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Enquête franceinfo Agroalimentaire : des inspecteurs craignent "un danger pour le consommateur" à cause de leurs conditions de travail dégradées

Les récents scandales Buitoni et Kinder auraient-il pu être évités ? Selon les agents interrogés par franceinfo, les problèmes de contrôle sanitaire sont liés aux sous-effectifs. "On n'a plus le temps de tout regarder", confie l'un d'eux.

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Les enquêteurs de la DGAL et de la DGCCRF dénoncent des moyens qui s'amenuisent d'année en année.  (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

"On se présente à l'accueil. Puis on enfile des surchaussures, une blouse, une charlotte. Et on fonce dans les locaux de fabrication." Enquêteur à la Direction générale de la répression des fraudes (DGCCRF) depuis près de 30 ans, David Sironneau connaît sur le bout des doigts la procédure des contrôles inopinés dans les usines de l'agroalimentaire. C'est ce qui s'appelle "un contrôle 'en marche avant', depuis la réception des matières premières au produit fini". Et de poursuivre : "Ensuite, on va dans les bureaux consulter les documents."

Depuis le scandale des pizzas Buitoni contaminées à la bactérie E. Coli, et celui des chocolats Kinder soupçonnés d'avoir causé des centaines de cas de salmonellose, ce système d'inspections suscite une attention nouvelle. Il repose principalement sur les autocontrôles obligatoires des entreprises. Aux administrations, par la suite, de les vérifier et de débarquer dans les entreprises pour s'assurer que tout est conforme. Problème : leurs moyens s'amenuisent d'année en année. "On n'a plus le temps de tout regarder", confesse David Sironneau, également co-secrétaire général de Solidaires CCRF-SCL, premier syndicat de la répression des fraudes.

Une réforme "à marche forcée"

La DGCCRF n'est pas la seule administration à réaliser ces contrôles. Dans le domaine alimentaire, les compétences sont partagées avec les personnels de la Direction générale de l'alimentation (DGAL). Ces derniers se chargent des établissements soumis à une obligation d'agrément sanitaire : les exploitations agricoles ou les abattoirs, par exemple, ainsi que tous ceux qui utilisent des produits d'origine animale sans les transformer. Ceux de la répression des fraudes s'occupent, eux, des produits déjà transformés ou directement vendus au consommateur. Les deux entités étant aussi en charge des contrôles d'hygiène dans la restauration.

Mais bientôt, ils ne feront plus qu'un. Au cours de l'année 2023, une "police unique" se retrouvera "en charge de la sécurité sanitaire des aliments", sous la tutelle du ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Le projet, officialisé par un décret publié le 1er juin 2022, prévoit de renforcer les effectifs à hauteur de 150 équivalent temps plein (ETP), dont 90 créations nettes et 60 emplois transférés vers la DGAL, et donc supprimés de la DGCCRF, précise le compte-rendu d'une réunion interministérielle du 6 mai, consulté par franceinfo.

La DGAL estime que cette réforme "vise à rendre l'organisation de la police de la sécurité sanitaire des aliments plus lisible et plus efficiente". La DGCCRF précise à franceinfo que l'objectif est "de renforcer les contrôles liés à la sécurité sanitaire des aliments"Pourtant, aux yeux des syndicats, c'est tout le contraire. Si elle est favorable au principe, Martine Harnichard, secrétaire générale de l'Unsa Agriculture alimentation et forêt, dénonce une "réforme à marche forcée", sans aucun plan de formation.

"Comment va-t-on pouvoir se former sur les risques sanitaires ? Et absorber les tâches de travail supplémentaires ?"

Martine Harnichard, secrétaire générale de l'Unsa Agriculture alimentation et forêts

à franceinfo

Cette inspectrice vétérinaire doute que des agents de la répression des fraudes, sollicités sur la base du volontariat, viennent grossir les rangs de la Direction générale de l'alimentation.

Le risque de "déstabiliser" les services

Dans les faits, les deux administrations collaborent depuis 2010, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). "C'est le bureau d'en face ! Nos chefs se voient tous les jours. On a chacun nos méthodes, mais on a appris à travailler ensemble, décrit Steve Mazens, syndicaliste Unsa et inspecteur dans le Gard. On va déstabiliser un peu plus les deux administrations." Il craint que cette fusion représente "un danger pour le consommateur".

Une vision sombre partagée par ses collègues du syndicat Solidaires, qui ont fait grève contre cette réforme le 21 juin dernier. "Par exemple, lors d'un contrôle pour un label rouge, si on s'aperçoit qu'il y a de la moisissure sur un jambon, un agent ne pourra pas agir sur le moment. Il faudra qu'il rentre à son bureau pour faire un signalement à l'administration d'à côté", illustre David Sironneau. Plutôt qu'une "police unique", Roland Girerd, co-responsable du syndicat Solidaires CCRF-SCL, plaide, lui, pour des effectifs renforcés.

Des inspecteurs "découragés"

La question des effectifs sera tranchée lors du débat parlementaire sur le projet de loi de finances de 2023. Mais l'annonce intervient alors que le contingent de la répression des fraudes s'érode d'année en année, selon David Sironneau. Il estime que la DGCCRF a "perdu 1 000 emplois en 15 ans" alors que la direction admet une "baisse limitée" des effectifs au cours des cinq dernières années. L'institution revendique aujourd'hui environ 2 900 agents, dont 2 400 sur le terrain, qui a réalisé en 2021 133 300 contrôles dans plus de 90 000 établissements.

Mais dans certains départements ruraux, le manque d'effectifs est criant. La CGT CCRF en recense 13 où travaillent seulement entre 3 et 5 agents. A ce titre, l'exemple du Lot a beaucoup fait parler en interne. Départs à la retraite non remplacés, arrêts-maladies... Les syndicats dénoncent une situation intenable avec un seul enquêteur pendant plus de six mois. Impossible dans ce cas de tout contrôler. "En attendant de nouvelles affectations, en septembre, des renforts sont organisés par la direction régionale", assure pour sa part la direction de la répression des fraudes.

"Quand on n'est pas nombreux, on est obligé de multiplier les champs de compétence", grince Marc*, enquêteur de la DGCCRF depuis 2018 dans un département rural, au sein d'une équipe de quatre personnes.

"Je passe du coq à l'âne, de la rénovation énergétique aux jouets en passant par les produits périmés encore en rayon..."

Marc, inspecteur de la répression des fraudes

à franceinfo

Ce jeune agent s'agace de voir les signalements des consommateurs s'empiler sur son bureau. "Certaines plaintes sont là depuis trois mois. Je n'ai pas le temps de tout traiter", soupire-t-il. Alors, comme ses collègues, Marc ne compte pas ses heures. "Sinon, mon travail n'est pas fait correctement et les usagers en souffrent. Quand on n'est pas assez nombreux, le consommateur trinque", désespère-t-il. Ce rude quotidien, des inspecteurs de la répression des fraudes l'avaient déjà raconté à franceinfo, à l'époque de l'affaire Lactalis. En quatre ans, la situation ne s'est pas améliorée. Marc se dit "découragé" et observe autour de lui "un sentiment d'épuisement", avec parfois des cas de burn out.

Les sociétés qui "cachent plus de choses"

Du côté de la Direction générale de l'alimentation, les effectifs diminuent aussi. De 5 223 en 2005, ils sont passés à 4 655 en 2018. Et en 2022, la DGAL compte environ 4 820 ETP. Les effectifs "ont donc été globalement confortés ces dernières années", insiste la DGAL, mais le gros des embauches s'explique par "le déploiement de contrôles sanitaires et phytosanitaires aux frontières, consécutif au Brexit". Dans d'autres secteurs, l'administration reconnaît "des difficultés de recrutement".

Ce manque d'effectifs a des conséquences directes sur le terrain. Inspectrice vétérinaire depuis une quinzaine d'années, Marion* a encore en tête le cas d'une conserverie, qu'elle n'a pas pu contrôler en trois ans. Or, entre temps, les dirigeants n'avaient pas déclaré des résultats d'autocontrôles positifs à la salmonelle. Elle avait alors demandé le blocage de la marchandise et l'analyse de tous les lots. 

"Il est possible que des entreprises cachent plus de choses quand il n'y a pas assez de contrôles", pointe Olivier Lapôtre, secrétaire général du Syndicat national des inspecteurs en santé publique vétérinaire. D'autant plus que les analyses des entreprises sont réalisées dans des laboratoires privés, choisis par leurs dirigeants. Ils peuvent donc les multiplier jusqu'à obtenir le résultat voulu, comme le dénoncent plusieurs témoins auprès de franceinfo. Mais les industriels s'en défendent.

"Si on ne veut pas voir que des 'bons résultats', les prélèvements officiels doivent continuer."

Olivier Lapôtre, inspecteur en santé publique vétérinaire

à franceinfo

Parfois, les laboratoires de la DGAL ne savent pas faire certaines analyses et recourent alors à ceux de la répression des fraudes. Or, le projet de "police unique" pose également la question du devenir du réseau de laboratoires partagé entre la DGCCRF et les douanes. Il emploie 380 personnes et a réalisé environ 120 000 analyses en 2021. "Le laboratoire de Lyon est en sous-effectif chronique. Ils n'ont pas d'équipements performants. Pourtant, ils travaillent jour et nuit, en plus du week-end, lorsqu'il y a des scandales sanitaires", s'émeut Roland Girerd.

Des "priorités" à gérer en cas de scandales

Car en période de crise sanitaire, il faut tout laisser tomber pour traiter l'urgence. Ainsi, le dernier épisode ​de grippe aviaire, extrêmement virulent, a accaparé les inspecteurs vétérinaires. Côté répression des fraudes, ce sont les milliers de produits contaminés par l'oxyde d'éthylène qui ont beaucoup occupé les agents. Et puis, plus récemment, ils ont dû se mobiliser sept jours sur sept pour les rappels des pizzas Buitoni et des chocolats Kinder, avec parfois l'aide des services vétérinaires. 

La plupart du temps, des visites dans les supermarchés suffisent. Mais pour les produits Kinder, il a fallu aller, en plus, dans chaque épicerie de quartier. "C'est une gestion des priorités en permanence. On n'abandonne pas un secteur, mais on en fait moins. Au lieu de contrôler dix établissements, on en inspecte sept", peste Sébastien*, un inspecteur de la DGCCRF.

"On repousse d'autres enquêtes, moins urgentes… au détriment de la sécurité."

Sébastien, inspecteur de la répression des fraudes

à franceinfo

C'est pour certifier la sûreté du contenu de nos assiettes que les acteurs du système de contrôles dans l'agroalimentaire tirent la sonnette d'alarme. "On ne sera jamais dans une situation avec un fonctionnaire derrière chaque ligne de production. Mais plus on peut faire de contrôles, moins il y a de trous dans la raquette", résume Roland Girerd.

* Les prénoms ont été changés.

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