Retraites : "On n'a pas envie d'un âge pour tous, il y a des pays qui l'ont compris. Il faut que le mouvement populaire invente un nouveau projet", estime Jean Viard
14 000 personnes se sont rassemblées dans la capitale, contre la réforme des retraites, ce samedi 21 janvier, d'après le cabinet indépendant Occurrence. Et puis, manifestation plus massive dans beaucoup de villes du pays jeudi dernier, 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes mobilisées à l'appel des syndicats. Décryptage de cette question de société, en cette fin de semaine, avec le sociologue Jean Viard.
franceinfo : Est-ce qu'on peut dire que le rapport de force s'installe ?
Jean Viard : Oui, d'une certaine façon, et pas forcément en faveur du gouvernement. Mais ce qu'il faut dire, c'est qu'on est face à un affrontement entre la comptabilité d'un gouvernement très gestionnaire qui nous parle de justice – on n'entend plus parler de nécessité, et on ne voit pas très bien où est la justice – et de l'autre côté, le vieux désir populaire de travailler moins, qui a pris en France depuis 1848, 1936, 1945, 1981, la retraite à 60 ans, les 35 heures. Au fond, le mouvement de la gauche notamment, mais pas seulement, de la société toute entière, c'était de construire une société avec énormément de temps libre, de vacances, etc.
Et on a construit cette société. Et après, une fois qu'on a atteint l'objectif, on n'a plus rien comme projet. Et d'ailleurs, on voit bien certaines forces politiques qui disent : il faut revenir aux 60 ans. Pourquoi ? Parce que qu'est-ce qu'il y a devant ? Le problème, c'est que ce qu'il y a devant, c'est l'allongement de la vie en bonne santé. C'est ce qu'ont compris les Danois. Il faut que le mouvement populaire invente un nouveau projet, et depuis 1980, ce n'est pas le cas. C'est aussi pour ça que tous ces partis s'étiolent, parce qu'il n'y a pas de nouveau projet partagé, fruit d'une élaboration intellectuelle, etc.
Le vrai sujet, c'est que c'est scandaleux qu'un ouvrier vive 10 ans ou 9 ans de moins qu'un cadre. Donc le vrai sujet c'est : comment on donne des conditions de travail, comment on change de métier, comment on accompagne les gens dans la vie pour diminuer les écarts. Tant qu'on ne fait pas ça et on ne sait pas où on va. Donc du coup, le mouvement, il y a ceux qui sont contre et ceux qui donnent des chiffres. Mais ça, c'est un affrontement qui ne va pas faire sens. Donc est-ce qu'il va enflammer la société ? Je ne sais pas. Mais il est clair que de toute façon, si c'est fait comme ça, le monde, les gens, les travailleurs, on va dire, pour reprendre une formule, auront encore une fois, l'impression d'avoir perdu.
On peut toujours leur dire : depuis 1981, vous avez gagné neuf ans d'espérance de vie pour les messieurs, et six ans pour les dames. Ça ne prend pas, parce que c'est abstrait. Chacun a une vie et dernière chose, on est dans une époque de liberté individuelle. On choisit de faire ses enfants hors mariage, massivement, 63% ont choisi de ne pas aller voter, etc.
On n'a pas envie d'un âge pour tous, et je crois que ça, il y a des pays qui l'ont compris, où il y a plus de bornes partout. Il y a une durée du travail à être pondéré par métier, ou par fatigue. Mais il n'y a plus de bornes, parce que c'est contre intuitif. On nous remet dans la prison du temps. Or, on est sorti du pouvoir du politique sur le temps. C'est la fin du fordisme politique. Regardez le télétravail : 25% des gens se sont jetés dessus. Regardez les 35 heures, donc c'est complètement contraire à l'évolution de notre société extrêmement individuelle.
On constate néanmoins des clivages d'opinions dans la société française sur ce projet de réforme. Les retraités sont les moins hostiles, alors que chez les actifs, le rejet est beaucoup plus massif. Comment est-ce que vous expliquez ces clivages ?
C'est-à-dire que ceux qui doivent travailler plus, ce ne sont pas les retraités…
C'est aussi simple que ça, l'explication ?
Non, il n'y a pas que ça, je pense qu'il y a ça qui joue. Après, il faut bien comprendre une chose : quand on est à la retraite, on a un revenu qui a baissé bien sûr, mais il est certain. Et le grand problème des gens qui notamment travaillaient dans le privé, ils arrivent à la retraite, et d'un coup ils ont un revenu certain, ce qui ne leur était jamais arrivé. Ils ne peuvent pas avoir de chômage, etc. Donc au fond, c'est une forme de sécurité.
Un revenu qui n'augmentera pas non plus dans les perspectives d'évolution...
Ben oui, et donc ces gens, ils ont peur que cette retraite diminue, et en plus, là on leur dit les petites retraites vont augmenter, certaines petites retraites, ce n'est pas le cas pour tout le monde, donc d'une certaine façon, ils se sentent protégés. Donc ils n'ont pas envie de casser la machine qui les protège.
Après, je pense aussi qu'il y a un mouvement qui est plus large, de gens qui protestent contre l'inflation, contre la position du gouvernement sur certains sujets, et, disons le simplement : la jeunesse, pour l'instant, n'est pas vraiment dans le mouvement. Elle était un peu présente hier, c'était une manifestation qui était tout à fait correcte, il ne faut pas la sous-estimer, mais c'était quand même beaucoup des militants. Pour l'instant, la jeunesse est loin. Et puis, comment sera la France en 2070, quand les jeunes prendront leur retraite ? S'il y a quelqu'un qui est capable de me le dire, c'est vraiment qu'il est très fort.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.