore-t-elle.
Confinement et système D
Dernier maillon d'une chaîne sanitaire dépassée, la maison de retraite se prépare dans la douleur à la vague épidémique. Pour gérer les besoins matériels de la crise, l'Ehpad a lancé un "appel sur les réseaux sociaux". "Tout le matériel que j'ai obtenu, c'est grâce à la mobilisation des particuliers, de la mairie, etc.", détaille la directrice. L'ARS lui a écrit pour lui proposer "d'aller chercher des masques chirurgicaux à Strasbourg, mais c'est à 100 km". Une alternative peu arrangeante.
Karim Aouragh, également "en attente de protections", bénéficie de dons de masques d'une entreprise locale, qui ne couvrent toutefois pas l'ensemble de ses besoins. "Pour un prélèvement sur une patiente, samedi, on n'avait pas de charlotte à se mettre sur la tête", regrette-t-il. Tous bricolent des solutions temporaires et s'évertuent à appliquer les gestes barrières préconisés. "Comment est-ce qu'on organise ça dans un Ehpad ?", s'irrite le médecin coordonnateur. "C'est impossible de mettre en place un confinement complet des gens en chambre", lâche-t-il. "Imaginez, s'ils chutent et se fracturent un fémur…"
Comment voulez-vous faire comprendre à des patients qui souffrent de démence, même légère, qu'ils doivent rester dans leur chambre ?
Karim Aouragh, gériatre et médecin coordonnateur en Ehpadà franceinfo
"Les premiers jours, les résidents ne comprenaient pas", confirme Julie. "C'était très difficile pour eux, après l'interdiction des visites. Là on est en train de mettre en place des échanges Skype, cela va sûrement les apaiser", espère-t-elle. Pour pallier l'absence des visites familiales, la directrice et les soignants s'efforcent de rassurer les familles. "Elles comprennent, cela ne veut pas dire qu'elles ne sont pas inquiètes, mais elles comprennent", assure la directrice. Quant aux patients, ils "savent que ce qui se passe est grave", témoigne Karim Aouragh. "Ils s'adaptent en se disant que c'est presque normal par rapport à ce qu'il se passe à l'extérieur." L'inquiétude varie toutefois selon le profil du résident, précise le gériatre.
"Des gens vont mourir seuls"
Amélie*, fille d'un résident, vit dans l'incertitude. Rassurée par la transparence de la résidence, elle demeure inquiète quant à l'évolution de la situation. "Qu'il meure, ce n'est pas ça le drame. Le drame, c'est qu'il meure seul, alors que ça aurait pu être évité", soupire-t-elle. La perspective de ne pas pouvoir accompagner les malades est douloureuse, pour les familles comme pour les soignants. "Je suis médecin de soins palliatifs, et je me demande comment je vais pouvoir assurer une mort digne aux résidents qui seront atteints, et dont l'état de santé sera trop dégradé pour justifier une hospitalisation ou une réanimation", s'émeut Karim Aouragh.
Les Ehpad ne bénéficient pas du matériel ni des traitements nécessaires pour accompagner les patients en fin de vie. "Si le patient commence à être encombré, hormis mettre de l'oxygène, qu'il n'y a pas dans tous les Ehpad, on ne pourra rien", s'alarme le soignant. "On va avoir des gens qui vont mourir seuls et probablement d'asphyxie", alerte-t-il. "C'est très dur, c'est vraiment une médecine de guerre."
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