"Implant Files" : huit ans après le scandale des prothèses PIP, rien ou presque n'a évolué
Après le scandale sanitaire autour des prothèses mammaires PIP, on pouvait espérer une amélioration des outils de veille du côté des autorités sanitaires. Il n'en est rien.
2010. Le scandale PIP, pour Poly Implant Prothèse, éclate. Le monde entier découvre qu’un industriel français, Jean-Claude Mas, fabricant de prothèses mammaires installé à la Seyne-sur-Mer (Var), remplissait ses implants avec du silicone industriel, frauduleux, par souci d’économie. Mas a trompé des dizaines de milliers de femmes porteuses de ses implants. Il a aussi dupé les organes de contrôle français et européens.
On pensait qu'après ce scandale, les autorités sanitaires tireraient des enseignements. Ces institutions ont surtout étalé leurs défaillances : c’est ce que révèle l'enquête collective des "Implant Files" sur les dispositifs médicaux, menée par le consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) dont Radio France est partenaire. Les prothèses mammaires, portées par plus de 400 000 femmes en France, en sont le meilleur exemple. Que s’est-il passé depuis le scandale PIP ? Rien, ou si peu.
Pas de registre national des femmes implantées
Lorsque le scandale PIP éclate, il faut impérativement retrouver les femmes portant des implants fabriqués par Jean-Claude Mas. Une gageure : il n’existe pas de registre national qui aurait permis de connaître l’identité des porteuses de prothèses PIP, éventuellement leurs coordonnées, l’historique de leurs implantations avec les différents modèles posés. Une lacune béante que les autorités promettent alors de combler. Les pouvoirs publics chargent les médecins réunis au sein de la Société française de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique (SoFCPRE) de s’occuper des démarches. La mise en place du registre tarde. Et chaque réunion du comité de suivi de l’après PIP, au ministère de la Santé, se termine par cette conclusion : un registre national des femmes implantées manque cruellement.
En 2016, le fichier est enfin censé être opérationnel. La responsable des dispositifs médicaux à l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé), l’inaugure même en grande pompe au congrès annuel de la SoFCPRE.
Seulement, la CNIL (Commission nationale informatique et liberté) n’a pas donné son feu vert pour que ce fichier soit déployé. Et pour cause : à l’époque, la CNIL n’a pas encore été saisie, ce qui est pourtant une obligation lorsqu’on veut compiler des données personnelles au sein de fichiers. "C’est aberrant !", réagit Joëlle Manighetti, l’une des victimes de PIP, qui milite depuis 2012 pour le recensement des femmes implantées.
Aberrant et très handicapant pour les scientifiques qui planchent aujourd’hui sur les cas de cancers liés aux prothèses mammaires. "Nous avons un gros problème de traçabilité, explique le professeur Corinne Haioun, responsable de l’unité hémopathies lymphoïdes à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil. Dès lors qu’un lymphome est déclaré, on n’a pas la possibilité de recourir à l’information sans aller la chercher. Et c’est un travail de fourmi que nous devons faire, en allant dépouiller tous les dossiers de patientes qui, parfois, ont été prises en charge sur plusieurs sites chirurgicaux différents. Il est extrêmement urgent que soit mis en place un registre national pour tracer ces informations."
Huit ans après le scandale PIP, ce registre n’est toujours pas en place. Dans un communiqué publié le 21 novembre 2018, le Directoire professionnel des plasticiens regrettait que la mise en place de ce registre se soit "malheureusement heurtée jusqu’à ce jour aux procédures administratives de la CNIL". Sollicitée, la Commission nationale informatique et libertés nous a répondu que le dossier était en cours d’instruction.
Pas d'amélioration de la certification des dispositifs médicaux
Comme tous les dispositifs médicaux implantables, les prothèses mammaires doivent obtenir un "marquage CE" après avoir été certifiées par un organisme notifié. Chaque dispositif est censé faire l’objet de contrôles renforcés de la part des agences nationales de sécurité sanitaire (en France, c’est le rôle de l'ANSM, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé). Mais ces contrôles sont insuffisants et défaillants. L’affaire PIP en a été le révélateur. Les prothèses fabriquées par Jean-Claude Mas avaient un marquage CE. Elles pouvaient aussi être exportées dans le monde entier... même si elles contenaient du silicone frauduleux. "J’ai découvert avec effroi que les fabricants d’implants mammaires choisissaient eux-mêmes leur certificateur pour obtenir le marquage CE, raconte Joëlle Manighetti, l’une des victimes françaises de PIP. Le certificateur contrôle simplement que le fabricant a un cahier des charges bien documenté et qu’il a un système qualité qui fonctionne." Suffisant pour obtenir le précieux marquage. Depuis le scandale PIP, le ménage a été fait parmi les organismes européens habilités à délivrer le marquage CE. Mais les critères pour obtenir le marquage sont restés les mêmes.
Des tests de biocompatibilité toujours pas systématiques
Dans le cadre de l'enquête "Implant Files", avons découvert que, jusqu’en 2017, les fabricants qui mettaient leurs prothèses mammaires sur le marché français n’avaient pas eu à démontrer que ces implants étaient "biocompatibles", c’est-à-dire compatibles avec les tissus du corps humains.
L’ANSM a demandé aux fabricants de communiquer tous les tests réalisés sur leurs prothèses avant ou après leur commercialisation. Alors que le scandale PIP aurait dû renforcer les exigences, le résultat était consternant : certains fabricants s’étaient basés sur des statistiques issues de la littérature scientifique pour élaborer des conclusions, d’autres avaient estimé qu’ils n’avaient pas besoin de faire ces tests sur leurs prothèses, puisque celles-ci étaient en tous points identiques à celles commercialisées par leurs concurrents qui, eux, avaient réalisés les expériences de biocompatibilité…
En mars 2016, les experts missionnés par l’ANSM pour plancher sur la biocompatibilité des prothèses mammaires concluent ainsi une réunion : "La quasi-totalité des arguments avancés par les fabricants n’a pas été jugée recevable pour justifier l’absence de tests de biocompatibilité."
Pour autant, l’ANSM s’est aperçue qu’elle n’avait pas les moyens de contraindre les fabricants d’implants mammaires à réaliser ces tests, la règlementation européenne n’ayant pas ces exigences-là. Faute de pouvoir faire plus, l’Agence nationale de sécurité du médicament décide de rédiger une note d’orientation à destination des fabricants. L’ANSM l’écrit noir sur blanc : "L’objectif de cette note est d’apporter des éléments de réflexion, sans rendre les essais obligatoires, car cela constituerait une infraction aux règles édictées en Europe." En clair, quand l’Union européenne est défaillante, la France est impuissante.
L’Agence nationale de sécurité du médicament affirme qu’aujourd’hui, en 2018, tous les fabricants de prothèses mammaires présents sur le marché français ont transmis les résultats de tests de biocompatibilité sur leurs implants texturés. Et que ces résultats sont satisfaisants. Dans un mail, l’ANSM nous confirme, toutefois, que l’ensemble des fabricants présents sur le marché français n’ont pas réalisé d’essais cliniques sur leurs implants mammaires. “L’ANSM a reçu l’intégralité des tests lorsque réalisés et des rationnels [des documents expliquant pourquoi ils ne faisaient pas ces tests] lorsque le fabricant n’a pas réalisé les essais”, écrit l’agence.
Des études scientifiques qui se font attendre
Après PIP, des études épidémiologiques de grande ampleur devaient être menées sur les prothèses mammaires. En 2012, l’ANSM met 500 000 euros sur la table pour financer l’étude Brick portant sur les liens éventuels entre prothèses mammaires et cancer du sein. Les résultats de cette étude étaient attendus en 2015.
Fin 2018, les femmes attendent encore. De la même manière, une "étude de cohorte" ambitieuse, baptisée Lucie, devait permettre d’observer les événements indésirables sur 100 000 femmes porteuses d’implants mammaires en France. Cette étude a été abandonnée, par manque de candidates.
Des appels au moratoire... dans le vide
À défaut d’étude scientifique de grande ampleur, et face à l’apparition d’un lymphome rare chez des porteuses d’implants mammaires, des femmes victimes de PIP mais aussi des chirurgiens plasticiens ont réclamé un moratoire sur les prothèses mammaires, au moins sur les implants texturés soupçonnés d’être à l’origine de cancers.
Selon Joëlle Manighetti, le principe de précaution devrait s’appliquer à tous les implants mammaires. Un moratoire, c’est aussi ce que réclame le professeur Laurent Lantieri, l’un des plus célèbres chirurgiens plasticiens. Lui a en ligne de mire les implants macrotexturés, qui seraient responsables du lymphome anaplasique à grandes cellules. "Elles sont dangereuses et on n'en a pas réellement besoin, alors pourquoi ne pas les interdire ?", s’interroge-t-il. Le chirurgien, peu adepte de la langue de bois, assure qu’il alerte l’ANSM sur le sujet depuis des années. Mais il ne se passe rien, se désole-t-il. "On se réunit tous les ans, on nous présente des PowerPoint, on nous dit qu’on va réfléchir. Et puis plus rien." Laurent Lantieri n’a pas de mots assez durs pour qualifier l’inertie des autorités sanitaires. "Ce n’est pas grave de se tromper, ce qui est dramatique, c’est de continuer dans l’erreur !"
À ces mises en cause, Jean-Claude Ghislain, le directeur adjoint de l’ANSM, en charge des dispositifs médicaux répond par un devoir de prudence et de rigueur. "La conclusion [du lien entre cancer et implants macrotexturés] n’est pas si évidente que cela même si certains professionnels se sont fait une certitude. Nous avons donc décidé de lancer des auditions publiques sur le sujet. Ensuite, le directeur général de l’ANSM prendra une décision à la fin de l’année 2018 ou début 2019".
Le 21 novembre 2018, à la veille du congrès annuel des chirurgiens plastiques et esthétiques, le directoire professionnel des praticiens a annoncé qu’il recommandait, désormais, de ne plus poser des implants mammaires macrotexturés de la marque Allergan. Ces prothèses, de modèle Biocell, sont les plus représentées dans les cas de lymphomes. Quelques heures plus tard, l’ANSM allait encore plus loin en recommandant aux chirurgiens de ne plus poser de prothèses texturées, de leur préférer les implants lisses, dans l’attente d’auditions publiques prévues en février prochain, sur la sûreté des implants mammaires.
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