Covid-19 : l'hypothèse d'un virus échappé d'un laboratoire serait-elle finalement crédible ?
Les scientifiques n'ont toujours pas découvert comment le virus était passé de la chauve-souris à l'homme. Si la thèse d'un autre animal ayant servi d'hôte intermédiaire reste privilégiée, la piste d'un accident de laboratoire n'est pas complètement abandonnée.
Comment tout a commencé ? Voilà la question à laquelle doit répondre la mission internationale chargée par l'Organisation mondiale de la santé de déterminer le point de départ de l'épidémie de Covid-19. Les experts mandatés par l'OMS se sont entretenus pour la première fois − mais de façon virtuelle − avec des scientifiques chinois, vendredi 30 octobre. L'agence onusienne ne désespère pas qu'ils puissent se rendre un jour sur le terrain pour enquêter sur l'origine de la pandémie.
Près d'un an après que le coronavirus a commencé à se propager en Chine, puis dans le monde entier, les scientifiques n'ont qu'une certitude : l'homme a hérité ce coronavirus de la chauve-souris. Mais comment est-il passé de l'animal à l'humain ? Là, le mystère reste entier. En France, une association de patients, l'Union nationale des associations citoyennes de santé, a saisi le Conseil d’Etat, jeudi 5 novembre, pour contraindre le ministre de la Santé, Olivier Veran, à s'expliquer sur l’origine de la pandémie de Covid-19.
Face à cette énigme, les esprits les plus complotistes ont très tôt envisagé que le virus ait pu s'échapper d'un des laboratoires du vaste campus de l'Institut de virologie de Wuhan, ville berceau de la pandémie en décembre 2019. Cette théorie a été rapidement retoquée par des experts. Mais avec le temps, d'autres scientifiques soulignent que "des éléments troublants" invitent à reconsidérer cette hypothèse, parmi d'autres.
"Une épidémie ne peut pas commencer naturellement à Wuhan. Ce n'est pas une origine géographique cohérente. Pour l'expliquer, il faut que l'homme intervienne à un moment ou à un autre."
Alexandre Hassanin, chercheur au Muséum national d'histoire naturelleà franceinfo
Bien qu'ils s'interrogent sur le rôle éventuel de l'Institut de virologie de Wuhan, ces chercheurs restent partisans de "la théorie naturelle", "la plus probable". "Ce qu'on sait des autres zoonoses à coronavirus, comment le Sras et le Mers, c'est que le franchissement de la barrière d'espèces ne se produit pas directement de la chauve-souris à l'homme, mais que le virus passe par un hôte intermédiaire", explique Etienne Decroly, directeur de recherche au CNRS à l'université Aix-Marseille. Or, pointe Serge Morand, directeur de recherche au CNRS, basé en Thaïlande, "on n'a toujours pas trouvé l'animal intermédiaire".
"Les échantillons qui ont été collectés sur le marché de Wuhan − qui était l'hypothèse de départ − n'ont pas permis d'identifier cet hôte intermédiaire", relève Etienne Decroly. Les chercheurs chinois avec lesquels Serge Morand collabore "ont testé plein d'animaux", relate-t-il. "Des animaux sur les marchés, dans les élevages, des animaux dans la faune sauvage, domestiques, confisqués..." Sans succès.
"Le plus probable est que ce soit une zoonose naturelle."
Etienne Decroly, virologue au CNRSà franceinfo
Depuis plusieurs mois, le pangolin fait figure de favori. "Les pangolins ne sont pas carnivores, mais ils adorent les fourmis. Un animal peut avoir léché des fourmis sur le cadavre d'une chauve-souris infectée dans une grotte", envisage Alexandre Hassanin, chercheur au Muséum national d'histoire naturelle, spécialiste de l'évolution des espèces, notamment des chauves-souris. Or le petit mammifère est braconné en Asie du Sud-Est et vendu illégalement en Chine pour y être mangé ou utilisé en pharmacopée. "Un pangolin a pu être contaminé dans son milieu naturel et ensuite en contaminer d'autres en cage", poursuit le chercheur. Le virus serait ensuite passé à l'homme qui les détenait.
Des études internationales, parues en mars et mai dans Curent Biology*, Nature* et mSphere*, ont montré que le Sars-CoV-2 était identique à 91% à un coronavirus présent chez des pangolins javanais. Mais, objecte Etienne Decroly, "quand on regarde les séquences en détail, on se rend bien compte que le virus tel qu'il a été isolé chez ces pangolins ne correspond pas au virus intermédiaire entre le virus de chauve-souris RaTG13 et le Sars-CoV-2. Et ce virus ne permet pas d'expliquer le franchissement de la barrière d'espèces."
Le chien viverrin plutôt que le pangolin ?
Serge Morand suit une autre piste. Ses collègues chinois "ont réussi à infecter des chiens viverrins très facilement en laboratoire". "Leur hypothèse est que ce serait dans un élevage de chiens viverrins, comme il en existe en Chine, que ça aurait pu se faire." Une chauve-souris infectée vivant à proximité de l'élevage aurait pu infecter un chien viverrin. Cet animal à tête de raton-laveur et au corps de chien, élevé pour sa fourrure, serait devenu l'hôte intermédiaire qui aurait transmis la maladie à l'homme.
Le biologiste bâtit le scénario suivant : "En Asie du Sud-Est, cette épidémie entraîne peu de mortalité, alors que c'est une terre d'émergence de coronavirus. L'hypothèse, c'est que la circulation de coronavirus à bas bruit au sein de la population entraîne une protection immunitaire croisée. Ce coronavirus circulait peut-être depuis des mois, voire des années, dans des petits élevages et passait sur des humains. Il a suffi qu'il arrive dans une grosse ville, où il n'y a pas de coronavirus qui circule comme dans les campagnes, où la population est plus fragile, car exposée à la pollution, au diabète, à l'obésité, à toutes sortes de facteurs de risque, pour que ça explose." Mais cela reste une hypothèse.
Un accident dans le labo de "Batwoman" ?
Ce "chaînon manquant" dans l'histoire de la maladie pousse les chercheurs à s'intéresser aux laboratoires de l'Institut de virologie de Wuhan, dont l'histoire est étroitement liée aux chauves-souris et à leurs coronavirus. C'est une équipe de cet institut, celle de la virologue de renommée internationale Shi Zhengli, surnommée "Batwoman", rapporte Time*, qui a démontré dans une étude publiée dans Nature* en février que le génome du Sars-CoV-2 était identique à 96% à la séquence génétique du RaTG13, un virus identifié chez une chauve-souris dans la province du Yunnan en 2013. Un virus que l'institut détenait depuis dans sa collection, la plus grande d'Asie, avec 1 500 spécimens de souches virales différentes, comme il s'en vante sur son site internet.
Pour beaucoup de chercheurs, cette coïncidence est trop grande pour ne pas soulever des questions. "Il y a un laboratoire de virologie à Wuhan. Et comme par hasard, ce sont des spécialistes des virus de chauves-souris. C'est un petit souci", juge Alexandre Hassanin. Le virologue Etienne Decroly a aussi des doutes. "Le travail publié depuis une quinzaine d'années par cet institut et notamment le laboratoire de Shi Zhengli a consisté à échantillonner des virus dans la faune sauvage dans le but d'essayer de comprendre les mécanismes de franchissement de la barrière des espèces pour essayer de s'en prémunir", note-t-il.
Le spécialiste des virus émergents estime qu'un accident de manipulation en laboratoire pourrait avoir déclenché cette catastrophe. "Certaines techniques employées consistent à cultiver les virus, d'autres à les manipuler pour construire des virus chimères ayant plus de facilité à franchir la barrière des espèces. Ce type de manipulation pose la question de savoir s'il n'y a pas eu une possibilité d'échappement d'un laboratoire d'un échantillon qui aurait été collecté dans la faune sauvage ou qui aurait subi ce processus."
"C'est une hypothèse qu'il faut regarder avec autant de sérieux que les autres, de manière à clarifier définitivement ce point."
Etienne Decroly, virologue au CNRSà franceinfo
Le biologiste Serge Morand n'écarte pas, lui non plus, cette éventualité. "C'est un laboratoire qui est d'un niveau P3. Ça veut dire qu'ils n'y font pas forcément de la manipulation génétique. C'est un laboratoire militaire un peu plus loin de niveau P4 qui en fait. Mais ils peuvent faire de la culture cellulaire. On maintient le virus en vie dans des cellules. On peut faire des cultures cellulaires animales et les passer sur des cultures cellulaires humaines. On pourrait imaginer que quelqu'un se contamine par accident lors de cette manipulation. C'est possible. Ce ne serait pas la première fois."
L'hypothèse d'un virus de synthèse, fabriqué en laboratoire, a en revanche été réfutée dès mars par une étude internationale parue dans Nature*. "Nos analyses montrent clairement que le Sars-CoV-2 n'est pas une construction de laboratoire ou un virus délibérément manipulé", y écrivaient les auteurs. Ajoutant : "Il est improbable que le Sars-CoV-2 soit apparu par la manipulation en laboratoire d'un coronavirus apparenté de type Sars-CoV." Ce que confirme dans le Lancet* David Robertson, du Centre de recherche sur les virus de l'université de Glasgow. "Le Sars-CoV-2 ne ressemble à rien de ce que nous avons vu auparavant. Il est vraiment hautement improbable que quelqu'un l'ait créé ; il n'est pas assemblé à partir de morceaux que nous connaissons." Mais la thèse de l'accident reste possible.
"Toutes les données nous orientent vers le Yunnan"
Alexandre Hassanin échafaude un autre scénario qui aurait pu engendrer ce cataclysme. "Quand vous séquencez le génome d'un virus, vous séquencez aussi un peu de celui de son hôte. Si on prend le génome de ces virus et qu'on s'intéresse à l'origine géographique des chauves-souris dont ils sont extraits, on s'aperçoit que, pour le Sars-CoV-2, toutes les données actuellement disponibles nous orientent vers le Yunnan, le sud de la Chine, voire l'Asie du Sud-Est", expose le chercheur. Or, indique-t-il, "des membres du laboratoire de Wuhan étaient présents jusqu'en octobre 2019 dans des expéditions de collecte d'échantillons dans le Yunnan".
"Si la transmission est possible directement des chauves-souris à l'homme − ce qui n'a pas été prouvé − l'une des hypothèses, c'est d'envisager qu'un des chercheurs a été contaminé lors de cette expédition, a ramené la maladie avec lui à Wuhan et a contaminé ses proches. Ça expliquerait l'émergence de l'épidémie à Wuhan", conclut Alexandre Hassanin. Ce scénario n'est pas si farfelu. En 2012, six mineurs travaillant dans une mine peuplée de chauves-souris dans le Yunnan ont développé une forme de pneumonie d'origine virale inconnue et trois d'entre eux en sont morts. La virologue Shi Zhengli et son équipe ont été dépêchées sur place pour enquêter dans cette grotte riche en coronavirus. En 2013, elle en a rapporté le RaTG13, ce virus de chauve-souris aujourd'hui considéré comme le plus proche parent du Sars-CoV-2, rapportent des chercheurs indiens dans la revue scientifique Frontiers*.
L'Institut de virologie de Wuhan dément tout accident
Les révélations d'un chroniqueur du Washington Post* en avril ont elles aussi été de nature à instiller le doute. D'après ses informations, l'ambassade des Etats-Unis à Pékin a envoyé des diplomates visiter à plusieurs reprises l'Institut de virologie de Wuhan, entre janvier et mars 2018. A l'issue de ces visites, les émissaires américains ont envoyé deux câbles à Washington pour alerter sur les faiblesses du laboratoire en matière de sécurité et de gestion. D'après leurs observations, les travaux des laborantins sur la transmission potentielle des coronavirus de chauve-souris à l'homme faisaient courir le risque d'apparition d'une nouvelle pandémie de type Sras.
Le directeur du Laboratoire national de biosécurité de l'Institut de virologie de Wuhan, Yuan Zhiming, a démenti catégoriquement que ses laboratoires soient la source de l'épidémie. "Il n'y a jamais eu de fuite de pathogènes ni de contaminations humaines", a-t-il assuré en juillet à la télévision publique chinoise CCTV dans un reportage exceptionnellement réalisé à l'intérieur du site. Et d'insister : "Aucun de nos laborantins ne pourrait sortir ne serait-ce qu'une goutte d'eau ni un bout de papier." La virologue Shi Zhengli a elle aussi défendu la sûreté de ses laboratoires dans une réponse détaillée à la revue Science* en juillet. Port d'équipements de protection individuelle, filtration de l'air, stérilisation des eaux usées et des déchets, surveillance par vidéo, test annuel des installations... La chercheuse a assuré que son institut répondait aux normes internationales en vigueur.
"A ce jour, aucune fuite d'agents pathogènes ni aucun accident d'infection du personnel ne se sont produits."
Shi Zhengli, virologue à l'Institut de virologie de Wuhanà "Science"
Les doutes des chercheurs sont alimentés par le vide et l'opacité. "Il y a beaucoup de publications sur la maladie, mais sur son origine, il n'y a pas beaucoup d'efforts. Onze mois après le début officiel de l'épidémie, on est obligé de se poser des questions", constate Alexandre Hassanin. Etienne Decroly lui aussi se dit "étonné que, face aux puissances énormes de séquençage dont on dispose actuellement, on n'ait pas avancé davantage sur cette question depuis des mois". Or, prévient-il, "plus le temps s'écoule, plus cela va être difficile d'identifier cet hôte intermédiaire, car le virus circule maintenant chez l'homme et chez des espèces animales comme les visons d'élevage".
"On manque de données transparentes sur le début de cette épidémie", déplore Alexandre Hassanin. "Tous les génomes importants pour comprendre l'origine de l'épidémie ont été séquencés en Chine. Il est important de trouver d'autres génomes, séquencés par d'autres laboratoires, pour écarter définitivement cette hypothèse complotiste", plaide le chercheur. Il a soumis un projet de recherche afin de partir en mission dans des grottes du Vietnam, dans l'espoir de trouver lui-même le virus sur des chauves-souris.
Les chercheurs de l'Institut de virologie de Wuhan "ont créé toutes les conditions pour faire naître des théories conspirationnistes", dénonce Serge Morand, qui se déclare "très sceptique sur le fait que la mission de l'OMS ait accès à ce qu'il y avait dans les frigos et dans les cahiers" des laboratoires de Wuhan.
Pourquoi l'OMS a-t-il mis si longtemps à engager cette enquête ? se demande Etienne Decroly. "Quand on veut essayer de retrouver l'origine d'une épidémie, c'est important d'avoir des échantillons dès le début de l'épidémie, parce que ces échantillons-là permettent de comprendre le sens du transfert. Quand on les obtient très tardivement, comme là, alors que l'épidémie est largement répandue, c'est très compliqué de déterminer le sens de la transmission. C'est un peu comme si on envoyait des policiers prendre les empreintes sur une scène de crime neuf mois après les faits. C'est un peu tard."
*Les liens signalés par un astérisque renvoient sur des articles en anglais.
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