Regard sur l'info. De quoi notre fatigue est-elle le nom ?
"Regard sur l'info": c'est un nouveau rendez-vous sur franceinfo. Chaque dimanche,Thomas Snégaroff reçoit un auteur dont le livre qui vient de paraître éclaire l'actualité. Aujourd'hui, son invité, l'historien et auteur Georges Vigarello, nous aide à comprendre pourquoi nous sommes si fatigués.
Le masque dans les cartables, pour la rentrée. Un quotidien marqué par les mesures de protection. Après déjà de long mois à vivre avec l’épidémie, la fatigue peut parfois s’installer. La fatigue a-t-elle une histoire ? Où trouve-t-elle sa source ? Sa manière de se manifester est-elle la même avec les années ? Pour nous éclairer, notre invité est Georges Vigarello, directeur d’études de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), historien des émotions, du corps, de la vitalité, de la virilité. Il est l’auteur d’un livre passionnant qui nous concerne tous : Histoire de la fatigue, Du Moyen Âge à nos jours publié aux éditions du Seuil.
Thomas Snégaroff : Une histoire de fatigue et de masque. Dans votre livre, vous n’avez pas eu le temps d’intégrer la dimension de la fatigue engendrée par l’épidémie. Comment est-ce que vous inscrivez ceci dans votre histoire de la fatigue ?
Georges Vigarello : Dans mon livre, j’ai quand même fait une postface sur la question du coronavirus. Alors, comment intégrer cette fatigue liée au masque et à la maladie ? Pour vous dire les choses de façon un peu caricaturale : je pense qu’aujourd’hui nous avons tendance à résister toujours davantage à ce qui se présente comme étant une contrainte. Parce que, au fond, l’affirmation de soi, l’autonomie, ont considérablement grandi ces dernières décennies. Tout ce qui est de l’ordre de l’obstacle, de l’ordre de la domination, tout cela devient de moins en moins supporté. Certaines exigences, aujourd’hui, se sont imposées en traînant quelque chose qui est de l’ordre de l’insatisfaction, de l’inconfort.
Et donc, vous nous montrez que la fatigue a longtemps été la conséquence d’une résistance. Il fallait porter des choses lourdes, pousser des choses lourdes par exemple. C’est passé de cela à une résistance de soi, des contraintes que l’on s’impose.
Ce que vous dites, c’est un des grands trajets du livre : la montée progressive de la prise de conscience, de l’exigence. Le fait de ressentir une forme de contrainte intérieure, qui a longtemps été une contrainte extérieure. Même si, dans des périodes éloignées, on commence à voir apparaître des contraintes intérieures. Par exemple, le fait de ne pas supporter de la colère. Il y a bien quelque chose qui fait référence à l’intériorité.
Mais cette exigence, liée à l’intériorité, a considérablement évolué aujourd’hui. Je pense que c’est lié à ce que j’appellerais, avec beaucoup de prudence et de façon un peu caricaturale, "l’hypertrophie du moi". C’est-à-dire que le "moi" est devenu de plus en plus grand. Il y a de plus en plus d’exigence. Tout cela peut-être lié à la consommation, au fait que l’on peut disposer des choses, au fait que des facilités se sont instaurées, concernant nos comportements. Du coup, évidemment, ce qui est de l’ordre de la limite est de moins en moins supporté. Les limites humaines se sont donc déplacées et se sont, à mes yeux, ressenties comme étant accentuées.
Donc quand on est fatigué, aujourd’hui, c’est un peu de notre faute à nous ?
Par forcément. Il y a aussi "l’autre". Celui qui nous contraint, celui qui nous place dans une situation de domination. Cela est intolérable. Je crois que le travail a changé parce qu’il impose des relations qui sont de plus en plus personnelles. D’autant plus que domine le tertiaire, c’est-à-dire la nécessité d’avoir des relations avec l’autre. Donc, ce changement fait que la relation elle-même est en jeu. Et certaines relations sont moins supportées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient auparavant.
Il y a une fatigue qui est aujourd’hui plus psychologique que physique ?
Je crois que la grande bascule, c’est l’immense montée du psychologique en effet. Et, dans certains cas, il domine. Le fait, par exemple, qu’on ne veuille pas aller au travail parce que cela nous est psychologiquement insupportable. Ce n’est donc plus du tout la situation que l’on connaissait. Celle dans laquelle nous ne pouvons pas aller travailler parce que la fatigue physique n’est pas supportable. Il y a quelque chose qui précède, en quelque sorte, et qui met en jeu le psychologique. Et je pense que cela fait partie des questions de l’inconfort d’aujourd’hui.
Une dernière question, plus personnelle, comment arrive-t-on à écrire une histoire de la fatigue ?
Alors moi, je m’intéresse aux problèmes du corps. Depuis longtemps je travaille sur l’apparence, sur la façon dont le corps est perçu. Je pense que c’est à partir de ces questions de la perception qu’est né le projet de faire un travail sur la fatigue.
Georges Vigarello, auteur de Histoire de la fatigue, Du Moyen Âge à nos jours, publié aux éditions du Seuil. 25 euros.
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