Coronavirus : étiquettes nébuleuses, produits non conformes… Plongée dans la jungle des gels et solutions hydroalcooliques
En l'absence d'eau et de savon, le gel hydroalcoolique est recommandé pour limiter les risques de contagion en période d'épidémie. Mais derrière cette appellation, on trouve tout et n'importe quoi.
Se laver les mains 30 secondes au gel hydroalcoolique. Ce geste, devenu incontournable avec l'épidémie de coronavirus Sars-CoV-2, continue de nous accompagner durant le déconfinement, entamé lundi 11 mai. Les autorités sanitaires le recommandent lorsqu'il est impossible de se laver les mains à l'eau et au savon. Mais attention : tous les produits qui revendiquent cette appellation n'ont pas la même efficacité. Sans que le consommateur puisse toujours y voir clair sur les étiquettes.
"Antibactérien", "nettoyant" ou "désinfectant"… Ces qualificatifs présents sur les étiquettes de gel hydroalcoolique sont souvent les seules indications à la disposition du consommateur. Pourtant, ces appellations recouvrent deux sortes de produits à l'efficacité très différente en matière de lutte contre le Covid-19, indique à franceinfo la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).
D'un côté, les produits biocides, dont l'action est désinfectante. Certains sont efficaces contre les champignons ou les bactéries, d'autres ont une action plus large en tuant aussi les virus. Ces derniers sont repérables à la norme EN14476 ou, à défaut, à la concentration d'alcool "optimale, comprise entre 60% et 70%", selon l'Agence nationale du médicament (ANSM). De l'autre, on trouve des produits cosmétiques, dont la fonction est avant tout nettoyante. En pleine pandémie, ces gels hydroalcooliques inactifs contre le Sars-CoV-2 se sont vendus comme des petits pains. Mais le consommateur n'est pas toujours conscient de leur inefficacité.
"Difficile de savoir comment ils sont fabriqués"
C'est le cas de certaines bouteilles de gel de la marque Symex, dont le flacon indique "désinfectant pour les mains" ("hand sanitizer" et "hand disinfection"), en vente dans plusieurs pharmacies parisiennes début mars. Alerté par certains salariés sur l'étiquetage minimaliste du produit, France Télévisions (auquel franceinfo.fr appartient), qui s'était fourni en gel Symex pour protéger ses équipes, a fait tester le produit en laboratoire. Résultat : plusieurs bouteilles du gel ne contenaient que 27% d'alcool, bien loin du seuil d'efficacité virucide recommandé par l'ANSM. [La DGCCRF a lancé lundi 18 mai une campagne de rappel des flacons de gel "hand sanitizer" de Symex.]
"On n'a pas stipulé sur notre bon de commande la teneur en alcool à 60%. Mais c'était le début de la crise, personne ne l'a fait [car l'importance de la teneur en alcool n'était pas connue]", se justifie le directeur d'une pharmacie du 15e arrondissement de Paris, où s'est fourni France Télévisions. "Si on devait vérifier toutes les contenances des médicaments, on n'aurait pas le temps de les vendre. Nous, on est juste le distributeur du produit", ajoute-t-il, sur la défensive.
Dans cette affaire, les différents intermédiaires se renvoient la responsabilité. Il faut dire que le produit est passé entre de nombreuses mains : fabriqué en Turquie, il a ensuite été importé dans l'Union européenne par une entreprise belge, avant d'être revendu à un importateur français, qui a lui-même fourni les pharmacies parisiennes. Un bien long trajet pour de si petits flacons. Saisie par France Télévisions, la DGCCRF a entamé des vérifications.
Chaque pharmacien est propriétaire de son officine et donc responsable de ce qu'il vend.
Le Conseil national de l'ordre des pharmaciensà franceinfo
Pour éviter les mauvaises surprises, Gilles Bonnefond, président délégué de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO), recommande à ses adhérents de "travailler avec les fournisseurs habituels", de systématiquement demander "au fabricant inconnu un certificat sur la composition et le caractère virucide du gel" commandé, et d'éviter de recourir à un laboratoire étranger, car il est alors "plus difficile de savoir comment les produits sont fabriqués".
"C'est compliqué de s'y retrouver"
Malgré ces recommandations, le cas de Symex n'est pas isolé. On trouve ainsi dans le réseau de pharmacies françaises Well&Well un "gel antibactérien" à la fraise, produit en Chine, remarque Julien, ingénieur informatique, qui s'interroge au sujet de son efficacité sur Twitter.
une pharmacie m'a vendu un gel hydroalcoolique qui n'a pas la teneur en alcool dans les ingrédients. ils avaient que ça. ça a pas l'air génial, non ?
— Julien Wajsberg (@jwajsberg) April 11, 2020
Au téléphone, Well&Well assure à franceinfo que ce gel est bien virucide. Mais quand on demande à voir la fiche technique, c'est celle d'un autre gel de la même marque qui nous parvient… Malgré nos relances, nous n'avons pas obtenu la bonne fiche, ni d'autres explications.
En grande surface, ce n'est pas mieux : le "gel hydroalcoolique pour mains" du label Cien Med, fabriqué en Allemagne par l'entreprise Mann & Schroeder, est vendu chez Lidl sans indication précise sur sa composition. Un habitant de Tréméven (Finistère) s'en inquiète auprès de franceinfo après avoir été diagnostiqué positif au Covid-19. Interrogé, le fabricant allemand promet qu'une formule révisée du produit, contenant au minimum 60% d'alcool, sera bientôt disponible en magasin, sans indiquer si l'ancienne formule répond elle aussi à ce critère.
La confusion entre gels biocides et cosmétiques n'épargne pas les rayons bio. Ainsi, sur le flacon de 100 ml de la marque Coslys, la mention "gel hydroalcoolique" s'affiche en gros. Quand on consulte la fiche technique, on apprend qu'il s'agit d'un "produit d'hygiène cosmétique", "pas classé comme désinfectant selon la directive biocide". "Pour le consommateur, c'est compliqué de s'y retrouver", reconnaît Samuel Gabory, gérant du laboratoire de fabrication de Coslys, contacté par franceinfo. Beaucoup se sont rués sur le produit, en pleine pandémie de coronavirus. A tel point qu'il est indisponible depuis début avril.
Un an de prison avec sursis pour du "faux" gel
En pleine crise sanitaire, les Français ont vu fleurir de nouveaux gels sur les étalages. Car pour pallier la pénurie, le gouvernement a décidé de permettre à davantage de professionnels de fabriquer gels et solutions hydroalcooliques. A condition de suivre les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé, décrites dans un arrêté dérogatoire. L'étiquetage, très réglementé, doit notamment faire figurer le type d'alcool utilisé. Mais là encore, aucune indication de concentration n'est obligatoire. Parmi les professions en première ligne figurent les pharmaciens. Ils pouvaient déjà vendre des gels hydroalcooliques, voilà qu'ils peuvent en fabriquer depuis le 6 mars. Ces fabrications à tour de bras n'ont pas suscité de dérives importantes, à notre connaissance.
Seule exception médiatisée : à Nice, une pharmacienne a été condamnée, le 27 avril, à un an de prison avec sursis assorti d'une amende de 10 000 euros et d'un an d'interdiction d'exercice, pour avoir vendu, juste avant le confinement, des masques sous le manteau et du gel hydroalcoolique non conforme. Sa substance maison était composée, notamment, de gel pour échographies.
[#COVID19 ]#Interpellation pharmacienne qui vendait illégalement masques et gel hydroalcoolique non conforme.
— Police Nationale 06 (@PoliceNat06) March 26, 2020
➡️ Saisie de plus de 75 flacons gel hydroalcoolique et une centaine de masques.
➡️ Garde à vue - Présentation justice
#goodjob Sûreté Départementale @PoliceNat06 pic.twitter.com/5jvfVPHXb5
"A l'audience, elle a dit vouloir essayer d'aider, en fabriquant des gels et en vendant des masques chirurgicaux à ceux qui en avaient besoin", rapporte à franceinfo Laurent Terrazzoni, l'avocat de cette femme de 71 ans. Il affirme n'avoir aucune autre explication à son geste : "Elle n'a pas de difficultés financières." Elle a vendu "quelques pots de gel et quelques masques", dont le produit de la vente atteint les 3 000 euros, révèle son avocat. "Son gel n'est pas du poison, mais la façon de procéder n'est pas correcte, elle-même le reconnaît, poursuit Laurent Terrazzoni. C'est le manque d'étiquetage et d'information qui a été sanctionné : il n'a pas été démontré que son gel n'était pas bon." Mais comment en être certain ? Il n'y a pas eu d'analyse du produit : aucune expertise n'a été demandée, car il s'agissait d'une comparution immédiate.
Tester les gels déjà mis sur le marché, c'est l'une des missions des 2 500 enquêteurs de la répression des fraudes. Pour les "produits cosmétiques", qui contiennent donc moins de 60% d'alcool dans leur composition, "l'idée est de vérifier qu'il n'y ait pas d'allégation commerciale trompeuse comme des indications 'stop Covid-19' ou 'stop coronavirus'", détaille la DGCCRF. Elle a ainsi "demandé à certains fabricants de lever toute ambiguïté possible dans la formulation de leur produit" et fait "retirer plusieurs milliers d'annonces internet" qui pouvaient donner lieu à une confusion sur la nature de la marchandise. Quant aux "gels hydroalcooliques qui ont une action revendiquée en tant que virucide, il faut vérifier l'étiquetage, mais si on a des doutes, on peut faire des prélèvements", détaille la répression des fraudes à franceinfo.
Une enquête pour "tromperie et mise en danger de la vie d'autrui"
C'est ce qui s'est passé avec la solution hydroalcoolique de Vecteur Energy. Ce laboratoire, situé en Haute-Loire, est spécialisé dans les produits à base d'argent colloïdal, une solution aux propriétés antimicrobiennes mais avec des risques d'effets secondaires. Après un contrôle, début avril, de la répression des fraudes du département, le parquet du Puy-en-Velay a ouvert une enquête pour "tromperie sur la qualité d'un produit et mise en danger de la vie d'autrui". "Les analyses effectuées ont montré que [la solution de Vecteur Energy] possède une concentration en éthanol très inférieure aux 60% minimum requis", pointe Nicolas Rigot-Muller, procureur de la République du Puy-en-Velay. Qui nous précise qu'à sa connaissance, aucun client n'a porté plainte. Avant le 18 mai, ce produit était pourtant la seule solution hydroalcoolique à avoir fait l'objet d'un rappel depuis le début de l'épidémie.
| #Covid_19 |
— DGCCRF (@dgccrf) April 14, 2020
En Haute-Loire, une entreprise commercialisait un #gelhydroalcoolique Vecteur Energy non conforme et dangereux.
Sa teneur insuffisante en éthanol faisait courir un risque de contamination.
➡️perquisition #DGCCRF
➡️#RappelProduit de + 2 000 flacons#TousMobilisés! pic.twitter.com/haAkDSiWcA
Le produit a vu le jour en un rien de temps : quand l'un des dirigeants de Vecteur Energy a réalisé qu'il y avait pénurie, il a eu l'idée de mélanger eau, alcool et argent colloïdal pour en faire une solution hydroalcoolique. "Une grosse bêtise", plaide ce dirigeant contacté par franceinfo. Il affirme avoir agi le 13 mars, "dans la précipitation", "comme tout le monde" avant le confinement. Sur les 2 700 flacons qu'il dit avoir fait fabriquer, environ 2 000 ont été écoulés. Sauf qu'ils l'ont été à un prix supérieur à celui imposé par décret : 10 euros l'unité pour les particuliers, 4 euros pour les revendeurs et les industriels, qui représentent la majeure partie des clients de Vecteur Energy, selon son dirigeant.
Un pharmacien l'a revendu à un prix bien plus élevé, ce qui a mis la puce à l'oreille de la répression des fraudes, glisse à franceinfo ce dirigeant de Vecteur Energy. Les antécédents du laboratoire ont sans doute aussi joué. Car Vecteur Energy fait déjà l'objet de deux procédures pour d'autres produits non conformes, selon le parquet du Puy-en-Velay. "Lorsque nous avons constaté des manquements sérieux par le passé, nous refaisons des contrôles", confirme la DGCCRF à franceinfo.
"C'est au consommateur d'être vigilant"
Pourtant, certains ont pu passer entre les mailles du filet, estime le Syndicat des pharmaciens inspecteurs de santé publique (SPHISP). Ses adhérents sont, en temps normal, chargés de vérifier la qualité des produits vendus en pharmacie, mais leurs missions ont subi "un arrêt [quasi] complet" depuis le début de l'épidémie de Covid-19, celles-ci n'étant pas jugées comme "prioritaires", affirme-t-il à franceinfo. "Seuls les aspects économiques [le contrôle du respect de l'arrêté encadrant les prix du gel hydroalcoolique] ont été considérés comme déterminants" lors des contrôles, considère le SPHISP.
Des accusations balayées par la répression des fraudes. Elle assure que le contrôle de la qualité des gels figure bien dans son cahier des charges, et précise avoir effectué "des centaines de prélèvements" sur ce type de produits depuis le début de la crise sanitaire. Tout en reconnaissant qu'il existe des trous dans la raquette.
On essaie de faire évoluer les normes pour qu'elles soient plus protectrices.
La répression des fraudesà franceinfo
La DGCCRF a visiblement été entendue. A partir du 31 mai, tous les gels et solutions hydroalcooliques fabriqués grâce à l'arrêté dérogatoire devront mentionner sur leur étiquette leur concentration en alcool, comme le reste des biocides. De ce fait, les gels hydroalcooliques qui ne comporteraient pas cette mention seront soit cosmétiques, et donc inefficaces contre le Sars-CoV-2, soit non conformes à la réglementation. Pour la répression des fraudes, la balle est désormais dans le camp des consommateurs, sommés d'adopter "un comportement sage". Parmi les outils à disposition, le site SignalConso, qui permet de révéler arnaques, fraudes ou situations anormales. "C'est au consommateur d'être vigilant vis-à-vis du produit qu'il achète", insiste la DGCCRF.
Comment repérer un gel efficace contre
le Sars-CoV-2 ?
• La norme EN 14476 est affichée sur l'étiquette
• Ou il contient au minimum 60% d'alcool, ou une concentration comprise entre 520 et 630 mg/g
• Il comporte la mention "virucide" ou "élimine les virus"
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