"On navigue à vue" : pour les très petites entreprises, le spectre d’un "crash test" économique après l’été
Les TPE ont subi une forte chute d'activité lors du confinement, ce qui a fragilisé certaines d'entre elles. Rencontre avec des entrepreneurs de Reims (Marne), qui expliquent leurs difficultés et leur crainte des mois à venir.
"Comme vous pouvez le constater, il n’y a pas beaucoup de coups de fil ce matin." Toute l'année, Michaelle Yankov et son époux importent de la porcelaine à destination des hôtels, des cafés et des restaurants. Mais depuis la mi-mars, ils ont surtout bu la tasse. Pendant le confinement dû à la pandémie de Covid-19, le chiffre d’affaires mensuel de la société Import CHR a été divisé par quatre, passant de 125 000 à 30 000 euros. A ce rythme-là, cette entreprise basée à Saint-Brice-Courcelles (Marne) n'aurait sans doute pas survécu quelques mois de plus. L'activité redémarre enfin en ce début de mois de juillet, mais il s’agit en grande partie d’un "rebond fictif", explique l’entrepreneuse, qui honore surtout "des commandes de mars".
En raison des mesures économiques d'urgence mises en place par les pouvoirs publics, la France n'a pas encore connu de vague de défaillances de petites entreprises. Mais la "bataille" ne fait que commencer pour l'entreprise de Michaelle Yankov. Sa trésorerie a déjà fondu de 40% pendant la crise et cette cure d'amaigrissement pourrait se poursuivre. "Il faut par exemple ajouter trois mois de travail pour la personnalisation de nos tasses importées. Au total, la crise pourrait donc avoir des effets plus longs, sur six mois, sans compter le mois nécessaire pour obtenir le paiement." Pour elle comme pour tant d'autres, l'automne sera la saison de la mise à l'épreuve.
On a fait des tableaux, des modélisations, on a appelé le comptable, puis le centre des impôts pour payer en plusieurs fois la TVA… Dans cette épreuve, on a l’impression d’être une petite coquille sur un océan déchaîné.
Michaelle Yankov, dirigeante d’Import CHRà franceinfo
Au total, 10 225 des 20 667 entreprises du département de la Marne comptent moins de dix salariés. Ce tissu économique est désormais soumis à un effet de cascade entre des clients fragilisés et des fournisseurs qui réclament le règlement de leurs factures. "La vaisselle ne sera pas forcément le premier investissement des restaurateurs, qui vont préférer aller à l'essentiel", commente Michaelle Yankov, dont l'activité dépend indirectement de la fréquentation des bars et des restaurants. "Il y a encore beaucoup d'inquiétude chez les consommateurs, même si le masque entre dans les mœurs. Nous dépendons de la consommation et des décisions de l'été."
"C'est à nouveau le flop depuis dix jours"
Avec le déconfinement, en effet, la crise économique a changé de visage. "Les causes de la chute d’activité se modifient et esquissent le passage d’un choc sanitaire à un choc de demande", relevait la Dares dans sa dernière enquête. Malgré un net rebond lors de la sortie du confinement à la mi-mai, la consommation des ménages en biens est restée en juin en dessous de son niveau de février (-7,2%), souligne de son côté l'Insee.
C'est donc la grande question : les Français vont-ils consommer ? Nicolas Bibaut, un fleuriste rémois de l'avenue Jean-Jaurès, est tout à sa tâche à l'arrière de la boutique. Il se souvient encore de l'annonce du confinement, le 16 mars – "à 20 heures pour une fermeture à compter de minuit" – et de toutes les fleurs jetées à la benne ou distribuées aux commerçants... Aujourd'hui, "après une bonne Fête des mères, qui m'a d'ailleurs sauvé, c'est à nouveau le flop". Il ne peut pas compter sur les mariages, tous annulés. Seuls deux des dix clients prévus sont revenus pour des cérémonies civiles, en petit comité. "Je reste optimiste, mais les prochains mois seront difficiles."
En attendant, il tient le coup. "Quand je compare avec d'autres pays, je me dis qu'on a plutôt été bien accompagné." Nicolas Bibaut a notamment bénéficié d'une aide de 1 500 euros par mois au titre du fonds de solidarité, un coup de pouce réservé aux entreprises ayant au moins un salarié et dont le chiffre d'affaires a chuté d'au moins 80% par rapport à l'an passé. Il a également obtenu un prêt garanti par l'Etat (PGE) de 25 000 euros, sur les conseils de son comptable. "C'est vraiment à contrecœur, parce que j'allais justement en finir avec les crédits dans un an." Il n'a d'ailleurs utilisé qu'une partie de la somme, pour les loyers et les salaires.
"Le PGE est une bouffée d’oxygène à court terme pour la trésorerie, mais il faudra tôt ou tard rembourser ce prêt", insiste en effet Bertrand Duc, responsable de la communication de la chambre de commerce et d'industrie (CCI) de la Marne. Le besoin de liquidités a été la principale difficulté rencontrée par les entrepreneurs durant le confinement. Sans surprise, 60% des 1 500 appels reçus par la cellule de crise de la CCI concernaient des questions de trésorerie, loin devant les thèmes sociaux et de ressources humaines (30%) et la réglementation (10%).
Découvert sur le compte pro, difficulté à payer un fournisseur ou un salarié… Il faut réagir immédiatement et ne pas se dire que ça ira mieux dans deux mois. Traiter un problème dès le départ peut juguler l'hémorragie.
Bertrand Duc, responsable de la communication de la CCI de la Marneà franceinfo
Les patrons les plus touchés peuvent également trouver conseil auprès d'une commission de prévention des entreprises en difficulté, mais ce dispositif animé par des chefs d'entreprise peine encore à trouver son public. Malheureusement, les entrepreneurs les plus mal en point "sont soit dans le déni, soit redoutent les regards extérieurs", reprend Bertrand Duc. "Ce sont parfois des situations humaines compliquées." Par ailleurs, mi-mai, près de 17% des 25 000 entrepreneurs interrogés par la Confédération nationale des très petites entreprises (CNTPE) affirmaient être au bord du dépôt de bilan.
"Une période compliquée à partir de septembre"
Malgré ces signaux alarmants, il est encore tôt pour mesurer toutes les conséquences économiques de la pandémie. "Nous sommes dans un état d’inquiétude très fort, car un pan de l’économie locale risque de disparaître, estime Jean-François Ferrando, président de la CNTPE. Cette prochaine période compliquée pourrait débuter en septembre et se poursuivre jusqu’en décembre. La première alerte à surveiller, ce sera les licenciements."
Si le dispositif du chômage partiel a soulagé les entreprises, Michaelle Yankov et son mari ont tout de même négocié une rupture conventionnelle avec l'une de leurs salariées. "Un crève-cœur, humainement. Mais nous ne serions pas en mesure de verser une future prime de licenciement." Nicolas Bibaut, lui, n'a pas reconduit une jeune femme en CAP. La crise a été "l'un des éléments" qui ont motivé son choix. Pour endiguer ce creux attendu sur le marché de l'emploi, le Centre d'information sur la prévention des difficultés des entreprises (CIP) réclame par exemple des exonérations de charges patronales la première année après l'embauche.
“Durant la crise, il a fallu se diversifier, chercher autre chose”, explique Mathieu Aubert, de La Bouquine, une brasserie artisanale rémoise qui emploie quatre salariés. Avant la crise, 85% de son chiffre d’affaires était lié à l'activité des cafés, hôtels et restaurants. Conséquence des semaines de fermeture de ces établissements ? Une baisse de 68% le premier mois et de 52% le second. Mais le brasseur conserve son optimisme, quitte à considérer la crise comme une opportunité. "Je suis allé chercher des marchés dans la distribution et dans les circuits courts", avec notamment le développement d'un show-room de dégustation. Le patron prévoit même deux embauches en CDD, dont une qui pourrait être convertie en CDI, à court terme.
L'activité redémarre également chez Jean-François Blanchard, qui a d'ailleurs réalisé les codes-barres de La Bouquine pour les supermarchés. Après le "chaos" initial, le dirigeant de Custom Team, une entreprise de flocage textile, s'est lancé dans l'importation de masques fin avril, grâce au tuyau d’un ami. Résultat ? "Quatre semaines de boulot" qui lui ont sans nul doute sauvé la mise. Avec le retour de l'activité textile, son carnet de commandes recommence à se remplir. Mais il ne pourra pas compter sur les événements estivaux, pour la plupart annulés par précaution sanitaire.
En juin, je devais faire tout le merchandising et la boutique du festival Art et Jazz d'Hermonville. Je travaille aussi avec le club d’athlétisme, mais il n'y aura pas de compétition interclubs… Je ne sais pas de quoi demain sera fait.
Jean-François Blanchard, dirigeant de Custom Teamà franceinfo
Après avoir bénéficié de l'aide de 1 500 euros du fonds de solidarité, Jean-François Blanchard a obtenu auprès de sa banque un report de six mois pour les mensualités du crédit de son local. Il n'a pas eu à verser de cotisations patronales pendant le confinement, mais l'Urssaf a prévu de les collecter de nouveau à partir du 20 juillet, avec un rattrapage des sommes dues. Même s'il est possible d'ajuster l'échéancier pour tenir compte de la baisse de revenus, Jean-François Blanchard est déjà sous pression car son chiffre d'affaires reste inférieur d'un quart à celui de l'an passé. "Si je n’ai pas assez d’activité, je risque ensuite de ne pas pouvoir me payer."
C'est la raison pour laquelle Jean-François Ferrando, du syndicat patronal CNTPE, réclamait une "période blanche" de trois mois, avec une exonération des charges sociales et patronales. Lundi 29 juin, la secrétaire d'Etat Agnès Pannier-Runacher a accédé en partie à ces revendications, en ouvrant la porte à une annulation de cotisations sociales patronales.
Cet effort suffira-t-il ? "La prochaine rentrée est très redoutée", élude Nicolas Bibault, le fleuriste rémois, d'autant que cette période est traditionnellement creuse. "Si ça ne repart pas, je ne vois pas comment on va faire. Et bien entendu, s'il y avait un nouveau confinement en raison d'une autre vague, on ne s'en remettrait pas." A ses côtés, son employée, Patricia Varoquier, le taquine et répond qu'après tout, ça lui "ferait des vacances" avant sa "future retraite" de salariée. Puis, l'espace d'un instant, la fleuriste de toute une vie tombe sur une épine. "Ça serait quand même con de finir ma carrière comme ça, sur un licenciement économique."
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