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"Implant Files" : comment le géant américain des technologies médicales s'implante dans les hôpitaux français

Medtronic, leader mondial de la fabrication de dispositifs médicaux, fournit gratuitement des salles d’opération de haute technologie ou prête du personnel. L'enquête de franceinfo montre que des contreparties existent bien.  

Article rédigé par franceinfo - Laetitia Chérel / cellule investigation de Radio France / ICIJ
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 18min
Un stimulateur cardiaque présenté sur le stand de Medtronic au Salon de la santé de Shanghai le 8 novembre 2018. (HAN YUQING / XINHUA / MAXPPP)

Des "solutions de santé intégrées" proposées aux établissements de santé; des salles d’opération de très haute technologie fournies clé en main, ainsi qu’un véritable business plan pour développer leur chiffre d’affaires et optimiser leur gestion; des offres de "partenariat" qui vont des remises de prix sur des dispositifs médicaux à la fourniture d'équipements financés par l’industriel : voilà comment Medtronic, le leader mondial des technologies médicales, pousse les portes des hôpitaux français.

L'enquête des "Implant Files", menée par le consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) dont la cellule investigation de Radio France est partenaire, a décortiqué la stratégie de Medtronic. Elle révèle des contreparties et montre que cette politique n'est pas désintéressée.

Des méthodes contestées par la justice américaine

Le savoir-faire de Medtronic est salué dans le monde entier. Le géant américain fabrique des dispositifs médicaux qui aident à contrôler le diabète ou à soulager la maladie de Parkinson. L'entreprise est née en 1956 : le fondateur de Medtronic invente alors dans son garage le premier pacemaker à pile, de la taille d’un smartphone. Depuis, le fabricant est devenu le numéro un mondial des technologies médicales, inventant un stimulateur cardiaque sans fil, gros comme une pilule de vitamines, des défibrillateurs et des pompes à insuline dernier cri. Présent dans plus de 160 pays, Medtronic réalise un chiffre d’affaires de 30 milliards de dollars.

Mais pour se hisser au plus haut niveau, le géant des dispositifs médicaux a utilisé des méthodes contestées par la justice américaine. La liste est longue. En 2006, Medtronic est condamné à verser 40 millions de dollars au gouvernement américain. On le soupçonne d’avoir payé des pots-de-vins à plus de cent chirurgiens sous formes de faux honoraires de conseils ou de voyages exotiques. En 2008, le groupe écope de 75 millions de dollars d’amende. La justice lui reproche d’avoir poussé certains hôpitaux à réaliser des soins inutiles remboursés par la Sécurité sociale. En 2011, il débourse 23 millions de dollars pour mettre fin à des poursuites engagées par le gouvernement américain qui lui reproche d’avoir rémunéré des médecins pour des études scientifiques, alors que Medtronic aurait voulu les inciter à poser ses implants. Idem en 2013, avec une amende de 10 millions de dollars, et en 2015, 4,4 millions de dollars. La multinationale aurait menti sur l’origine de certains de ses produits en affirmant qu’ils étaient fabriqués aux Etats-Unis, alors qu’ils provenaient de Chine ou de Malaisie.

Interrogé par le consortium de l’ICIJ, le siège de Medtronic nie tout acte répréhensible et affirme qu'il se conforme désormais strictement aux lois anti-corruption.

Les cadeaux et autres voyages offerts aux médecins ne se seraient pas limités aux Etats-Unis. Dans l’hexagone aussi, ces pratiques auraient eu lieu, mais elles seraient le fait d’agents extérieurs auxquels la société avait recours jusqu’en 2014. Un ancien cadre technico-commercial de Medtronic témoigne : "Les agents commerciaux avaient une sorte de grille de cadeaux qu’ils pouvaient offrir en fonction du type de pacemaker qui était implanté. Ce n’était pas compliqué : on pouvait payer des vacances avant ou après un congrès quand il se déroulait aux Etats-Unis ou au Canada, par exemple. Les agents avaient un crédit dans une agence de voyages. Et le médecin pouvait modifier ou annuler librement ses vols."

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Ces pratiques auraient cessé parce que, selon cet ancien cadre de Medtronic, "les risques devenaient trop grands et les procès aux Etats-Unis leur ont fait perdre beaucoup d’argent." Interrogé sur ces pratiques, Medtronic a nié toute accusation de corruption.

Des "partenariats" aux bénéfices immédiats

En 2016, changement de stratégie. Pour conquérir les marchés, le PDG de Medtronic, Omar Ishrak, propose désormais des "solutions de santé intégrées" aux établissements de santé. Pour proposer ces prestations, Medtronic se dote d’une structure, le département "Integrated Health Solutions", qui a signé à ce jour 80 "partenariats" à travers le monde, dont une petite dizaine en France.

Le CHU de Rouen inaugure ainsi en 2017 une nouvelle salle de rythmologie de pointe, dédiée au traitement des troubles du rythme cardiaque. Elle permet de reconstituer une image en 3D de la cavité cardiaque pour comprendre l’origine de l’arythmie. Medtronic la finance à hauteur de 800 000 euros sur cinq ans. En échange, le CHU paye à l’industriel un pourcentage sur chaque acte effectué. Le partenariat prévoit aussi l’augmentation de l’activité de l’hôpital. Cela passe par l’optimisation des lits. Selon nos informations, le contrat va jusqu’à envisager un objectif de nuitées économisées sur cinq ans. Selon nos sources, 900 nuitées, soit l’équivalent de 200 000 euros pour l’hôpital. Une stratégie marketing est aussi prévue sur les réseaux sociaux afin d’améliorer "l’attractivité" du CHU.  

Pour l’hôpital, le bénéfice est d’abord économique. Il réaliserait 700 000 à 800 000 euros d’économies d’achat, ce qui lui vaut de recevoir le"Trophée de l’achat hospitalier" pour "ce partenariat innovant", un événement organisé par le Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah) à Montrouge. "Cette salle va faciliter l’accès aux soins pour tous", affirme le professeur Frédéric Anselm, cardiologue responsable de l’unité de cardiologie du CHU. "Ce partenariat public-privé était inimaginable il y a quelques années. L’hôpital public ne pourra se pérenniser qu'en en mettant d'autres en place avec le privé", s’enthousiasme le professeur Alain Cribier, ancien chef du service cardiologie du CHU.   

Des équipements d'un niveau que les CHU ne pourraient pas payer

Plus au sud, à Toulouse, la Clinique Pasteur, un des leaders du privé en Europe, a récemment équipé huit nouvelles salles d’opération en cardiologie en appareils d’imagerie de pointe. L’une de ces huit salles, la salle 8, est en partie financée par Medtronic à hauteur de 750 000 euros, à raison de 250 000 euros sur trois ans.

Au Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine), l’hôpital Marie-Lannelongue, un des leaders du traitement des maladies cardiovasculaires, s’est lui aussi tourné vers Medtronic pour financer une salle hybride. Elle permet de réaliser à la fois des opérations chirurgicales classiques et des interventions plus complexes sans avoir à opérer le patient à cœur ouvert. Le principe est le même qu‘au CHU de Rouen : Medtronic finance la salle à hauteur de deux millions d’euros, et l’hôpital lui reverse un pourcentage sur chaque acte. Selon la direction de l'établissement, cette nouvelle salle a permis de réduire la durée d’attente des patients, et "de développer l’activité du Tavi [Transcatheter Aortic Valve Implantation, une valve aortique percutanée posée sans opération à cœur ouvert, dont les implants valent très cher], majeure pour l’hôpital"

Ces partenariats comprennent des offres qui vont des remises de prix sur des dispositifs médicaux à la fourniture de salles d’opération financées par l’industriel. Parmi les dispositifs médicaux vendus par Medtronic aux hôpitaux, une valve cardiaque, la Corevalve (ou Tavi) qui peut être implantée sans opérer le patient à cœur ouvert. La valve de Medtronic coûte 16 000 euros, celle de son concurrent Edwards 14 580 euros. Selon Le Monde, il s’agit pour l’Assurance maladie des implants les plus onéreux, avec 186 millions d’euros remboursés en 2017 pour à peine 11 000 interventions. 

Selon plusieurs chirurgiens que nous avons interrogés, le bilan pour les établissements est très positif. "Medtronic met à disposition dans des délais rapides des équipements exclusifs et de haut niveau, difficiles à financer pour un CHU, et dont les patients sont les premiers bénéficiaires", explique le chef de service cardiologie d’un CHU. Autre avantage : ce type de contrat permet à l’hôpital d’augmenter son chiffre d’affaires. "C’est important car avec la tarification à l’activité, c’est la prime à celui qui fait le plus d’actes", poursuit ce médecin. Dans le cas du CHU de Rouen, le contrat prévoit qu’il devienne un centre de formation de référence sur l’utilisation d’un nouveau gilet de cardiologie très innovant. "Ça a une valeur pour l’hôpital, pas seulement une valeur marchande, mais aussi une valeur en notoriété", insiste l’ancienne salariée de Medtronic.

Des contreparties difficiles à refuser

Le revers de la médaille, c’est l’éventuelle contrepartie exigée par l’industriel. C’est ce qui inquiète Eric Vicaut, professeur au centre d'évaluation du dispositif médical de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). "Qu’un industriel propose à un établissement de santé d'équiper une salle de cathétérisme cardiaque, peut  être une excellente opportunité pour cet hôpital d'acquérir un matériel moderne, dans des délais que ne lui permettent pas en général les crédits alloués aux hôpitaux". Mais, ajoute le professeur, "il ne faut pas qu'il y ait de contrepartie obligatoire sur l’utilisation des dispositifs médicaux vendus par l’industriel. Il faut qu’à tout moment, le choix qui peut être fait pour la santé du patient soit dicté par le meilleur rapport efficacité-risque et ne soit pas dépendant de l'industriel qui a équipé la salle".   

Or, ces contreparties existent bien. Selon nos informations, les contrats passés par Medtronic avec les hôpitaux privés et publics contiennent des quotas minimums d’implants de Medtronic à acheter. "L’objectif de Medtronic, c’est de regagner du terrain sur son principal concurrent, Edwards, dont le Tavi (la valve aortique percutanée), le premier commercialisé, capte 60 % du marché", analyse Chloé Hecketsweiler, journaliste spécialiste en économie de la santé au quotidien Le Monde, également partenaire de l’ICIJ.

Le CHU de Rouen, par exemple, est tenu d’acquérir au minimum 1,9 million par an de dispositifs médicaux à Medtronic, soit 9,5 millions d’euros sur cinq ans. Le contrat prévoit aussi un nombre minimum de poses d’implants, faute de quoi, le CHU doit payer une pénalité à Medtronic. Interrogée, la direction du CHU n’a pas souhaité commenter ces chiffres. Elle assure qu’il ne s’agit pas d’un contrat exclusif sur les dispositifs médicaux et que le contrat permet une "massification des achats" plus performante.  

À l’hôpital Marie-Lannelongue au Plessis-Robinson, toujours selon nos informations, le contrat de Medtronic prévoit l’achat par l’établissement d’un minimum de valves aortiques percutanées (Tavi) pour chaque année du contrat, allant de de 90 à 145 par an entre 2016-2017 et 2021-2022. En dessous de ce quota, l’établissement paye une pénalité à l’industriel.

Idem à la Clinique Pasteur de Toulouse, où la direction reconnaît que Medtronic a imposé une contrepartie. "Un jour, confirme Dominique Pon, le directeur général de la clinique, Medtronic est venu nous voir en nous disant : ‘voilà, c’est une offre monde’. Ils se sont engagés à financer une partie de la nouvelle salle hybride sur trois ans, en nous disant : ‘on paye, à condition que la part de marché de nos dispositifs médicaux soit de tel pourcentage', que je ne peux vous révéler". Ce pourcentage, nous nous le sommes procuré, il est de 60 %, et il a bien été atteint en 2017 à la Clinique Pasteur, selon la direction. Le professeur Assoun, PDG de la clinique Pasteur, insiste cependant : le choix des chirurgiens est libre. Mais une ancienne cadre de Medtronic tempère : "Une fois que l’industriel est dans la place, pourquoi est-ce que l’hôpital irait acheter un dispositif chez un concurrent plutôt que chez Medtronic ?"  

Ces contreparties accordées à Medtronic sont confirmées par une ancienne cadre du groupe. "Dans les appels d’offres et dans les contrats, la part d’implants de Medtronic achetés par l’établissement est indiquée. L’objectif, c’est de dépasser les 30 % de commandes pour arriver entre 40 et 60 %", dit-elle. L’ancienne salariée confirme. "Pour Medtronic, l’intérêt de ces partenariats, c’est de fidéliser de la clientèle, de développer des parts de marché et de les pérenniser sur le long terme", assure-t-elle.  

Du prêt de personnel mis à disposition sous couvert de formation

Dans son "offre globale" aux hôpitaux, Medtronic propose aussi du prêt de personnel, des technico-commerciaux salariés et formés par l’industriel. "Les techniciens sont présents au bloc dans une logique de formation et d’accompagnement de l’équipe médicale, notamment du chirurgien, à la pose d’implants complexes", explique Chloé Hecketsweiler, journaliste en économie de la santé au Monde. Parfois, cette présence au bloc peut devenir plus permanente, une fois que la formation est terminée. Interrogé par Le Monde, Nicolas Dumonteil, cardiologue à la clinique Pasteur de Toulouse, établissement en contrat avec Medtronic, précise que la clinique n’y a recours que ponctuellement, "pendant les périodes de vacances""On a donc un industriel qui est au chevet du patient et qui participe à la procédure, et qui, même s’il ne touche pas le patient joue un rôle important pendant l’opération", poursuit la journaliste Chloé Hecketsweiler.  

Cette pratique est très courante, selon Laurent Sedel, ex-chef du service orthopédique de l’hôpital Lariboisière à Paris. "Comme on a de moins en moins de personnel capable de nous aider à utiliser ces dispositifs médicaux, un nouveau métier est apparu, ce sont les instrumentistes qui travaillent pour les industriels et qui viennent dans les blocs opératoires pour nous aider", dit-il. Le problème selon le médecin, c’est que cette présence est devenue un élément marketing qui pèse dans le choix des dispositifs médicaux. "On sélectionne les industriels qui nous vendent les prothèses en fonction de leur capacité à nous fournir du personnel compétent. Il y a donc des relations étroites qui se créent entre le fabricant et le chirurgien", ajoute Laurent Sedel.

Interrogée sur ces pratiques, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, reconnaît qu’elle découvre le dossier : "ça n’est pas normal que du personnel non-hospitalier rentre dans un bloc opératoire". La ministre s’engage à prendre des mesures. "La charte de la visite médicale qui est en train d’être négociée entre le Comité économique des produits de santé (CEPS) et les industriels interdira ces pratiques". Cette charte prévoit des sanctions financières pour les industriels et devrait s’appliquer en 2019.         


Vous pouvez accéder à la base mondiale des incidents liés aux dispositifs médicaux mise en place par l'ICIJ. Vous souhaitez témoigner ? Racontez-nous votre histoire.

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