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"C'est une des pires périodes de ma vie" : des mères en télétravail racontent comment le confinement a "amplifié à l'extrême" leur quotidien

Si le confinement a contraint de nombreux couples à télétravailler, l'école à la maison et l'intendance domestique ont majoritairement reposé sur les femmes, selon l'Institut national d'études démographiques.

Article rédigé par Guillemette Jeannot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Durant la période de confinement, chez les couples en télétravail avec enfants, les tâches domestiques ont pesé plus lourdement sur les femmes, selon la dernière enquête de l'Ined.  (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

"Mon mari s'est enfermé dans la cuisine pour télétravailler, ne me laissant pas d'autre choix que de tout gérer seule dans la maison." Audrey, 44 ans, ingénieure commerciale et mère de jumeaux âgés de 15 ans et d'une fille de 6 ans, ne décolère pas à l'évocation de ces trois mois passés chez elle. Avec Marina, Nathalie* et Céline, elles aussi mères de famille en télétravail, elle a raconté à franceinfo comment elle a dû jongler entre missions professionnelles, école à la maison et tâches ménagères.

Depuis le 17 mars, date du début du confinement, les Français n'ont jamais autant travaillé à leur domicile. Un actif français sur cinq (20%) a pratiqué le travail à distance à temps plein, selon un sondage Odoxa-Adviso Partners. Cette situation a nécessité une réorganisation de l'emploi du temps des foyers, au détriment, le plus souvent, des femmes. En avril, la secrétaire d'Etat à l'Egalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, s'inquiétait d'ailleurs d'une "possibilité d'épuisement silencieux des femmes, et notamment des mères de famille pendant le confinement", dans une interview au Point.

Car, si la pandémie a modifié les conditions de travail des Français et bouleversé l'usage du logement, elle a également renforcé les inégalités entre les sexes. Et "c'est pour les femmes que la situation se dégrade le plus", selon la récente enquête Coconel réalisée du 30 avril au 4 mai par l'Institut national d'études démographiques (Ined). "La pandémie et la crise économique qu'elle a engendrée accentuent les écarts avec les hommes, après un demi-siècle de réduction des inégalités entre les sexes."

Des arbitrages au détriment des femmes

"C'est souvent moi qui fais des concessions sur ma carrière, donc j'ai instinctivement entrepris de tout gérer : enfants, repas, maison, école et travail", raconte Marina, 37 ans, mère de deux garçons de 4 et 8 ans. Salariée dans le bâtiment, elle est en télétravail, comme son mari, depuis la mi-mars.

On a eu une discussion avec mon mari pour que ce soit plus équitable, mais le naturel est vite revenu.

Marina, 37 ans, mère de deux enfants

à franceinfo

Cloîtrés à la maison, les couples avec enfants qui devaient télétravailler ont rapidement procédé à des arbitrages. Des choix effectués "en fonction de qui gagne le plus, de qui a l'emploi le plus important, et ce fut le plus souvent en faveur de la carrière masculine", explique à franceinfo Laetitia Vitaud, conférencière sur l'avenir du travail et autrice de Du labeur à l'ouvrage (Calmann-Lévy). "Parmi [les femmes] qui étaient en emploi au 1er mars 2020, deux sur trois seulement continuent de travailler deux mois plus tard, contre trois hommes sur quatre", relève l'Ined dans son enquête. Au moment de l'étude, les cadres et les professions intermédiaires étaient celles qui travaillaient le plus à domicile (respectivement 67% et 51% d'entre elles), quand les employées et les ouvrières n'étaient que 34% et 2% à le faire.

Pourtant, hors confinement, le télétravail tend à effacer la vision "phallocratique" du travail, souligne Olivier Brun, cofondateur du cabinet de conseil Greenworking, contacté par franceinfo. "Il neutralise le contrôle à vue effectué au bureau par la hiérarchie et le rapport de force entre les hommes et les femmes qui se traduit par une présence sur des heures tardives, qui sont des heures antisociales et très masculines."

Le télétravail rend moins pertinente la stratégie présentielle des hommes, qui restent tard le soir au bureau et s'absentent peu ou pas pour aller chercher leur enfant malade. Il est même plus favorable aux femmes.

Olivier Brun, du cabinet Greenworking

à franceinfo

Mais dès lors que la totalité des tâches domestiques et de la scolarité des enfants s'insère dans le temps imparti au télétravail, comme en période de confinement, "cet effacement de la concurrence hommes-femmes est remis en cause", analyse Olivier Brun.

Car le confinement est loin d'être le télétravail classique. Toutes les tâches domestiques qui pouvaient être externalisées, comme les repas pris à la cantine scolaire ou au restaurant d'entreprise, les vêtements apportés au pressing ou le ménage effectué par une tierce personne, ont à nouveau pesé sur le couple, et en particulier sur les femmes, pendant cette période. "Cette réinternalisation est extrêmement inégalitaire. Probablement plus qu'on ne l'imagine", affirme Laetitia Vitaud.

En France, deux femmes sur trois sont désormais sur le marché du travail, mais la répartition des tâches domestiques, elle, évolue lentement. Depuis 1966 et tous les dix ans, l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) s'intéresse, via l'enquête "emploi du temps", au nombre d'heures consacré au travail domestique chaque jour. Selon la dernière, qui date de 2010, les femmes salariées consacrent en moyenne 3 heures et 27 minutes au temps domestique (ménage, cuisine, linge, courses, soins aux enfants, bricolage, jardinage…), quand les hommes salariés y allouent 2 heures et 6 minutes.

Du temps libéré… mais dédié à la collectivité

Confinés, fini le "temps pour soi" que le télétravail est censé allouer, en économisant notamment du temps de transport. Exit les pauses à la machine à café ou ailleurs dès que cinq minutes se libèrent. Dès le 17 mars, ce temps "en plus" a été réorienté vers les tâches ménagères. "Car celui ou celle qui est traditionnellement dévolu aux tâches domestiques va avoir tendance à investir ces moments de pause pour le collectif", souligne Olivier Brun.

Selon l'enquête des 8 et 9 avril menée par l'Institut Harris à la demande de la secrétaire d'Etat Marlène Schiappa, 58% des femmes considèrent consacrer plus de temps aux tâches ménagères et éducatives que leur conjoint. De leur côté, ils sont 46% à estimer être égalitaires dans le partage des tâches.

Audrey fait partie de cette majorité. Dès qu'elle le peut, elle file étendre du linge. Marina, elle, enchaîne la préparation des repas pour toute la famille. Nathalie en profite pour lire un album à son fils de 2 ans et demi. Toutes le constatent : le moindre temps libre, entre deux appels à un client ou avant une réunion, est dédié à la collectivité. "J'ai dû mener de front une suractivité professionnelle, ma vie de mère, de maîtresse pour ma fille de 8 ans en CE2, de professeure de collège pour mon autre fille de 13 ans en cinquième, d'intendante et de psychologue. Tout ça en écoutant patiemment monsieur, ironise Céline, 38 ans, cadre chez un fabricant de produits d'hygiène. C'est simplement un quotidien amplifié à l'extrême !"

A cette multiplication des rôles se superpose une confusion des temps, mais aussi des espaces. "Dans cette situation d'urgence, des espaces de travail ont été bricolés, des arbitrages conjugaux effectués, plutôt au détriment des femmes avec comme injonction de s'occuper des enfants, de la maison et de travailler", remarque Frédérique Letourneux, sociologue à l'EHESS, auprès de franceinfo. Pour pouvoir travailler correctement, Céline a dû s'isoler de sa famille derrière deux portes fermées à clé.

Je me suis exilée dans une petite pièce car personne ne respectait mon espace. Ni mon mari, qui me demandait de parler moins fort quand j'étais au téléphone, ni mes filles, qui me sollicitaient en premier et rarement leur père.

Céline, 38 ans, mère de deux enfants

à franceinfo

Souvent, c'est un coin de table qui fait office de bureau pour l'un des deux télétravailleurs. "Mon mari s'enfermait dans le bureau de 8 heures à 20 heures tous les jours, décrit Marina. Et moi, je continue de travailler sur la grande table familiale entre le salon et la cuisine ouverte où l'on mange, où les enfants font leurs activités." Si, au début, Marina rangeait son bureau, elle ne le fait plus. "Il est toujours là, sous mes yeux, je ne déconnecte jamais, c'est terrible." En moyenne, un quart des femmes ont télétravaillé dans une pièce dédiée où elles pouvaient s'isoler, contre 41% des hommes, rappelle l'Ined dans son enquête Coconel.

Et quand le partage des soins aux enfants semble acquis, permettant à l'autre parent de travailler, des tensions apparaissent parfois. Avant que son conjoint reprenne le travail, tous les matins, Nathalie pouvait pleinement se consacrer à ses dossiers, son fils étant avec son père. Ce dernier, en profession libérale dans le domaine médical, n'a pas télétravaillé jusqu'au 11 mai. "Mais à chaque fin de matinée, je sentais qu'il y avait de son côté une tension et qu'il était content que j'arrive pour que je m'occupe de notre fils à 100% l'après-midi en contrepartie."

"Mes collègues masculins imaginent qu'on se la coule douce"

Ces trois mois ont été une épreuve pour ces mères de famille télétravailleuses. "Vivement que la vie reprenne normalement. Je n'en peux plus, je suis vidée", confesse Audrey. "Emotionnellement, cela a été une des pires périodes de ma vie", reconnaît Marina. "Fatiguées", "stressées", pour aucune de la vingtaine de femmes qui ont témoigné auprès de franceinfo le confinement n'a été "cette opportunité de prendre du temps pour soi, de lire, de s'évader". Face à cette situation inédite où "les équilibres familiaux sont rudoyés, les femmes sont les premières à faire tampon", remarque Olivier Brun.

Et la charge mentale s'en trouve décuplée. En plus de l'exécution des tâches domestiques, cette charge recouvre l'anticipation et la planification de ces tâches. Et, généralement, elle est portée par les femmes. "J'ai eu plusieurs fois des pétages de plombs", confie Marina.

J'arrivais à saturation. Mon mari s'exclamait alors : ‘Ah, mais il faut que tu me demandes !' Après une mise au point, le partage tenait 48 heures, puis son travail reprenait le dessus.

Marina, 37 ans, mère de deux enfants

à franceinfo

Au lendemain du déconfinement, Audrey a passé une fibroscopie car ses douleurs à l'estomac devenaient intenables. "C'était lié au stress accumulé et aux nombreuses tensions dans mon couple, analyse la quadragénaire. Maintenant, ça va mieux depuis que mon conjoint n'est plus là, sous mes yeux, à ne rien faire sans que je le lui demande." Marina, elle, est rongée par la culpabilité. "J'ai pris beaucoup de retard sur mon travail, je m'en suis voulue comme si je n'arrivais pas à tout gérer, raconte-t-elle. Mes collègues masculins s'imaginent que nous, les femmes, on se la coule douce à la maison. Alors que je prends du temps sur ma vie personnelle, le soir, le week-end, pour ne pas ralentir le boulot de l'équipe."

Car le télétravail a encore mauvaise presse en France. En 2017, seuls 3% des salariés le pratiquaient au moins un jour par semaine, selon le ministère du Travail. "Son développement est freiné par une hiérarchie qui exerce un fort contrôle avec un important soupçon de non-activité qui repose plus sur la femme", souligne la sociologue Frédérique Letourneux. D'ailleurs, Marina déplore les remarques sexistes qu'elle a subies de la part de ses collègues. "Des remarques machistes, il y en a toujours eu. Mais là, c'est le summum. Pour eux, je suis en vacances et je dois m'estimer heureuse de tout ce temps passé à la maison."

"Un réel impact sur les carrières des femmes"

Nathalie, elle, craint pour sa carrière. Au sein de sa start-up, elle est la seule à être en chômage partiel au milieu d'une majorité de jeunes collègues masculins dont peu sont pères. "J'étais la seule femme en difficulté pour remplir mes missions à 100% alors que l'intégralité de l'équipe n'a jamais arrêté de travailler, peste cette jeune mère de famille enceinte de six mois. Dès l'annonce du déconfinement, mes employeurs ont commencé à exiger davantage de moi pour compenser ces semaines 'perdues'."

A l'image du congé maternité, ces trois mois de confinement ont "un réel impact sur les carrières des femmes, estime la conférencière Laetitia Vitaud. C'est la même durée et nous savons que les femmes subissent de la discrimination à leur retour de congé maternité dans l'entreprise." Fin juillet, Nathalie, en contrat à durée indéterminée, aura un entretien sur "son avenir dans la boîte". Elle craint que sa grossesse et cette période en télétravail ne la pénalisent.

Ce confinement a été un test à grande échelle du télétravail et certaines entreprises, comme PSA, souhaitent en faire la règle générale pour une partie de leurs salariés. Marina, Audrey et Nathalie, elles, réfléchissent à pérenniser ce travail à distance un à deux jours par semaine. Mais, précise Marina, "cela ne sera sûrement pas le mercredi quand les enfants sont à la maison".

* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.

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