Les rats sont-ils en train de grignoter peu à peu Paris ?
Ils seraient près de 3,7 millions dans la capitale et leur nombre est loin de décroître. Depuis plusieurs années, ces rongeurs sont souvent observés dans les parcs parisiens. La mairie mène une campagne contre eux. Mais la lutte est difficile.
Est-ce un "rat de marée" ? Il n'est plus rare de tomber nez à museau avec un rongeur dans les jardins de Paris. Au square Gaston-Baty (15e arrondissement), un panneau donne le ton, sur la grille d'entrée : "Laisser ses déchets à terre et les rongeurs prolifèrent". Les trous de terriers constellent le sol, le long des murets. Un rat explore un emballage en papier, tandis qu'un autre traverse les allées à toute allure, avant de filer dans les buissons. Franceinfo a également constaté la présence de rats au square Emile-Chautemps (3e), mais les exemples pourraient se multiplier dans toute la ville. Quoi qu'en disent les studios Disney, le menu de Ratatouille est en réalité concocté par les Parisiens distraits.
Une population difficile à estimer
Le rattus norvegicus (ou surmulot) mesure entre 19 et 27 cm, pour environ 300 g. Sa présence est dénoncée depuis plusieurs années dans la capitale. En 2014, déjà, un journaliste du Guardian (en anglais) s'était étranglé devant ces "vraiment gros rats", après la publication de photos prises devant le musée du Louvre. Plus récemment, des éboueurs ont diffusé la vidéo d'une benne grouillant de rongeurs. Interrogé par Le Parisien, l'un d'eux évoquait "une prolifération (...) dans tous les arrondissements qui bordent la Seine". La ville de Paris, elle, rappelle que "toutes les grandes villes (et les campagnes) sont confrontées au phénomène". Consciente du problème, elle a tout de même lancé un plan de dératisation dont le coût est évalué à 1,5 million d'euros, en 2017.
Les rongeurs commensaux (rats et souris) sont omniprésents dans les villes. Paradoxalement, nos connaissances sont pourtant limitées sur leur biologie et leur écologie en milieu urbain. Leur nombre même fait débat. Auteur des livres Des rats et des hommes (éd. Hyform, 2013) et Le Grand guide de lutte raisonnée contre les nuisibles ou bioagresseurs urbains (éd. Lexitis, 2014), Pierre Falgayrac avance le chiffre de 1,65 rat par habitant "dans les villes dont les égouts sont anciens et où la gestion des déchets est correctement conduite (hors grèves)". Soit environ 3,7 millions de rats à Paris.
Ce ratio a été déduit d'une expérimentation menée à Marseille en 2009. De la nourriture est déposée dans les égouts, puis la quantité consommée est pesée, afin d'en déduire le nombre de rats sur un tronçon d'égouts. Il suffit ensuite de faire la moyenne sur tout le réseau et d'ajouter les rats de surface (évalués à 20%). "Je n'ai pas une confiance totale dans ces estimations car elles reposent sur beaucoup d'hypothèses", nuance toutefois Georges Salines, chef du bureau de la Santé environnementale et de l'hygiène à la mairie de Paris. Selon lui, fixer un ratio immuable n'a d'ailleurs pas grand intérêt pour évaluer l'efficacité des politiques de lutte menées par les municipalités.
L’objectif n’est pas de diminuer la quantité globale de rats dans Paris, mais de diminuer les proliférations de rats dans l’espace public.
Georges Salines, chef du bureau de la Santé environnementale et de l'hygiène à la mairieà franceinfo
Ce qui est certain, c'est que la grande majorité des rats logent en sous-sol, et batifolent dans les égouts. Humidité, température tempérée, absence de prédateurs... Les conditions y sont idéales pour le petit mammifère. "Quand la cloison des égouts n'est pas étanche, ils peuvent d'ailleurs faire un terrier dans la terre avoisinante", ajoute Jean-Michel Michaux, de l'Institut scientifique et technique de l’animal en ville. Avec ses briques, ses moellons et son mortier, le réseau présente en effet des failles, aussitôt exploitées par les rats. "Depuis vingt ans, il y a eu une réfection du réseau d'égouts, aujourd'hui beaucoup plus étanche", nuance toutefois l'expert en dératisation.
Rénover les canalisations et bétonner les caves
"Tant qu’ils ne sortent pas des égouts, les rats ne posent pas de problème", estime le spécialiste. Les rats peuvent accéder à la surface par les avaloirs, mais selon lui, le principal point noir réside dans les interstices des colonnes descendantes des eaux usées d'immeubles, parfois très abîmées. "Paris a beaucoup de très vieux immeubles, résume l'expert en dératisation. Il faut engager un travail de réfection de ces colonnes ou opter pour la bétonnisation des sols de cave." A Zurich (Suisse), en pointe dans ce domaine, la ville peut même obliger les particuliers à faire contrôler ces canalisations et à les faire réparer si nécessaire.
Les cités qui rénovent progressivement leur réseau d’égouts (Zurich, Budapest) constatent une disparition totale des plaintes liées à la présence de rats sur les secteurs refaits, sans avoir modifié leurs stratégies de collecte d’ordures et de nettoiement.
Pierre Falgayrac, auteur des livres "Des rats et des hommes" et "Le grand guide de lutte raisonnée contre les nuisibles et bioagresseurs urbains"à franceinfo
Dans les égouts, les rats ne posent pas de problème. Ils seraient même utiles. La mairie rappelle ainsi que ces animaux peuvent manger 10% de leur poids par jour, soit 9 kg par an. En consommant 75 des 800 tonnes de déchets (comestibles) déversées quotidiennement dans les égouts de Paris, ils permettent donc de nettoyer les canalisations. Pierre Falgayrac, toutefois, est plus nuancé sur les bénéfices éventuels de leur présence. "Il n'y a quasiment rien à manger dans les égouts – c'est d'ailleurs pour ça que les rats en sortent le soir venu."
Les rats plébiscitent les jardins car ils y trouvent de l'eau, de la nourriture et de la terre facile à creuser. Mais pourquoi sont-ils aujourd'hui plus nombreux en surface ? "Les Parisiens ont changé leurs habitudes. Ils mangent davantage de sandwichs, par exemple", estime Jean-Michel Michaux, ce qui laisse davantage de restes aux rongeurs. Par ailleurs, les poubelles renforcées ont laissé place aux sacs plastique, dans le cadre du plan Vigipirate : les rats les rongent parfois pour accéder aux déchets. Les nouveaux comportements des citadins expliquent en partie cette évolution, ajoute à son tour Stéphane Bras, porte-parole de la chambre syndicale 3D (pour désinfection, désinsectisation et dératisation).
Les espaces urbains sont modifiés. Zones piétonnières, parcs… Nous vivons de plus en plus à l’extérieur. Les modes de restauration ont changé dans les villes, avec par exemple des aires de pique-nique, et le tourisme croît. Les lieux de nourriture se multiplient.
Stéphane Bras, porte-parole de la chambre syndicale 3Dà franceinfo
Les grands rassemblements peuvent également attirer les rongeurs. Benoît Pisanu, du Muséum national d’histoire naturelle, évoque par exemple la "fan zone" de l'Euro 2016, installée au pied de la Tour Eiffel pendant les quatre semaines qu'a duré l'événement. L'afflux de spectateurs et de déchets constitue alors "une source abondante de nourriture pour les rats qui vont localement et temporairement en profiter". Les Amis du Champ-de-Mars, une association de riverains, a vertement mis en cause la municipalité, laquelle a dû lancer, fin 2016, des opérations de dératisation avec des fermetures partielles et successives des pelouses de la zone.
D'autres facteurs conjecturels peuvent expliquer l'afflux de rats à la surface. Lors des grands travaux, et notamment lors des destructions d'immeubles, les mâchoires des pelleteuses détruisent les terriers du sous-sol, ce qui pousse les rats à chercher d'autres espaces à coloniser. Les crues favorisent également cet afflux, car l'eau inonde les ratières et pousse les rongeurs à la fuite. Un argument saisi au bond par la maire Anne Hidalgo, qui rappelle que Paris a connu deux crues importantes (juin 2016 et janvier 2018) en dix-huit mois.
La mairie contre-attaque et appelle au "civisme"
Les rats ne font pas de quartier et peuplent l'ensemble de la capitale. En 2016 (derniers chiffres disponibles), la mairie a réalisé 3 329 interventions après signalement de la présence de rats ou de souris : 37 % dans les parcs et 24 % dans des établissements de la petite enfance. En tête des déplacements figuraient les 19e, 18e, 13e, 14e et 20e arrondissements. Plusieurs squares ont également fait l'objet d'opérations de dératisation (Cambronne, Garibaldi, Villemin, tour Saint-Jacques...). Et cette année, des interventions sont d'ores et déjà prévues dans le square Charles-Victor-Langlois (4e arrondissement) et dans les squares de la Roquette et Richard-Lenoir (11e).
Si vous jetez un œil aux bas-côtés des jardins, vous apercevrez sans doute l'une de ces boîtes à appât déployées en masse par la municipalité. La mairie prévoit également de remplacer les sacs-poubelle par trois types de dispositifs : conteneurs à roulettes, cache-conteneurs en forme de cahutes ou Moloks – des cylindres recouverts de lattes qui abritent une cuve profonde de plusieurs mètres. Et la ville de Paris entend lutter contre ce qu'elle considère comme des incivilités. Ces prochaines semaines et prochains mois, la direction de la prévention, de la sécurité et de la protection devrait dresser davantage de contraventions contre les personnes qui nourrissent les pigeons et les chats – et du même coup, les rats.
Cette campagne, toutefois, ne convainc pas tout le monde. Julien Devaux, délégué CGT aux égoutiers, y voit une tentative de la mairie de "masquer ses propres responsabilités en la matière" et pointe un manque de personnel.
Aujourd’hui, la moitié des bennes ne sortent pas des entrepôts, car il n’y a pas suffisamment de ripeurs. Les déchets restent plus longtemps.
Julien Devaux, délégué CGT FTDNEEAà franceinfo
Pour améliorer la situation, un effort est sans doute nécessaire dans le secteur du nettoiement, d'autant que le taux d'absentéisme chez les éboueurs atteint 13,3% et jusqu'à 20% dans les 5e et 6e arrondissements, précise Le Monde. Par ailleurs, Julien Devaux regrette que le département Faune action salubrité (DFAS) de la ville ne compte en moyenne que 1,8 agent par arrondissement – la CGT en réclame au moins 4. En charge du service, Georges Salines évoque plutôt une soixantaine d'agents dans toute la capitale, tout en espérant que ses troupes soient étoffées dans le futur.
Les raticides fonctionnent moins bien
Julien Devaux pointe un autre problème dans les égouts, où 7,5 tonnes de raticides sont déposées chaque année, selon la mairie. Selon le syndicaliste, les produits sont utilisés moins fréquemment "depuis trois ou quatre ans", sans que les agents n'en connaissent la raison. A tel point, selon lui, que les agents prennent parfois eux-mêmes l'initiative des campagnes.
"Nous avons davantage de difficulté pour tuer les rats", résume Georges Salines. La législation européenne (règlement "Biocides" UE 528/2012 de mai 2012 et règlement CLP) a en effet durci les conditions d'utilisation des raticides, ces anticoagulants qui provoquent des hémorragies internes. Auparavant déposés en granules dans les nids, les appâts doivent désormais être placés sous forme pâteuse, à l'intérieur de boîtes équipées d'un trou seulement accessible aux rats, afin d'épargner les animaux domestiques et les oiseaux. "C'est une bonne chose pour l'environnement, résume Georges Salines, mais les rats consomment moins ces appâts, car ils n'ont plus faim" : ils sont repus après leurs virées dans les squares.
La question des rats fait l'objet de vives polémiques au Conseil de Paris. Le groupe Les Républicains estime que le phénomène "est directement lié à la passivité de la ville de Paris". David Belliard, coprésident du groupe EELV, évoque pour sa part un "problème réel" qui fait l'objet "d'une hystérisation" et d'une récupération politique de la part de l'opposition. Lui-même confronté à ces problèmes au square Richard-Lenoir (11e), l'élu refuse toutefois de verser dans le catastrophisme : "Il ne faut pas imaginer qu'on va être envahis de rats."
Par souci du bien-être animal, son groupe a voté contre une mesure du Conseil de Paris, qui a lancé une étude en partenariat avec VetAgro. L'objectif est d'adapter au plus juste le choix des anticoagulants, sans avoir systématiquement recours aux produits de 3e génération, plus efficaces mais également plus nocifs. "Si des rats sont encore sensibles aux produits de première et deuxième génération, il faut les utiliser, explique Georges Salines, pour retarder le phénomène de résistances aux anticoagulants." L'idée, à terme, est de réaliser des mesures sur site, pour évaluer les différences entre sous-populations de rats, et d'ajuster au mieux les produits utilisés.
"L'hiver est plutôt une période calme avec les rats, car les gens se nourrissent moins dans les parcs, résume Georges Salines, davantage préoccupé par les souris domestiques ces temps-ci. Ce problème doit être géré, mais ce n'est pas non plus le problème de santé publique numéro un."
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