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"On voit des infirmières quitter l’hôpital en larmes" : entre épuisement et agacement, les urgences au bord de l'implosion

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
L'unité des urgences du CHU de Lille (Nord), le 29 mars 2019. (MAXPPP)

Plusieurs dizaines de services d'urgences sont mobilisés pour réclamer davantage d'effectifs et dénoncer la fermeture de lits. De nombreuses unités souffrent aujourd'hui d'un engorgement chronique qui compromet la mission de soignants débordés et épuisés. Témoignages.

Les urgences sont-elles gravement malades ? Victime de plusieurs agressions, le personnel de l'hôpital parisien Saint-Antoine a entamé un mouvement de grève à la mi-mars. La mobilisation a rapidement fait tache d'huile dans toute la France, car les unités d'urgences sont bien souvent saturées et leurs équipes frôlent le burn out. Après des actions ponctuelles au niveau local, une grande journée de manifestation nationale est prévue à Paris, jeudi 6 juin, à l'inititiative, notamment, du collectif inter-urgences, qui regroupe le personnel paramédical (infirmiers, aide-soignants...).

Les salariés contactés par franceinfo décrivent systématiquement les mêmes scènes d'engorgement dans les couloirs des urgences. A l'hôpital de Hautepierre, à Strasbourg (Bas-Rhin), le nombre d'entrées augmente par exemple de 10% par an sans que les effectifs aient été adaptés, affirment les syndicats. "Les brancards sont installés dans les couloirs les uns à côté des autres, dos à dos, décrit David*, infirmier urgentiste. C'est comme un hall de gare, sans intimité. Les patients ne peuvent pas se lever."

"On est démunis"

Même situation à Angers (Maine-et-Loire). "On est alpagués sans cesse par des patients dont la situation se dégrade, explique Lydia*, infirmière. Mais je ne peux pas donner des médicaments de mon plein gré aux patients pour les soulager ! On est démunis." Interrogée par Libération il y a un peu plus d'un an (en avril 2018), la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, estimait que 10 à 14% des services d'urgences étaient aujourd'hui "en surchauffe", mais les syndicats estiment que ce pourcentage est bien en-deçà de la réalité.

Un membre du personnel de l'hôpital de Lons-le-Saunier (Jura) montre une photo de l'engorgement des urgences, lors d'un mouvement de grève le 21 janvier 2019. (MAXPPP)

Ce retard de la prise en charge n'est pas simplement inconfortable. Il est également dangereux. Lydia mentionne le cas d'un patient admis cet hiver avec une altération de l'état général, qui a dû patienter de longues heures sur son brancard. Une attente fatale. "La journée a été horrible avec de nombreuses entrées. Et puis, on s'est finalement aperçus qu'il faisait un arrêt cardiaque. On a essayé de le réanimer, en vain. Il y a beaucoup de colère et de culpabilité." Une réunion a bien eu lieu pour établir les responsabilités, en présence de médecins, mais les équipes attendent toujours des renforts de personnels.

Il y a des journées où on ne peut même pas aller aux toilettes. On a parfois l'impression de mettre nos patients en danger alors on se dit : 'stop, assieds-toi deux secondes'.

Lydia, infirmière aux urgences d'Angers

à franceinfo

"Ce retard de la prise en charge peut augmenter de 30% la mortalité pour les cas les plus graves", abonde Eric Loupiac, délégué de l'association des médecins urgentistes de France (Amuf). Ce médecin urgentiste de Lons-le-Saunier (Jura) est particulièrement sévère sur les arbitrages budgétaires du gouvernement. Les directions des hôpitaux, les ARS [agences régionales de santé] et la ministre le savent sciemment. Ils mettent en danger la vie de nos patients." Il observe également une augmentation du nombre de patients de retour aux urgences dans les 48 heures suivant leur admission. "Nous sommes encouragés par la direction à faire des sorties anticipées, pour soulager le service des urgences." C'est parfois trop tôt.

Deux fois plus d'admissions en dix ans

La tendance est observée partout en France. Selon un rapport du Sénat, le nombre d'admissions dans les urgences a même doublé en dix ans, passant de dix millions de patients en 1996 à vingt-et-un millions en 2016. Dans ce contexte déjà tendu, les syndicats dénoncent également l'objectif gouvernemental de favoriser les admissions ambulatoires pour au moins 70% de tous les actes chirurgicaux, synonyme de fermeture de lits dans les unités concernées.

Les patients doivent souvent attendre aux urgences avant d'être hospitalisés dans une unité médicale, même après leur diagnostic. Lors de cette attente, "les patients sont sous la surveillance de paramédicaux, explique Lydia. Mais il faut également s’occuper des urgences vitales", poursuit l'infirmière. Les patients continuent d'arriver !" Faute de lits disponibles, plus de 15 000 patients ont ainsi passé la nuit sur un brancard des urgences avant d'être hospitalisés dans une unité, selon le bilan 2018 dressé par Samu-urgences. De quoi engorger un peu plus les couloirs des unités des urgences.

Auparavant, il restait rarement plus de cinq à dix patients aux urgences après le service de nuit. Maintenant, nous sommes davantage entre vingt et vingt-cinq car il n’y a pas de place dans les unités d'hospitalisation.

David, infirmier urgentiste à Strasbourg

à franceinfo

"Les gens pensent souvent que les urgences sont engorgées par des patients qui viennent pour rien, mais ce n'est pas le cas", insiste Sophie, une aide-soignante du centre de la France. Comme de nombreux professionnels, elle réclame la création de "lits d'aval" dans les différentes unités d'hospitalisation, afin de libérer rapidement les patients déjà diagnostiqués et qui attendent d'être transférés. Il s'agit d'une sérieuse question de santé publique. Une étude menée par une équipe de chercheurs de Nîmes (Gard) et Montpellier (Hérault) montre en effet que le taux de mortalité est de 7,8% chez les patients hospitalisés après avoir attendu aux urgences, contre 6,3% pour les patients pris en charge sans attente.

La ministre Agnès Buzyn renvoyait, elle, la balle aux directeurs d'établissement, dans Libération.

Chaque hôpital doit se poser la question de ce changement et de sa réorganisation. Avec, en particulier, la nécessité qu’il y ait des 'lits d’aval' pour accueillir les patients qui ont besoin d’être hospitalisés.

Agnès Buzyn, ministre de la Santé

à "Libération"

"Maltraitance" des patients, "souffrance" des médecins

Au-delà de ce problème national, des problématiques locales compliquent encore la situation. A Lons-le-Saunier (Jura), par exemple, les urgentistes se battent depuis six mois pour conserver leur deuxième unité du service mobile d'urgence et de réanimation (Smur). Ce dernier est toujours sous la menace d'une décision de 2016 "basée sur des chiffres d'activité de 2013", explique Eric Loupiac, exaspéré par cette "décision financière" – un million d'euros dans le budget. "Le Smur permet de sauver une quarantaine de vies par an sur un territoire de 2 500 kilomètres carrés. La vie de gens est en danger."

En attendant, les équipes font le dos rond mais l'épuisement gagne les rangs. "Il y a des arrêts-maladie chaque semaine, témoigne David, et il faut parfois faire des remplacements sur les jours de repos ou de congés et donc enchaîner un poste de nuit et un poste de journée." L'infirmier évoque notamment des douleurs au dos, aux articulations ou aux cervicales, mais également une importante "fatigue psychologique et morale". Le turnover est important parmi la soixantaine d'infirmiers de l'unité. "En deux ans, dix-huit ont changé – presque un tiers de l'équipe !"

Est-ce que vous monteriez dans un avion dont le pilote est fatigué ? Les médecins et les infirmiers aussi ont votre vie entre les mains.

Eric Loupiac, médecin urgentiste à Lons-le-Saunier

à franceinfo

"Parfois, on voit des infirmières quitter l'hôpital en larmes au petit matin. Cela m’est insupportable, insupportable", répète le médecin, qui évoque "une maltraitance" infligée aux patients et la "souffrance" des médecins.

Les longues heures d'attente, par ailleurs, ont des conséquences directes sur l'agressivité générale des patients et de leurs proches. "Les violences verbales sont quotidiennes, résume David. Je me suis déjà pris des coups de pied, fait attraper par la gorge… Il y a une équipe de sécurité dans l'hôpital mais elle n’est pas dédiée à l'unité, elle peut donc mettre du temps à intervenir." Ces événements violents sont sans doute sous-estimés au niveau national. "Les feuilles d'événements indésirables doivent être complétées sur ordinateur et cela prend du temps, explique Sophie. On ne ne le fait pas à chaque fois."

Interpeller l'opinion

Les mouvements sociaux des personnels urgentistes n'ont évidemment aucune conséquence pour les patients. Ces professionnels sont en effet assignés par la direction au nom de la continuité du service public. "Le seul moyen de faire entendre son mécontentement, c’est d'aller au travail avec un petit badge 'en grève' ou de se rassembler devant [l'établissement] sur les temps de repos", explique David, qui compte se rendre à Paris le 6 juin, malgré la fatigue des services. Ce dernier réclamera au passage une meilleure reconnaissance, "y compris salariale", avec la généralisation de l'indemnité "insalubrité" pour tous les urgentistes de France.

Pour l'heure, il est difficile de prévoir le niveau de participation à la journée nationale. Le collectif inter-urgences dénombrait au total 84 services d'urgences en grève mercredi 5 juin et des "contacts en cours" avec une centaine d'autres, alors que la France compte environ 640 structures publiques ou privées d'urgences. Les personnels tentent de varier leurs actions. A Bordeaux (Gironde), rapporte Sud Ouest, l'équipe a choisi de cesser symboliquement le travail pendant cinq minutes, mardi dernier. A Valence (Drôme), le collectif "Y a la colère dans le cathéter" a, lui, choisi d'écrire aux députés pour dénoncer "des conditions honteuses et carencées pour un pays comme la France"

Les personnels paramédicaux et médicaux sont bien conscients qu'ils peinent encore à interpeller l'opinion. "Les malades et les familles s'en prennent à nous alors que nous sommes autant victimes qu'eux de la situation, regrette Sophie. Récemment, l’épouse d'un patient nous a même reproché d'accepter de travailler dans de telles conditions. Il y a pourtant plein de petites choses qu'ils pourraient faire, comme écrire à l'ARS. Le système de santé appartient à tous."

* Les prénoms ont été modifiés.

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