Coronavirus : patrons, élus, directeurs d'Ehpad... le spectre des poursuites post-épidémie hante les décideurs, avec des risques variables
Ils sont nombreux, dans toute la France, à craindre des procès pour "mise en danger de la vie d'autrui", en lien avec des contaminations au Covid-19.
Sentent-ils le vent du boulet arriver ? Plusieurs patrons, élus ou directeurs d'Ehpad redoutent que leur responsabilité pénale soit engagée à la suite de contaminations au coronavirus. Une inquiétude encore accentuée par la soixantaine de plaintes déposées contre des ministres auprès de la Cour de justice de la République.
Les craintes des uns et des autres sont-elles fondées ? Dans certains secteurs plus que d'autres. Ainsi, alors que près de 10 000 résidents en Ehpad ont trouvé la mort pendant l'épidémie, de plus en plus de proches endeuillés portent plainte. "Il y a des familles que la douleur égare, fulmine Pascal Champvert, le président de l'Association des directeurs au service des personnes âgées, joint par franceinfo. Même si elles ont vécu des traumatismes, en quoi le directeur de l'établissement est-il responsable ? Je n'entends pas de cas de défaillance dans les exemples qui sont remontés dans la presse".
Les directeurs d'Ehpad ont bossé 70 heures par semaine ! Pourquoi faudrait-il qu'ils paient alors que leur personnel n'avait ni masque ni tests ? Qui s'est battu comme des fous pour les personnes âgées ?
Pascal Champvert (Association des directeurs au service des personnes âgées)à franceinfo
"Sauf s'il y a vraiment eu une faute avérée telle qu'elle aurait pu se produire hors période de crise, comment poursuivre des directeurs dont certains sont en burn-out ?", martèle-t-il.
"A la justice d'établir les responsabilités"
Avocat représentant, entre autres, des familles de résidents décédés à l'Ehpad La Riviera de Mougins (Alpes-Maritimes), qui a enregistré 37 décès depuis le début de l'épidémie, Fabien Arakelian estime justement que des "fautes" caractérisées ont été commises dans certains endroits.
Dans certains Ehpad, on a relevé une absence de gestes barrières, dans d'autres la dissimulation de l'état de santé des patients.
Fabien Arakelian, avocat de familles de résidents d'Ehpad décédésà franceinfo
"A Mougins, c'est tellement sérieux que le maire de la commune s'est porté partie civile", assène-t-il. Qui est visé à travers ces plaintes contre X qu'il a déposées pour "homicide involontaire", "mise en danger de la vie d’autrui" et "non-assistance à personne en danger" ? "Le procureur est saisi, répond-il. Il appartient à la justice d'aller chercher la responsabilité au sens large des uns et des autres, qu'il s'agisse du directeur d'établissement, de l'entreprise gestionnaire ou de l'Agence régionale de santé".
S'il devait y avoir procès, les personnes poursuivies risquent, pour homicide involontaire, jusqu'à trois ans de prison et 45 000 euros d'amende, qui peuvent devenir cinq ans de prison et 75 000 euros d'amende avec les circonstances aggravantes, selon l'article 226-1 du Code pénal. Pour mise en danger de la vie d'autrui, ils encourent un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende (article 223-1 du Code pénal). Et pour non-assistance à personne en danger, cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende (article 223-6 du Code pénal). Mais dans le précédent de la canicule, avec 15 000 morts estimés à l'été 2003, "il y a eu une seule personne en garde à vue, un directeur de maison de retraite. Jugé, il a ensuite été relaxé", souligne Pascal Champvert.
"Le risque zéro n'existe pas"
Malgré cette potentielle épée de Damoclès, les maires interrogés, eux, ne semblent guère angoissés par les risques pris avec la réouverture des écoles, dont ils avaient la charge. "Si on devait agir uniquement en fonction des risques, on ne ferait plus rien ! Le risque zéro n'existe pas. A un moment, il faut avancer, même si on est dans une société procédurière", sourit Thierry Hory, vice-président de Metz métropole et maire Les Républicains depuis 2008 de Marly, une commune de 10 000 habitants en Moselle.
"L'inquiétude est montée, et puis la bulle s'est calmée, note Philippe Laurent, maire UDI de Sceaux (Hauts-de-Seine) et secrétaire général de l'Association des maires de France (AMF) Pour l'instant, il n'y a pas eu de plaintes et je pense qu'il n'y en aura pas. Il faudrait vraiment faire preuve d'une négligence extrême". Il juge néanmoins "un peu désagréable que tout le monde ouvre le parapluie et notamment l'administration centrale. Le protocole sanitaire sur les écoles fait plus de 60 pages ! Il est applicable dans les grandes règles, mais on peut toujours trouver un alinéa qui n'a pas été suivi à la lettre."
Après, c'est une question de bon sens : on ne va tout de même pas scotcher les enfants sur les chaises !
Philippe Laurent, maire UDI de Sceaux et secrétaire général de l'AMFà franceinfo
"Suivre le protocole sanitaire établi par le gouvernement" est un bon réflexe pour "le décideur, qui devra démontrer qu'il a mis en œuvre toutes les bonnes pratiques et accompli les diligences normales attendues de lui", estime Vincent Brenot, avocat associé du cabinet August Debouzy. "Car c'est ce protocole qui donne l'état le plus avancé de la connaissance sur le sujet de la pandémie". "Et il convient ensuite, ajoute Astrid Mignon Colombet, autre associée du même cabinet, de garder les preuves des discussions qui ont eu lieu et de ce qui a été fait".
En effet, détaille-t-elle, "en ce qui concerne la mise en danger d'autrui, il faut prouver, comme le dit l'article 223-1 du Code pénal, qu'il y a eu une violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. Et il faut ensuite montrer que la violation de ce texte a exposé autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures". "Une causalité directe et immédiate qui n'a rien d'évident dans un contexte de pandémie, où le risque de contracter la maladie est évidemment diffus", complète Vincent Brenot. Autant dire que peu de procédures, a priori, ont des chances d'aboutir sur ce motif.
"Les élus bénéficient d'un régime de faveur !"
En outre, et notamment s'ils sont poursuivis pour "blessure ou homicide involontaire", les élus disposent d'une sorte de parapluie juridique avec l'article 121-3 du Code pénal, aussi appelé "loi Fauchon" (du nom du sénateur centriste qui l'a déposée). "En 2000, explique Philippe Conte, professeur à l'université Panthéon-Assas et directeur de l'Institut de criminologie et de droit pénal de Paris, cet article a introduit une solution nouvelle dans les délits (blessure ou mort) par imprudence. Au départ, il prévoyait que la responsabilité des élus ne devait pas être engagée dans un délit d'imprudence s'ils n'étaient que la cause indirecte du dommage. A l'arrivée, poursuit-il, ce traitement de faveur voulu par les élus l'est devenu potentiellement pour tout le monde, en introduisant deux catégories de justiciables, les décideurs et les autres".
En clair, déroule-t-il, "si, en tant que donneur d'ordre, vous n'avez pas causé directement le dommage, vous devez commettre une imprudence particulièrement grave, comme le fait de violer délibérément un règlement, une obligation de sécurité, pour être mis en cause". En revanche, "si vous avez installé, en tant qu'artisan, une cage de foot qui s'est décrochée et qui a blessé un enfant, vous êtes cause directe de l'accident, et donc responsable. Cette loi est antirépublicaine", juge-t-il. "Les élus bénéficient d'un régime de faveur".
Celui qui donne des ordres est protégé, le lampiste ne l'est pas. Tout retombe sur lui !
Philippe Conte, professeur de droit pénalà franceinfo
Et du côté des patrons, a-t-on peur des poursuites ? Suffisamment pour qu'à la suite du jugement imposant à Amazon de procéder à une évaluation des risques professionnels liés à l'épidémie de Covid-19, une tribune d'avocats intitulée "Covid-19 : il faut exonérer de risque pénal les chefs d'entreprise" soit publiée dans Les Echos. Les auteurs "ont réclamé un sauf-conduit pénal !", s'indigne Philippe Conte. Mais il relève également que ce coup de pression n'a pas porté ses fruits. "Dans la loi du 11 mai 2020, le législateur leur a répondu en introduisant dans le Code de santé publique une disposition ... qui paraphrase la loi Fauchon. Elle ne change rien au droit commun".
Le casse-tête des consignes dans le bâtiment
"On avait demandé au législateur de répondre, il ne l'a pas fait", constate aussi Patrick Liebus, président de la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB). "Pour les petites entreprises comme les nôtres, c'est compliqué. Il faut fournir les équipements, veiller à ce que les salariés les mettent, demander aux clients de faire attention...".
Sans compter les consignes qui, selon lui, se suivent et se contredisent : "Les masques, on nous a d'abord dit de les faire nous-mêmes. Et puis il y a deux jours, on nous a dit 'attention, il faut des masques vérifiés par l'armée'." Que conseille-t-il aux autres artisans et petites entreprises du bâtiment ? "De suivre ce qui est écrit noir sur blanc sur le site du ministère du Travail, qui parle d'"obligation de moyens renforcée". Mais est-ce que ça suffit ? A chaque fois qu'une entreprise est condamnée, la justice nous dit : 'Vous avez une obligation de résultats'."
Chez Renault, ils peuvent vérifier, ils ont des contremaîtres, mais sur les petits chantiers, on ne peut pas tout vérifier. Je le dis à mes collègues : "faites attention : face à un juge, vous êtes seuls."
Patrick Liebus (Artisans et petites entreprises du bâtiment)à franceinfo
Philippe Conte le reconnaît : "Les patrons auraient potentiellement dû bénéficier, comme les élus, de la loi Fauchon, mais la jurisprudence les a privés de ce bénéfice. Elle considère que lorsqu'un patron viole une obligation de sécurité du Code du travail, c'est ipso facto une faute caractérisée."
La Cour de justice "instaure un double filtre"
Mais la tornade judiciaire s'est surtout abattue rapidement sur le gouvernement. Pénurie de masques, de tests, d'équipements hospitaliers... il a vite été pointé du doigt dans les carences mises à jour par la crise sanitaire. Qu'elles émanent de particuliers, de syndicats, d'associations ou de médecins, plus d'une soixantaine de plaintes pour "mise en danger de la vie d'autrui", "homicide involontaire"ou "non-assistance à personne en danger" visent, entre autres, le chef du gouvernement Edouard Philippe, le ministre de la Santé Olivier Véran et sa prédécesseure Agnès Buzyn. Doivent-ils s'inquiéter ? Les ministres ne relèvent pas de la justice ordinaire, mais de la Cour de justice de la République (CJR). "La procédure, qui peut prendre des années, instaure un double filtre", expose Cécile Bargues, professeure de droit public à l'université Paris Ouest Nanterre et auteure de Juger les politiques ? La Cour de justice de la République (éd. Dalloz, 2017).
"Premier filtre, énumère-t-elle, la commission des requêtes, qui est composée de sept magistrats (issus de la Cour de cassation, du Conseil d'Etat et de la Cour des comptes)". Une fois saisie, cette commission va examiner les plaintes, puis les classer sans suite ou saisir la commission d'instruction. Second filtre : la commission d'instruction. Composée de trois magistrats de la Cour de cassation, elle va instruire la plainte. "Et décider à son tour de renvoyer ou non le ministre devant la Cour de justice de la République". Si toutes les étapes sont franchies, "la Cour de justice de la République, composée de trois magistrats de la Cour de cassation et de 12 parlementaires (six députés, six sénateurs), se réunit et ses membres votent à bulletins secrets sur la culpabilité et la condamnation. Cette procédure imite au maximum la procédure pénale, mais ce n'est évidemment pas pareil". Quel est le bilan de la CJR ?
Depuis 1993, la Cour de justice de la République a jugé six affaires. Les condamnations sont plutôt bienveillantes et les décisions assez peu convaincantes.
Cécile Bargues, professeure de droit public à Nanterreà franceinfo
"Vous essayez de mêler justice et politique, c'est un peu absurde, analyse-t-elle. On demande à des politiques de juger d'autres politiques, mais il y a une forme d'identification très forte". Elle déplore au passage "une criminalisation croissante de la vie politique", qui "pourrait entraîner à terme une paralysie de l'Etat au nom d'un principe de précaution entendu au sens très large". "La mauvaise gestion d'un ministère, estime-t-elle, doit relever de la responsabilité politique, pas de la plainte pénale. Au Parlement de la sanctionner politiquement par une commission d'enquête, voire par une motion de censure".
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