Coronavirus : comment entreprises et élus tentent de relocaliser la production en France et en Europe
La crise du Covid-19 a révélé les défaillances tricolores dans la production de certains biens stratégiques et a notamment relancé la production de masques sur le territoire. Mais plusieurs secteurs réfléchissent à réinvestir et à se fournir dans l'Hexagone.
"On s'est retrouvés avec un arrêt brutal de pratiquement toutes nos activités." Philippe Billebault se souvient bien du 12 mars. Emmanuel Macron vient d'annoncer la mise à l'arrêt du pays pour contrer l'épidémie de coronavirus. A Toulouse (Haute-Garonne), le PDG d'Aertec, un sous-traitant dans l'aéronautique, voit arriver la catastrophe. Livraisons suspendues, commandes annulées… La PME de 250 salariés doit "trouver une alternative" pour les mois à venir. La pénurie de masques est une opportunité pour ce fabricant de rideaux pour hublots.
Deux mois plus tard, 30 000 masques lavables par jour sortent de ses ateliers. L'entreprise, qui avait délocalisé une partie de sa production en Tunisie en 2008, compte bien pérenniser cette nouvelle activité sur le sol français. Et investir dans une denrée devenue rare : les matières premières du masque, le "meltblown" et le "spundbond", délaissées depuis des années par l'industrie hexagonale au profit de la Chine.
Quatre décennies de délocalisations
La crise du Covid-19 a révélé les défaillances tricolores dans la production de certains biens stratégiques et sa dépendance vis-à-vis de l'Asie. Au-delà de la pénurie de masques, les Français ont aussi découvert que 80% des principes actifs des médicaments étaient fabriqués en Chine et en Inde, que 55% des gants chirurgicaux venaient de Malaisie et que, dans le nord de la France, ancien fleuron du textile, on était incapable de produire des surblouses. Le fruit de plusieurs décennies de délocalisations, un mouvement initié dans les années 1980 et qui s'est accéléré dans les années 2000.
On a été victimes, au début des années 2000, de la philosophie des élites françaises : 'On va garder la R&D et on va laisser partir l'industrie en Asie'.
Vincent Bedouin, vice-président du Comité stratégique de filière de l'industrie électroniqueà franceinfo
Le "monde d'après" sera-t-il synonyme de relocalisation ? C'est en tout cas l'ambition affichée au sommet de l'Etat. "Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie à d'autres est une folie", a lancé Emmanuel Macron le 12 mars. Dont acte. Bercy a chargé les 16 Comités stratégiques de filière (CSF), créés dans le sillage du Conseil national de l'industrie en 2010, de plancher sur les secteurs relocalisables, que ce soit dans la santé, l'agroalimentaire, l'automobile, l'aéronautique ou encore l'électronique, et d'arriver avec une feuille de route avant l'été.
Une stratégie à l'échelle de l'Europe
Mais l'Etat n'a pas attendu pour présenter son plan pour la filière automobile, frappée de plein fouet par la crise. Et la tendance est clairement à la relocalisation. Moyennant une aide de 5 milliards d'euros, Renault doit stopper ses extensions à l'étranger (Maroc, Roumanie ou Corée) et développer la voiture électrique en France et, plus largement, en Europe. Le constructeur au losange a dû accepter d'entrer au capital de l'alliance franco-allemande des batteries, aux côtés de son rival PSA, pour créer un "Airbus des batteries" européen. Car peut-on encore parler de relocalisation à l'échelle française exclusivement ?
Pour certains secteurs en tension comme le médicament, la souveraineté ne peut se jouer qu'au niveau du Vieux Continent. "On raisonne par rapport à la plaque européenne", confirme à franceinfo le laboratoire Sanofi, dont le projet de créer une entité indépendante regroupant six usines, initié avant la pandémie, tombe à point nommé. Ces sites de production, basés en France, en Italie, en Allemagne et au Royaume-Uni, proposeront un catalogue de 200 principes actifs, comme des antibiotiques ou des corticoïdes. Cette nouvelle structure, dans laquelle Sanofi sera actionnaire à hauteur de 30%, pourrait aussi fabriquer des molécules essentielles lors de la pandémie, comme les anesthésiants et les curares.
L'objectif est d'éviter des pénuries de médicaments en Europe, liées à des problèmes industriels en Chine et en Inde.
Le groupe Sanofià franceinfo
Sanofi plaide aussi pour une prime au made in Europe dans la fixation des prix et pour l'affichage de l'origine des médicaments sur les boîtes. Pour Yves Jégo, fondateur du label "Origine France Garantie", cette traçabilité doit aller au-delà du médicament. "On plaide pour que l'Europe impose le marquage de tous les produits vendus sur son sol", explique l'ancien secrétaire d'Etat. A condition que cela s'inscrive dans "un projet de société".
La relocalisation européenne, si c'est pour aller produire en low cost en Bulgarie, ça n'a pas d'intérêt.
Yves Jégoà franceinfo
Et d'ajouter : "Avant de relocaliser, il faudrait déjà sauver les entreprises qui sont restées."
L'environnement dans l'équation
Un avis partagé par Nadia Pellefigue, vice-présidente de la région Occitanie, chargée de l'économie et de la recherche. Avec la région Grand Est, elle fait partie des territoires qui n'ont pas attendu le plan de relance national pour penser circuits courts et relocalisation. Quoique le terme lui semble impropre.
L'urgence, c'est de consolider ce qui est produit localement. C'est moins sexy à présenter que la relocalisation, mais tout aussi efficace en termes de politique publique.
Nadia Pellefigue, vice-présidente de la région Occitanieà franceinfo
La région, qui héberge Airbus, aide ainsi 145 sous-traitants de l'aéronautique, dont Aertec, à diversifier leur activité. Mais les subventions pour réorienter la production vers le sanitaire (masques, gel hydroalcoolique, visières, blouses…) sont conditionnées à des exigences écologiques. "Ce n'est pas seulement de la relance économique mais le développement d'un nouveau modèle vertueux sur le plan environnemental et social", souligne Nadia Pellefigue.
Les milliards seront vains si on continue comme avant. Tout le monde a parlé du 'monde d'après'. Quelle politique publique on met en œuvre pour que ce soit possible ?
Nadia Pellefigueà franceinfo
Guy Hascoët ne dit pas autre chose. Depuis la Bretagne, l'ancien député et secrétaire d'Etat à l'Economie solidaire coordonne un projet de coopérative pour faire renaître de ses cendres l'usine de masques de Plaintel (Côtes-d'Armor), dont l'histoire illustre à elle seule le désinvestissement de l'Etat dans cette filière industrielle. Cette entreprise, qui pouvait fabriquer jusqu'à 200 millions de masques par an, a périclité faute de commandes publiques et a fermé en 2018 après avoir été rachetée par le groupe américain Honeywell, qui a délocalisé la production en Tunisie.
Pour rompre avec "le monde d'hier", l'idée est cette fois-ci de "se fédérer pour avoir un outil territorial collectif. On n'est pas juste dans une réponse à la crise mais dans une sécurisation souveraine, dans la durée, d'une production de masques", explique l'ancien conseiller régional Europe Ecologie. Reste à trouver des débouchés. "C'est déjà déclinant au niveau des ventes car la grande distribution et certaines grandes métropoles préfèrent acheter des masques jetables en Asie", déplore le PDG d'Aertec, qui a écrit un courrier à Bercy à ce sujet. Une réunion doit justement se tenir au ministère de l'Economie, lundi 8 juin, pour pérenniser cette filière du masque textile en France.
A la recherche de fournisseurs locaux
Si l'urgence sanitaire a incité certains patrons à relancer une production made in France, d'autres pénuries, plus discrètes, ont été tout aussi pénalisantes pour les entreprises et certains secteurs d'activité. Comme dans l'électronique. "Certains ont eu de vrais soucis de livraison", explique Eric Burnotte. Patron d'Alliansys, un sous-traitant installé à Honfleur (Calvados), il alerte sur la dépendance de cette filière stratégique vis-à-vis de la Chine, qui produit 80% des circuits imprimés. Depuis, il s'active pour faire l'inventaire des composants qui pourraient être rapatriés en France ou en Europe. Car selon Vincent Bedouin, PDG de Lacroix Group et vice-président du Comité stratégique de la filière électronique, la moitié des 26 milliards d'euros importés dans le secteur pourrait être éligible à une relocalisation.
Le secteur du bâtiment a également eu à souffrir de la paralysie des circuits logistiques. "Pendant le confinement, on s'est retrouvés dans une difficulté d'approvisionnement de matières premières", raconte Anne-Claire Goulon, cogérante de Livio, une entreprise de BTP et de génie civil dans les Vosges. En vérifiant la provenance de ses achats, qui passent par des négociants, la PME s'est aperçue que certains matériaux venaient d'Italie, de Belgique ou encore de Chine. Avec l'aide de la région Grand Est, durement touchée par la crise du Covid, Livio s'est alors lancé dans la recherche de fournisseurs locaux. "On a proposé à une dizaine d'entreprises de la région de financer un diagnostic complet pour une relocalisation de leur chaîne d'approvisionnement", détaille Lilla Merabet, vice-présidente de la région chargée de la compétitivité, de l'innovation et du numérique.
Il n'est pas normal que vous ne trouviez pas votre piston car il est fabriqué en Malaisie alors qu'il y a une entreprise qui sait le faire dans les Vosges.
Lilla Merabet, vice-présidente de la région Grand Està franceinfo
La PME Clestra, qui fabrique des cloisons amovibles, fait partie du programme. "Ça nous a motivés pour ressortir un projet des cartons", souligne son président, Vincent Paul-Petit. A savoir le préassemblage des produits dans ses usines françaises, et non plus sur les chantiers à l'étranger. "On était dans les Lego, on va passer à Ikea", métaphorise le PDG, qui prévoit de nouvelles lignes d'assemblage et une cinquantaine d'embauches dans les trois ans. A condition que les finances suivent. Anticipant un trou d'air en 2021, Vincent Paul-Petit appelle de ses vœux un geste de la classe politique sur les impôts de production (200 taxes prélevées sur le foncier, la valeur ajoutée ou le chiffre d'affaires des entreprises), une "grave anomalie française" qui freine, selon lui, le développement industriel.
Peu d'emplois à la clé à court terme
Si le gouvernement envisage de baisser ces impôts de production, "les collectivités locales freinent des quatre fers", observe le député LREM Guillaume Kasbarian, auteur d'un rapport "pour simplifier et accélérer les installations industrielles", remis en septembre 2019.
On a rencontré plusieurs investisseurs français complètement bloqués sur des projets d'extension en raison de cette fiscalité.
Guillaume Kasbarianà franceinfo
Selon l'élu, le mouvement de relocalisation doit s'accompagner de "mesures de simplification industrielle, administrative et fiscale", comme la création de sites clés en main. Car si l'exécutif sort le chéquier pour la réinstallation de grands groupes comme Renault ou Safran, les plus petites entreprises doivent se débrouiller. "Avec la crise, je sais que mes clients vont me demander de créer un site en Europe. Il faut juste que je trouve l'argent", lâche un entrepreneur français installé en Chine, qui ne croit pas à un retour massif des industriels dans l'Hexagone.
Alpha et oméga d'un nouveau modèle économique pour les uns, fausse bonne idée pour les autres, la relocalisation ne sera pas, quoi qu'il arrive, une grande pourvoyeuse d'emplois à court terme. Elle s'accompagne souvent d'une grande robotisation des process de fabrication et d'une montée en gamme. "On est obligé de penser automatisation en France, pour que le produit se fabrique de manière fluide", admet Eric Burnotte, d'Alliansys. Et sans coûts de main-d'œuvre trop importants, pour ne pas faire monter les prix. Car si l'opinion publique est désormais acquise à la cause, selon de récents sondages, sera-t-elle prête à payer plus cher pour des produits français ? Les ambassadeurs du made in France se veulent optimistes.
Cette crise a agi comme un catalyseur et permis de faire entendre des choses qui n'étaient pas audibles avant. Depuis quelques mois, on a un alignement des planètes pour la relocalisation.
Eric Burnotte, PDG d'Alliansysà franceinfo
"Ça fait dix ans que je mène ce combat et je peux vous dire que la crise du Covid a été un détonateur. Le pays peut se mobiliser", s'enthousiasme Yves Jégo. L'ancien député Guy Hascoët y voit surtout une lueur dans la crise économique qui s'annonce, la plus violente depuis 1929 : "On va être dans une tempête sociale de force 10. Il faut une accélération pour sortir par le haut."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.