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Conflits d'intérêts : le Conseil scientifique est-il lié aux laboratoires pharmaceutiques, comme le sous-entend Didier Raoult ?

Des liens existent entre certains membres du Conseil scientifique et des laboratoires pharmaceutiques. Néanmoins, le président du comité d'experts assure qu'ils n'ont aucun conflit d'intérêts, puisqu'ils ne se sont pas prononcés sur les traitements du Covid-19.

Article rédigé par Benoît Zagdoun - Julien Nguyen Dang
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Le président du Conseil scientifique, Jean-François Delfraissy (le troisième en partant de la gauche), le 13 mars 2020 à Paris, aux côtés du ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, du Premier ministre, Edouard Philippe, et du ministre de la Santé, Olivier Véran. (LUDOVIC MARIN / AFP)

"Conflits d'intérêts". L'expression est revenue avec insistance dans la bouche de Didier Raoult, mercredi 24 juin, au cours de son audition fleuve devant la commission d'enquête parlementaire sur la gestion de la crise sanitaire du coronavirus. "Ces relations de familiarité (...) amènent à une vision et à un écosystème de nature à changer le jugement des choses", a dénoncé le directeur de l'Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection, qui défend l'utilisation de l'hydroxychloroquine comme traitement du Covid-19.

"C'est pas compliqué de regarder (...) qui a des conflits d'intérêts", a assuré le chercheur marseilais, péremptoire. "Qui a eu des conflits d'intérêts, au sein du Conseil scientifique ou dans la périphérie ?", lui a demandé le député LR et rapporteur Eric Ciotti. "Regardez. Tout ça est transparent", a répondu le microbiologiste, sibyllin. Dit-il vrai ou "fake" ?

Peu de liens avec les laboratoires au sein du Conseil

La base de données gouvernementale Transparence Santé rend publics les liens entre les entreprises et les professionnels du secteur de la santé. Les informations fournies sont rentrées par les sociétés elles-mêmes, qui déclarent trois types de liens d'intérêt avec les bénéficiaires : les rémunérations, les avantages en nature ou en espèces (les repas, les voyages, les hébergements offerts...) et les conventions rémunérées ou non (une participation à une réunion, un congrès ou un colloque, un contrat de consultant, une étude de marché...). Le collectif Euros For Docs a créé un site internet qui simplifie l'exploration de cette gigantesque base de données.

Des liens d'intérêt sont déclarés, à des niveaux très divers, entre 2012 et 2019, pour sept des quatorze membres présents ou passés du Conseil scientifique, créé en mars afin d'éclairer la politique de l'exécutif face au Covid-19. Cependant, pour quatre d'entre eux, les montants n'excèdent pas quelques centaines ou milliers d'euros cumulés en huit ans : 392 euros pour Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique ; 890 euros pour Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique et président du Conseil scientifique ; 1 703 euros pour Lila Bouadma (dont 1673 euros d'avantages), réanimatrice à l'hôpital Bichat à Paris ; et 3 207 euros pour Pierre-Louis Druais, médecin généraliste en banlieue parisienne et membre de la Haute Autorité de santé.

Beaucoup de liens pour un des membres

Pour les trois autres, les sommes sont plus conséquentes. Bruno Lina, directeur du laboratoire de virologie du CHU de Lyon, cumule 23 892 euros, presque exclusivement des avantages en nature, entre 2013 et 2019. Denis Malvy, infectiologue au CHU de Bordeaux, totalise 28 709 euros. Outre 19 709 euros d'avantages en nature, sont déclarés 5 000 euros de conventions et 4 000 euros de rémunérations. De tous les membres du Conseil scientifique, c'est pour Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses de l'hôpital Bichat de Paris, que les montants sont les plus élevés. Le compteur affiche 134 684 euros, dont 96 342 euros d'avantages en nature et 38 342 euros de rémunérations, cumulés entre 2012 et 2019.

La déclaration publique d'intérêts, qu'il a remplie comme les autres membres du Conseil, consultable sur le site internet du ministère de la Santé, confirme que les liens entretenus par le médecin avec les laboratoires ont été particulièrement intenses entre 2015 et 2016. L'infectiologue y déclare être intervenu à 28 reprises comme expert ou consultant, et 22 fois sur la même période en tant qu'orateur ou modérateur.

Après ces pics en 2015 et 2016, les sommes ont fondu. "Depuis 2017, j'ai arrêté mes liens avec les laboratoires. Les seuls liens restants, ce sont les essais cliniques à l'hôpital Bichat pour lesquels je peux être investigateur. Je ne perçois pas de rémunération personnelle", assure l'intéressé à Mediapart (article payant). Fin 2019, Yazdan Yazdanpanah acceptait toutefois toujours les invitations des laboratoires à des manifestations ou des repas.

Sanofi, Merck, Gilead...

Parmi les trois membres du Conseil scientifique ayant le plus de liens déclarés avec les laboratoires, Bruno Lina est principalement lié au Français Sanofi, qui a signé 36 des 88 déclarations le concernant pour un total de 17 521 euros. Denis Malvy, lui, a notamment des liens avec l'Américain Merck (9 530 euros ), Alfasigma France (7 559 euros) et Sanofi Pasteur (3 615 euros). Pour Yazdan Yazdanpanah, les liens d'intérêt mènent aux Américains Merck (126 déclarations sur 379 pour 45 699 euros), Johnson & Johnson (89 déclarations pour 34 572 euros), AbbVie (25 déclarations pour 24 397 euros) et au Britannique ViiV Healthcare (56 déclarations pour 15 677 euros).

Les avantages en nature dont Bruno Lina a pu bénéficier sont presque exclusivement liés à des déplacements (des frais de transport et d'hébergement) pris en charge par Sanofi. Dans le cas de Denis Malvy, des contrats de consultant pour le compte d'Alfasigma France s'ajoutent à ces frais de déplacements. Il précise à Médiapart que ce laboratoire "ne se positionne pas du tout sur le Covid-19". Pour Yazdan Yazdanpanah, l'éventail, plus large, comprend des rémunérations directes de la part de Merck, ViiV Healthcare ou Johnson & Johnson.

Les laboratoires invitent également ces scientifiques de renom à participer à des congrès, colloques et autres conférences en qualité d'orateurs. Par ailleurs, ils les convient à l'occasion à leurs boards, leurs conseils scientifiques, en tant qu'experts. Yazdan Yazdanpanah a ainsi participé à dix reprises à ceux de Gilead entre 2013 et 2015. Jean-François Delfraissy, lui, y a pris part une fois en 2013. Ces sollicitations n'ont donné lieu à aucune rétribution, d'après les déclarations consultées par franceinfo.

"La transparence n'est pas une fin en soi"

Le président du Conseil scientifique ne nie pas l'existence de ces liens d'intérêt. En réponse aux affirmations de Didier Raoult, dans une lettre adressée le 30 juin à la présidente et au rapporteur de la commission d'enquête parlementaire, il rappelle que "ces déclarations sont publiques et facilement consultables". 

Mais, objecte Paul Scheffer, président de l'association Formindep, qui lutte pour une médecine indépendante et porte un regard critique sur la crise sanitaire, "la transparence n'est pas une fin en soi, juste un moyen destiné à éviter les situations de conflits d'intérêts qui peuvent engendrer des choix de prescription délétères entraînant un risque sanitaire et des coûts pour la société".

Des chercheurs rennais ont démontré que certains liens d'intérêt n'étaient pas sans conséquences en matière de santé publique. Leur étude parue dans le British Medical Journal en 2019 a conclu que les médecins généralistes français qui ne recevaient pas de cadeaux de la part de l'industrie pharmaceutique signaient pour leurs patients des prescriptions plus efficaces et moins coûteuses que leurs collègues bénéficiant des largesses des entreprises du médicament.

Lien d'intérêt n'est pas forcément conflit d'intérêts

Dans sa lettre, Jean-François Delfraissy justifie quant à lui l'existence de ces relations entre laboratoires et médecins. Ces liens d'intérêt "avec des entreprises du médicament" déclarés par certains membres du Conseil scientifique "s'expliquent notamment par la participation (...) à des activités de recherche ayant pour objectif l'innovation thérapeutique, par exemple sur l'hépatite C, Ebola ou les virus grippaux", plaide-t-il.

Le président du Conseil scientifique juge en outre que Didier Raoult a démontré "une certaine forme 'd'intention de tromper'" les députés, en entretenant "une confusion" entre les deux notions "bien distinctes" de lien d'intérêt et de conflit d'intérêts, souligne-t-il.

"Une appréciation qui relève du juge"

Christian Celdran, co-animateur de la commission santé d'Anticor, confirme cette analyse. "Il y a conflit d'intérêts lorsque la mission qu'on exerce dans l'intérêt général, par exemple quand on est un expert missionné dans un organisme consultatif, rencontre un intérêt personnel financier, notamment quand on a des rétributions importantes de la part d'organismes ayant des intérêts économiques", expose-t-il. Si l'expert conseille de prendre une décision dont il sait qu'il en tirera un bénéfice financier en raison de son lien d'intérêt, son conflit d'intérêts vire à la prise illégale d'intérêt. 

Mais conclure qu'un lien d'intérêt entraîne un conflit d'intérêts voire une prise illégale d'intérêt, "c'est une appréciation qui relève du juge, ou alors c'est de la calomnie", tranche Christian Celdran, ajoutant qu'Anticor est en train de travailler sur ces conseils d'experts mis en place par le gouvernement à l'occasion de la crise du Covid-19.

A quel point les liens d'intérêt de ces experts n'entachent-ils pas l'indépendance et l'impartialité de leur expertise ? C'est une question de déontologie.

Christian Celdran, co-animateur de la commission santé d'Anticor

à franceinfo

Le guide déontologique de la Haute Autorité de santé (PDF) fournit de son côté des recommandations. Il différencie d'abord le lien d'intérêt mineur et le lien d'intérêt majeur, défini selon trois critères : son ancienneté et son actualité, la fréquence des relations liant l'intéressé à l'entreprise, le montant des avantages et rémunérations perçues. Une personne dont le lien d'intérêt serait jugé majeur au regard de l'objet de la commission ne devrait pas être choisie pour y siéger. A minima, il conviendrait qu'elle se déporte, si elle s'expose à un conflit d'intérêts sur un des sujets traités.

Pour Jean-François Delfraissy, les experts du Conseil scientifique liés à des laboratoires pharmaceutiques ne se sont toutefois pas exposés à un quelconque conflit d'intérêts pour la simple raison que le Conseil n'a recommandé aucun traitement plutôt qu'un autre lors de la pandémie. "En l'absence de thérapeutiques validées au niveau international, le Conseil scientifique n'a pas délibéré sur l'usage de médicaments, et n'a pu en conséquence constater de conflit d'intérêts exigeant un éventuel déport d'un ou plusieurs de ses membres", argumente son président dans sa lettre.

Le Conseil scientifique ne s'est en effet prononcé qu'une seule fois sur les traitements. Dans son avis du 20 avril, il écrit qu'"il n'y a actuellement pas de médicament efficace contre le Covid-19". Mais il n'a fait là que constater l'état des travaux des chercheurs, aucun consensus n'apparaissant alors dans les différentes études mondiales en faveur d'une molécule plutôt qu'une autre. Le Conseil a surtout rendu des avis sur la stratégie sanitaire à adopter : dans les Ehpad, en Outre-mer, dans les écoles, en vue du déconfinement ou de l'organisation du second tour des élections municipales.

Une "instrumentalisation" du débat

Contactés, les membres du Conseil scientifique n'ont pas voulu s'exprimer. Ils "ne souhaitent pas commenter une lettre destinée uniquement à la commission d'enquête de l'Assemblée nationale", écrit le Conseil scientifique en réponse à franceinfo. Dans son courrier à l'Assemblée, Jean-François Delfraissy dénonce au nom de ses collègues les "propos et insinuations (...) infamants et dépourvus de fondements" de Didier Raoult.

Joint par franceinfo, le collectif Euros For Docs fustige "l'instrumentalisation" de la question des liens d'intérêt par le chercheur marseillais. "Le professeur Raoult détourne l'attention du problème qui le concerne lui avec l’hydroxychloroquine. Ce n’est pas parce qu’il n’a pas de lien d’intérêt que son traitement est efficace. Et donc ce n’est pas parce qu’il dit quelque chose de vrai sur les liens d’intérêt de certains membres du Conseil scientifique avec Gilead qui produit le remdesivir que cela suffit à valider son traitement."

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