: Enquête franceinfo Coronavirus : des salariés du BTP mal protégés et des inspecteurs du travail démunis
Matériel de protection insuffisant ou défectueux pour les salariés, inspecteurs du travail dissuadés d'effectuer des contrôles et munis de masques qui ne filtrent pas le virus… Révélations sur la reprise du travail dans le secteur du bâtiment.
Le cliché ci-dessus, pris le 10 avril 2020 sur un chantier en Rhône-Alpes, est à l’image de la situation qui prévaut actuellement sur les chantiers de construction : les mesures de protection des ouvriers sont appliquées de manière très aléatoire. "Il y a quelques jours, j’étais sur un chantier à la cité administrative de Rouen, raconte un inspecteur du travail. Cinq minutes après la fin de ma réunion avec le donneur d’ordre et les salariés, les ouvriers avaient tous enlevé leurs masques !"
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"Lors d’un contrôle que j’ai effectué sur un logement social, je n’ai vu ni maître d’ouvrage, ni coordinateur sécurité, ni membre de l’encadrement, témoigne encore un inspecteur du travail dans la région Rhône-Alpes. Ce sont les ouvriers et techniciens qui prenaient les risques sanitaires avec des cagoules en tissu plutôt que des masques. Je me suis également rendu sur un chantier de démolition avec trois ouvriers : il n’y avait aucune installation sanitaire reliée à l’eau."
"Un mort par jour"
Depuis quelques semaines, la pression était forte pour la reprise du travail dans un secteur qui compte deux millions de salariés. Mais comment appliquer des règles de distanciation sociale et de port du masque sur des chantiers où le travail s’effectue en groupe avec des risques déjà très élevés ?
"Il faut bien qu’on donne des objectifs aux ouvriers, sinon les souris dansent ! L’économie doit redémarrer", lâche le cadre d’une entreprise du BTP en Île-de-France à un salarié qui nous rapporte la scène. Le 18 mars 2020, sur LCI, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud avait même parlé de "défaitisme" en évoquant un syndicat patronal réticent à l’idée de reprendre le chemin des chantiers.
Deux semaines plus tard, le 2 avril 2020, un "guide de préconisations de sécurité sanitaire" est publié par l’organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP), avec le soutien du ministère du Travail et de la Santé. Il préconise le strict respect des règles barrières, le port de matériel de protection et toute une série de consignes à appliquer sur les chantiers. Dans la foulée, le gouvernement adresse une circulaire aux préfets afin de "veiller à la poursuite et reprise des chantiers". "Ce guide c’est un joli décor, commente un expert de la santé au travail qui tient à rester discret. Mettre des masques, rester à plus d’un mètre, faire la queue devant les vestiaires… Tout cela n’a rien à voir avec la réalité des chantiers."
"C’est mieux que rien, mais c’est difficilement applicable dans le BTP, confirme le médecin du travail, Bernard Salengro, président d’honneur du syndicat CFE-CGC santé au travail. Le respect de la distance d’un mètre, sur un chantier, c’est du pipeau ! Le bâtiment, c’est un travail collectif : on se passe des outils, on fait des réunions, ce ne sont pas des personnes isolées. Reprendre le travail dans ces conditions, c’est une prise de risque importante pour la santé des salariés". Dans un avis rendu le 25 avril 2020, l’Académie de médecine s’est dite "inquiète" des "facteurs de risque" qui persistent dans le bâtiment.
"Ce guide est un socle que nous allons compléter, explique le président de l’OPPBTP, Paul Duphil. Sa publication était une nécessité, plusieurs centaines de milliers de salariés du BTP assurent chaque jour des activités d’urgence et doivent bénéficier de consignes claires pour leur sécurité. Il appartient à chaque entreprise de décider si elle peut respecter ces conditions sanitaires. Si ce n’est pas le cas, les activités doivent s’arrêter."
"Qui décide de tout arrêter ? Le rapport de force dans l’entreprise n’est pas un rapport d’égalité, commente un spécialiste de la santé au travail. Si un salarié estime qu’il y a trop de risque, son employeur va lui dire : 'Je ne te paye plus', et au bout d’une semaine, il va le renvoyer pour absence injustifiée. Donc que va faire le salarié ? Il va travailler."
La plupart des syndicats de salariés (à l’exception de la CFDT) ont refusé de valider ce guide. "En situation normale, il y a déjà un mort par jour et un accident grave toutes les cinq minutes dans le bâtiment, s’insurge Bruno Bothua, secrétaire général CGT de la fédération nationale des salariés construction, bois et ameublement. Et là, on va remettre sur le marché des salariés qui vont se blesser et mourir, engorger des hôpitaux déjà débordés, utiliser des masques dont les soignants ont besoin. On est dans une incohérence totale !"
"Il est hors de question qu’on reprenne globalement les chantiers parce qu’on a un guide, estime également le président du conseil national de l’Ordre des architectes, Denis Dessus. Ce guide ne résout pas tout, il ne guérit pas le Covid-19 ! C’est un outil qui n’est pas utilisable sauf dans certains cas comme les travaux d’urgence."
Des chantiers "vitrine"
"On ne s’amuse pas à faire prendre des risques à nos salariés, ajoute Patrick Liébus, président de la confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB), cosignataire du guide. L’état d’esprit d’un artisan n’est pas le même que celui d’un géant de la construction. Certains pourront redémarrer, d’autres non, c’est pour ça que nous disons : suivez le guide !"
Le problème, c’est que certaines préconisations, comme la distanciation sociale, peuvent paradoxalement créer un risque supplémentaire. "Lorsqu’on demande à un salarié de monter seul des poutres et poutrelles pour aller préparer le coulage d’une dalle, on prend le risque qu’il ait un accident dans un secteur déjà très accidentogène, explique Pierre Boutonnet, représentant du syndicat Sud en Isère et inspecteur du travail. C’est un métier physique, on ne peut pas tenir pendant huit heures avec un masque FFP2 qui nécessite de forcer la respiration. En faisant redémarrer cette activité en mode dégradé, je crains qu’il n’y ait encore plus d’accidents du travail et de maladies professionnelles."
"Les gestes barrières de base ne sont pas applicables sur un chantier, confirme la représentante du syndicat Sud en Île-de-France, Naïla Ott. De plus, il s’agit d’un secteur avec de la sous-traitance en cascade, du travail illégal et des populations qui ne vont pas se plaindre en saisissant l’inspection du travail en cas de problème."
Pourtant, dans le sillage du guide, un tiers des chantiers ont repris, selon la fédération des promoteurs immobiliers. Des chantiers emblématiques comme celui du Grand équipement documentaire sur le campus Condorcet à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis, dans lequel intervient Bouygues, s’apprêtent à redémarrer.
Sur le terrain, les situations sont évidemment contrastées. "D’un côté, on va avoir les chantiers 'vitrines' avec des affiches et des bases-vies un peu plus souvent désinfectées, et de l’autre l’immense majorité des chantiers qui ne seront pas contrôlés, explique, amer, un inspecteur du travail. Sur les chantiers, le quotidien d’un agent de contrôle, c’est d’exiger des toilettes, l’accès à de l’eau pour se laver les mains et des garde-corps pour éviter de tomber des échafaudages. On en est encore là aujourd’hui, alors quand on parle de mesures de prévention du Covid, ça me fait doucement rigoler !"
Des masques périmés
Une source au sein de l’entreprise de construction Léon Grosse raconte que "trois chantiers-tests [deux à Paris et un près de Lyon] ont été lancés" en attendant la suite : "Chaque jour, un référent Covid rappelle les consignes de sécurité avec un Power point, les vestiaires ont été numérotés avec un code couleur, le réfectoire séparé avec du scotch orange, un plan de circulation établi pour que les ouvriers ne se croisent pas…" Mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Dans une PME du BTP, en Île-de-France, un "référent Covid" a été désigné sur deux chantiers différents… en même temps, comme nous l’explique un cadre de la société.
Autre exemple : le chantier de l’aéroport de Rennes, interrompu pour cause d’épidémie. Il a repris le 9 avril 2020 et vient quasiment de s’achever après deux semaines de travaux : plus d’une centaine de personnes ont travaillé sur deux kilomètres de piste. Ce chantier de 10 millions d’euros faisait, là encore, figure de "test" pour l’entreprise Eurovia, filiale de Vinci. "Le préalable à la reprise du travail était la validation du guide, explique Jean-Pierre Merrien, chef d’agence Eurovia en Ille-et-Vilaine. Dès le 19 mars, deux jours après l’arrêt du chantier, le client [la Société des aéroports de Rennes et Dinard] nous demandait si on pouvait envisager la reprise. Notre plan santé-sécurité est passé de quatre à vingt-trois pages, en lien avec le médecin du travail. Nos chefs de chantier ont été formés, ils rappelaient chaque matin les consignes."
"Des moyens ont incontestablement été mis en place, témoigne le représentant du personnel CGT Christophe Launay, qui a suivi le chantier de près. Mais il y a toujours des failles : des masques qu’on enlève et qu’on remet pour boire un coup, des ouvriers qui s’agglutinent d’un peu trop près pour accéder au réfectoire ou qui rentrent chez eux avec leur tenue de travail pas nettoyée. On peut mettre tous les moyens possibles, on aura toujours une potentialité de contamination."
Un droit d’alerte a été lancé suite à la distribution d’un stock de masques FFP2 périmés (datant de 2012) sur le chantier. "Le médecin du travail de l’entreprise a validé l’utilisation de ces masques, en s’appuyant sur des notes de l’Agence régionale de santé indiquant qu’il fallait vérifier leur aspect et la qualité de l’élastique, explique Jean-Pierre Merrien d’Eurovia. L’expérience de ce chantier va nous permettre d'en redémarrer d'autres dans de meilleures conditions." "Il ne sera pas possible de généraliser ce qui s’est fait sur l’aéroport de Rennes à des chantiers plus conventionnels, sur des routes de campagne ou en centre-ville", estime le représentant CGT Christophe Launay.
"Les gros du BTP veulent montrer qu’ils sont capables de respecter les guides pratiques donc ils le font en situation très dégradée, même si pour eux économiquement, ça ne vaut pas le coup, décrypte un inspecteur du travail. Le risque c’est que l’activité se poursuive de manière beaucoup plus significative."
"Pas plus de risque que d’aller chez le boulanger"
Au sein de l’entreprise Bonna Sabla, le leader du béton préfabriqué, les ouvriers se posent également beaucoup de questions. L’entreprise, propriété du groupe Consolis, a été rachetée par le fonds de pension américain Bain Capital.
Si, pour le moment, seuls quelques salariés sont présents sur le site de Cuise-la-Motte, dans l’Oise, la reprise partielle de l’activité est programmée dans les jours qui viennent. Selon la direction, "89 personnes sont susceptibles d’être concernées par le projet d’activité partielle". "Il semble difficile d’envisager une reprise complète d’activité d’ici à fin avril", précise un document interne daté du 22 avril 2020. "On nous explique qu’il faut réamorcer la pompe. Mais on ne veut pas reprendre l’activité au détriment de la santé des salariés", s'inquiète Jean-Paul Peixoto, représentant syndical central CGT Bonna Sabla.
"Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre la fin du confinement, explique le responsable de l’usine Bonna Sabla de Cuise-la-Motte, lors d’un comité social et économique, le 8 avril 2020, dont la cellule investigation a pu consulter le compte rendu. Nous devons nous préparer à une reprise d’activité et servir les clients qui nous le demandent. (…) Concernant le fait de 'risquer sa vie', il n’y a pas plus de risques que d’aller chez le boulanger tous les jours ou au supermarché."
"Il n’y a pas assez de masques de protection, déplore le secrétaire du CSE de l’entreprise, Thierry Duquenne. La direction nous a expliqué que si elle distribuait un masque à chaque salarié, on ne tiendrait qu’une semaine et demie. On a quand même obtenu la garantie d’avoir au moins un masque par personne lors de la reprise, avec une prise de température à l’entrée. Mais nous ne sommes pas en mesure de reprendre le travail dans des conditions optimales."
"Pour l’instant, le port du masque n’a pas été érigé par les pouvoirs publics en mesure systématique et obligatoire pour tous nos concitoyens, explique le DRH de l’entreprise, dans un mail du 15 avril 2020 adressé aux représentants syndicaux. Durant le confinement, le pays continue de vivre, fort heureusement. Les pouvoirs publics n’ont jamais proscrit le travail, bien au contraire. Mais celui-ci doit s’accompagner, pour les travailleurs qui y ont accès, de garanties quant à la protection de leur intégrité physique, garanties qui s’alignent sur les prescriptions gouvernementales. Nous ne procéderons à aucune reprise d’activité, même partielle, si nous ne sommes pas en mesure de respecter ces prescriptions."
"L’entreprise se cache derrière l’État pour ne pas fournir de masques, fulmine Jean-Paul Peixoto. Pour eux, la meilleure barrière, c’est la distanciation. C’est aberrant." Dans un document interne daté du 22 avril 2020, la direction explique avoir été "confrontée à l’impossibilité de trouver à la date de la mise en œuvre de l’activité partielle, les éléments [lui] permettant de sécuriser les postes de travail malgré les demandes (rupture de fourniture pour les masques type FFP2 et FFP3, commandes en attente pour les gants, savon…)".
Un document illégal
Autre facteur d’inquiétude pour les syndicats : une attestation sur l’honneur que Bonna Sabla souhaitait faire signer aux salariés reprenant le travail. Dans ce document que nous avons pu consulter, le salarié s’engage "à respecter (…) les procédures de sécurité" et "les gestes barrières (…) et déclare sur l’honneur ne pas avoir eu de symptômes pouvant être liés au Covid-19 dans les 21 jours précédents (délai de contagion)".
"Nous ferons remplir cette attestation aux salariés volontaires (…) pour qu’ils justifient qu’ils ne représentent pas un danger de contagion pour les autres salariés mais également pour attester qu’ils sont bien volontaires, répond le directeur de l’usine lors d’une réunion téléphonique qui a donné lieu à un compte-rendu écrit, le 8 avril 2020. Il n’est pas question que Bonna Sabla cherche à se dégager de sa responsabilité. Compte-tenu des derniers propos de la ministre du Travail, nous devons être en mesure de prouver que nous faisons les choses correctement. (…) Je pense qu’un salarié qui ne remplit pas cette attestation ne pourra pas travailler."
"Ils essayent de faire porter le chapeau aux salariés et cherchent à se dédouaner de leurs responsabilités", estime cependant le délégué syndical central CGT Thierry Duquenne. Finalement, quelques jours plus tard, l’entreprise décide de modifier ce document. Cette fois, il n’est plus question d’"engagement sur l’honneur" mais d’un simple "rappel des règles liées à la reprise d’activité". "L’aspect 'martial' disparait ainsi qu’une possible compréhension de transfert de responsabilité, explique le directeur de l’usine dans un mail interne daté du 27 avril 2020. Nous sommes plus dans la logique d’une consigne de travail."
Parfois, certaines entreprises vont plus loin et font signer des "décharges de responsabilité" à leurs employés, comme a pu le constater la cellule investigation de Radio France. C’est le cas de cette PME d’Île-de-France qui a transmis à son personnel un document dans lequel le salarié s’"engage à ne jamais exercer aucun recours contre [son] entreprise en cas de contamination."
"C’est illégal et ça n’a aucune valeur juridique, commente l’avocat spécialiste en droit du travail, Olivier Gady. Vous pouvez faire signer tous les documents que vous voulez, cela n’allégera pas le poids de l’obligation qui pèse sur les épaules de l’employeur en matière de sécurité. L’idée c’est probablement d’essayer d’éteindre des foyers de contestation chez les salariés. Ça interpelle tout de même sur le respect des règles dans l’entreprise en question. Si j’étais inspecteur du travail, je me dirais qu’il faut que je me rende sur le chantier…"
Une politique de "cadenassage" de l'activité de contrôle
Mais depuis le début du confinement, les inspectrices et inspecteurs du travail rongent leur frein. La plupart ne sont pas retournés sur le terrain, effectuant des contrôles à distance comme le privilégie la direction générale du travail (DGT).
Dans des notes publiées le 17 mars et le 30 mars 2020, la DGT préconise de "restreindre les interventions sur site à celles qui le justifient". "La priorité doit impérativement être donnée à la gestion à distance des interventions", explique la direction générale du travail. Les déplacements sur place sont réservés aux situations "urgentes" et "graves" : "accident du travail grave ou mortel", "danger grave et imminent" à la suite d'un droit d’alerte, "atteintes à l’intégrité physique et morale des salariés ou à leur dignité (harcèlement sexuel, maltraitance)" ou "atteintes aux droits fondamentaux de la personne humaine (traitements inhumains, hébergement indigne)".
"On a bien compris qu’en gros, ils voulaient qu’on reste chez nous", commente un inspecteur du travail, près de Lyon. Dès le début du confinement, on a dû se débrouiller tout seul. On vient tout juste de recevoir des téléphones portables pour centraliser les appels, c’est vous dire la carence."
Mais c’est une autre consigne de la direction générale du travail qui cristallise la colère des agentes et agents de contrôle : avant tout déplacement sur place, les inspecteurices et inspecteurs du travail doivent en référer à leur hiérarchie. "Nous sommes en situation de travail empêché avec un régime d’autorisation de sortie, estime le secrétaire CGT du CHSCT au ministère du Travail, Gérald Le Corre, également inspecteur du travail. Au nom de la protection de la santé des agents, le ministère met des freins pour empêcher des contrôles massifs dans un secteur exposé au virus."
"Le ministère s’est engagé dans une politique de cadenassage de l’activité de contrôle, estime un autre inspecteur du travail qui tient à rester anonyme. C’est complètement inédit. Le but, non avoué qui ne trompe personne est d’éviter tout contrôle sensible qui puisse poser problème."
"On n’a pas à nous demander de solliciter une autorisation avant d’aller faire un contrôle, c’est contraire à la convention internationale de l’Organisation internationale du travail, s’insurge Pierre Boutonnet, représentant du syndicat Sud en Isère et inspecteur du travail. Nous avons une liberté d’engagement des actions des contrôles, c’est ce que nous avons toujours fait jusqu’à maintenant. Heureusement que ni les médecins hospitaliers, ni les magistrats ne demandent la permission à leur ministre avant d’exercer un acte en responsabilité. Nous sommes nombreux à penser que le gouvernement et la direction générale du travail privilégient la reprise d’activité à la protection de la santé et la sécurité des salariés."
Le 22 avril 2020, la direction générale du travail a publié une nouvelle note qui insiste un peu plus sur la nécessité de contrôles sur le terrain. Même si "la priorité doit rester le mode d’intervention à distance", "le redémarrage progressif d’un certain nombre d’activités (…) est de nature à justifier une présence plus soutenue sur les lieux de travail, dans l’attente du déconfinement", estime le directeur général du travail, Yves Struillou.
"La direction générale du Travail ne nous a même pas signalé que le ministère de l’Intérieur avait publié un document indiquant que les inspecteurs du travail, comme les autres corps de contrôle, n’avaient pas d’autres justificatifs à fournir que leur carte professionnelle lors de leurs déplacements", ajoute Pierre Boutonnet. "Il ne s’agit pas d’une autorisation mais d’un échange préalable avec les collègues et responsables d’unités de contrôle pour s’assurer qu’il n’y a pas d’autre façon d’apprécier la réalité des situations de travail, répond la direction générale du travail. Aucun agent n’est empêché de faire un contrôle mais il est normal que les conditions d’intervention soient provisoirement redéfinies pour tenir compte de cette situation totalement inédite. Le ministère du Travail est également responsable de la santé et de la sécurité de ses agents. La DGT, en tant qu’autorité centrale du système d’inspection du travail est ici pleinement dans le rôle défini par l’OIT et le code du travail de coordonner et d’organiser le travail de l’inspection et de protéger ses agents."
Des kits de protection sous condition
La pénurie de matériel de protection constitue également un frein aux contrôles sur le terrain. "Nous avions un petit stock de masques FFP3 [très filtrants], mais ils ont été récupérés par l’autorité régionale de santé au début du confinement pour être distribué aux soignants, explique Naïla Ott, représentante du syndicat Sud-Travail en Île-de-France. Plusieurs unités départementales disposent de stocks de masques, mais la plupart sont périmés : ils datent de l’époque du H1N1."
"On a récupéré des masques FFP2 périmés auprès de la préfecture, confirme une inspectrice du travail dans la région Rhône-Alpes qui dispose désormais d’un kit de protection avec masque, gel, gants, lingettes et gel hydroalcoolique. Le ministère nous explique que ce n’est pas parce que ces masques sont périmés qu’ils ne sont pas protecteurs : il faut vérifier l’élastique et la pince au niveau du nez."
Dans un document de l’unité départementale de Paris, daté du 10 avril 2010, on peut lire que "les masques FFP2 dont la date de péremption est dépassée (…) constituent un équipement de protection qui ajoute une barrière" et sont "d’une efficacité au moins équivalente aux masques alternatifs désormais préconisés par les autorités".
"Il n’était pas question pour moi de faire des contrôles sans matériel de protection, témoigne Marc Corchand, représentant du syndicat Sud et inspecteur du travail à Nancy. On commence tout juste à s’équiper : nous n’avions ni masques, ni gel hydroalcoolique, ni gants, ni lingettes. Nous allons recevoir des masques chirurgicaux et FFP2, mais on nous a prévenus que les masques FFP2 étaient 'en bon état visuel' mais périmés."
"Des expertises techniques ont permis de garantir l’efficacité de ces masques et donc d’autoriser l’utilisation de masques périmés dans certains conditions strictes, précise la direction générale du Travail. Comme nombre de services de l’État, au début de la crise, nous ne disposions pas d’équipement individuel de protection, sinon quelques stocks dont la date d’utilisation était parfois dépassée. À ce jour, tous les départements métropolitains ont été livrés en masques et en gel hydroalcoolique autour du 20 avril. L’acheminement est en cours dans les territoires ultra-marins. Au total cela représente 60 000 masques, en plus des quelques cartons dont nous disposions encore. Ils ont été répartis selon l’importance des départements."
Autre sujet qui fâche : bien souvent, la fourniture de matériel est conditionnée au fait d’obtenir l’aval de sa hiérarchie pour un contrôle, après un contact préalable avec l’employeur. "Grâce à cette crise, notre haute hiérarchie obtient ce dont elle a toujours rêvé : une maîtrise des interventions des inspecteurs du travail à travers la fourniture de masques et d’équipements de protection", poursuit Marc Corchand. "À Paris, cet aval de la hiérarchie est la condition sine qua non pour récupérer des masques qui sont portant périmés depuis 2014, explique le secrétaire général CGT de l’inspection du travail, Julien Boeldieu. On perd l’effet de surprise lié au contrôle inopiné. Ça montre une réelle volonté d’entraver voire même de débrancher, l’inspection du travail."
Dans un document daté du 15 avril 2020 de la DIRECCTE Île-de-France (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi), un paragraphe est ainsi consacré aux "contrôles programmés".
On peut lire : "Suite à l’envoi de justificatifs par l’employeur, l’agent peut en lien avec sa hiérarchie décider de se rendre sur place. Avant tout déplacement, les mesures de prévention prévues par l’entreprise de nature à assurer la protection contre le Covid-19 pour l’agent de contrôle sont discutées avec le supérieur hiérarchique."
Dans un autre document daté du 16 avril 2020 consacré à la "procédure de remise des EPI (équipement de protection individuel) pour les contrôles", il est bien spécifié que les kits de protection ne seront remis "qu’à la demande préalable des RUC [responsable d’une unité de contrôle de l’inspection du travail] saisis par les agents de contrôle". Interrogée sur le sujet, la direction générale du travail considère qu’il s’agit d’un fonctionnement tout à fait normal : "Les Direccte et donc la Direccte d’Île-de-France s’assurent que les agents de contrôle de l’inspection du travail ont bien le kit 'sécurité' qui leur est réservé avant qu’ils ne partent en contrôle. C’est la responsabilité de l’administration employeur", explique la DGT.
Quant au port du masque, lui-même, on ne peut pas dire que l’exemple vienne d’en haut. Ainsi, dans un reportage sur un chantier diffusé sur France 3 le mercredi 22 avril 2020, on voit le directeur régional de la DIRRECTE Île-de-France… sans masque. Quant au responsable de l’inspection du travail présent à ses côtés, il porte son masque par intermittence, sans visiblement respecter les règles de distanciation. "Si notre propre hiérarchie pour des besoins de communication va sur un chantier du bâtiment sans protection adaptée, c’est la démonstration que nous ne pouvons pas avoir les moyens de faire notre travail correctement", ironise Julien Boeldieu, de l’inspection du travail CGT.
60 000 masques qui ne protègent pas du virus
Face à la pénurie, 60 000 masques ont récemment été commandés par le ministère du Travail. Mais selon nos informations, il s’agit de masques d’hygiène de type "trois plis non tissés"… qui "ne protègent pas des contaminations virales ou infectieuses" comme on peut le lire sur cette notice.
"On a expliqué aux représentants du personnel qu’il s’agissait de masques sanitaires de niveau 1, témoigne Gérald Le Corre, secrétaire CGT du CHSCT au ministère du Travail. Lorsqu’on a reçu les masques dans les différents départements, on s’est aperçu que c’étaient en réalité des masques non sanitaires qui ne protègent pas de la contamination virale. C’est un vrai scandale !"
"Les masques FFP2 sont contingentés pour être attribués prioritairement aux soignants des hôpitaux, répond la direction générale du travail. Quand les agents interviennent sur des lieux de travail susceptibles de présenter un risque biologique (hôpitaux, lieux de travail confinés où plusieurs salariés sont contaminés…), ils doivent respecter les règles de distanciation. Sauf exception, lors des interventions, le risque d’exposition ne justifie pas le port d’un FFP2."
"Des pincettes pour écrire aux employeurs du BTP"
Ce climat de défiance est renforcé par le cas d'un inspecteur du travail de la Marne, Anthony Smith, dont la mise à pied a marqué les esprits. Selon nos informations, d’autres inspecteurs du travail ont récemment été rappelés à l’ordre par leur hiérarchie.
C’est le cas notamment d’un inspecteur du travail du Puy-de-Dôme. Le 10 avril 2020, ce dernier adresse un mail à un maitre d’ouvrage qui avait annoncé son intention de reprendre son activité sur un chantier. Il lui rappelle que le premier principe de prévention défini dans le code du travail est d’éviter les risques et donc la reprise des travaux pendant l'état d'urgence sanitaire. Il lui transmet néanmoins la fiche de conseils du ministère du Travail ainsi que le guide de recommandations de l’organisme professionnel de prévention du BTP, au cas où il maintiendrait sa décision de réouverture du chantier.
Quatre jours plus tard, la responsable de l’unité départementale du Puy-de-Dôme rappelle à l’ordre l’inspecteur. Elle lui explique par mail que certaines de ses observations sont "dénuées de tout fondement juridique", voire "ne [relèvent] pas de son domaine de compétence". Elle l’"invite à adresser un message rectificatif" au maître d'ouvrage du chantier. Refus de l’inspecteur du travail.
Le 21 avril, sa responsable envoie donc elle-même un mail pour apporter "quelques précisions en complément" au maître d’ouvrage. Elle explique que "l'état d'urgence sanitaire en tant que tel, n'interdit pas la reprise des travaux" et qu'il est "indispensable que les chantiers s'organisent en prenant en compte le risque Covid-19 qui n'aura pas disparu au lendemain du confinement".
"On nous demande de prendre des pincettes pour écrire aux employeurs du bâtiment, raconte Marie-Pierre Maupoint, représentante du syndicat Sud dans l’Ain et inspectrice du travail. Lors d’une réunion, notre hiérarchie nous a même demandé d’employer des tournures de phrases beaucoup plus plaisantes, voire complaisantes, vis-à-vis des donneurs d’ordre du BTP. Je me suis un peu énervée en disant : 'On ne va quand même pas s’excuser de demander des documents que nous sommes en droit d’exiger, surtout en pleine crise sanitaire !' Ce sont des consignes que nos chefs de service répercutent auprès de nous. Mine de rien, ça constitue une sacrée pression dans le travail. Les policiers et la gendarmes, eux, ils ont le soutien de leur hiérarchie. Pas nous, on est pourtant des policiers du droit du travail."
Lire l’intégralité des réponses de la direction générale du travail (DGT) aux questions de la cellule investigation de Radio France.
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