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Les ratés du climat (3/6) : des rapports qui remplissent les tiroirs, dès 1979, la science ignorée

En 1979, le rapport Jule Charney, confirme le scénario de réchauffement climatique. Et pourtant, rien ne se passe. Pourquoi cette occasion manquée ?
Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Temps de lecture : 9min
Des rapports qui remplissent les tiroirs : dès 1979, la science ignorée. (STEPHANIE BERLU / RADIO FRANCE)

Il y a exactement deux siècles, en 1824, le mathématicien et physicien français Joseph Fourier découvrait l'effet de serre : il émet l'hypothèse que les gaz contenus dans l'atmosphère réchauffent la surface de la Terre. Trois décennies plus tard, en 1859, le physicien irlandais John Tyndall découvrait que le dioxyde de carbone absorbait la chaleur, et que des variations dans la composition de l'atmosphère pouvaient altérer le climat. La Révolution industrielle vient de commencer, les émissions de dioxyde de carbone vont augmenter rapidement, et Tyndall identifie le CO2 comme un gaz à effet de serre.

C'est dans les années 1950 que les travaux scientifiques vont connaître une grande accélération, notamment avec l'apparition des premières mesures de concentration des taux de gaz à effet de serre dans l'atmosphère. Alors que ce taux était resté relativement constant, autour de 280 parties par million pendant des milliers d'années, il connaissait désormais un accroissement rapide, mesuré notamment à l'observatoire de Mauna Loa, à Hawaï. Roger Revelle, un océanographe américain qui a occupé divers postes dans l'administration, va s'intéresser à ces mesures. C'est auprès du président Lyndon Johnson que Revelle va faire part de ses inquiétudes. Dans un discours au Congrès américain prononcé le 8 février 1965, deux semaines après sa seconde Inauguration, le premier Lyndon Johnson devient le premier chef d'Etat à évoquer officiellement le changement climatique.

Les premiers rapports

Neuf mois plus tard, le 5 novembre 1965, Lyndon Johnson reçoit un rapport officiel de son conseil scientifique, qui alerte à nouveau sur la hausse des concentrations de dioxyde de carbone dans l'atmosphère et le changement climatique. Le rapport note aussi que d'ici quelques années, des modèles climatiques seront capables de prédire précisément la hausse de la température terrestre associée à l'augmentation du taux de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. Et il mentionne déjà quelques-unes des principales conséquences de ce réchauffement : la fonte des glaces polaires, la hausse du niveau des mers, l'augmentation de l'acidité des océans… On est en 1965, il y a presque 60 ans, et on croit déjà lire un rapport du GIEC, qui ne sera pourtant constitué que 23 ans plus tard. 

Les choses vont s'accélérer sous la présidence de Richard Nixon. Le nombre de mesures qu'il fait voter en faveur de l'environnement est assez impressionnant. Pour le climat, par contre, il faudra attendre. Mais entretemps, les modèles du climat se sont développés, et ces modèles vont jouer un rôle décisif. "Je dirais toujours que la prise de conscience a été, a été faite par les modélisateurs du climat, juge Jean Jouzel, qui a été, en France, l'un des pionniers de la science du climat, avec Claude Lorius. Je dirais que ça a renforcé la prise de conscience et en particulier au niveau des politiques"

L'apparition des modèles climatiques va faire faire un bon de géant à la science du climat. Mais un homme va également faire beaucoup pour alerter les politiques : il s'appelle Frank Press, et c'est le conseiller scientifique de Jimmy Carter. Il écrit au président de l'Académie des Sciences américaines pour lui commander un rapport officiel, destiné au Président, sur le changement climatique. Et pour cela Frank Press comptait sur les meilleurs scientifiques du moment, et en particulier sur Jule Charney, le père de la météorologie moderne.

D'éminents scientifiques autour du rapport Charney

C'est ainsi que le 23 juillet 1979, à Wood's Hole, une petite localité à la pointe de Cape Cod, dans le Massachussets, se retrouvait un aréopage des plus éminents scientifiques, réunis avec leurs familles, pour quelques jours, afin de rédiger ce fameux rapport sous la houlette de Jule Charney. Leur mission consistait à réduire les incertitudes qui existaient autour des prévisions climatiques, et à recommander au président Carter une ligne d'action. Selon Jean Jouzel, le rapport Charnay "nous dit qu'il y aura un réchauffement de l'ordre de trois degrés en gros, compris entre 1,5 degrés et 4,5 degrés pour un doublement de CO2 une fois à l'équilibre. Et cela à l'époque dans le rapport Charnay, c'était envisageable au milieu du 21e siècle, peut-être même avant. Il dit clairement que si c'est le cas, on aurait des conséquences importantes."

Le rapport final du comité Charney est court : 22 pages, signées par neuf auteurs. Et le rapport jouit d'une autorité scientifique incontestable : les incertitudes scientifiques sont désormais tranchées. Et encore aujourd'hui, les constats formulés dans le rapport impressionnent. Les modèles climatiques auront beau devenir de plus en plus sophistiqués dans les années suivantes, ils confirmeront tous la tendance identifiée dans le rapport Charney.

La désillusion

Pourquoi, alors, n'a-t-on pas agi immédiatement ? On ne peut pas dire que le rapport Charney n'ait pas été suivi d'effets. Après la publication du rapport Charney, Jimmy Carter avait commandé à l'Académie des Sciences un autre rapport, pour un montant d'un million de dollars - une somme considérable à l'époque. Il s'agissait maintenant de savoir comment régler le problème. Et pour cela, on allait mettre en place un panel de scientifiques, sous la houlette d'un vétéran du projet Manhattan, le physicien William Nierenberg. Il s'agissait de faire l'état des connaissances sur le changement climatique, d'évaluer les conséquences, et surtout d'identifier des solutions : un mandat très similaire à celui du GIEC, qui allait être créé un peu moins de dix ans plus tard. Et pour ça, il y avait des climatologues et des modélisateurs comme Manabe, mais pas seulement : on trouvait aussi des économistes comme Thomas Schelling, l'un des pères de la théorie des jeux, ou William Nordhaus, un des premiers économistes du climat. La commission avait entrepris des travaux de longue haleine, qui allaient s'étaler sur trois ans et tenir dans un volume de 500 pages. 

Le rapport s'intitulait sobrement Changing climate, "un climat qui change". Et on ne trouvait rien là de vraiment nouveau, rien qu'on ne savait déjà, y compris cette conclusion : "Il faut agir immédiatement". Sauf que ce n'est pas du tout cette conclusion qui va être mise en avant par Nierenberg dans ses interviews avec la presse. Au contraire, le mot d'ordre, c'est : pas de panique. Pas de précipitation. L'ingéniosité des Américains va trouver une solution. Le changement climatique est réel, mais il faut être prudent et ne pas agir tout de suite et au contraire étaler l'effort dans le temps, comme le recommande l'influent William Nordhaus. Le 21 octobre 1983, le New York Times titre à sa une : "Un rapport s'oppose à la précipitation sur le changement climatique".

Que s'est-il passé pour que tout ralentisse ? La Maison Blanche a changé de locataire, tout simplement. C'est désormais Ronald Reagan le président, et il est décidé à tailler en pièces tout l'héritage environnemental de ses prédécesseurs : Jimmy Carter évidemment, mais aussi Richard Nixon et Lyndon Johnson. "La classe politique américaine est véritablement coupée en deux", estime Amy Dahan, historienne des sciences, directrice de recherches émérite au CNRS. Par ailleurs, à la suite du rapport Charney, l'industrie pétrolière américaine va commencer à s'organiser. Dès les années 1950, plusieurs compagnies pétrolières, comme Exxon ou Humble, sont parfaitement au courant des effets de leur activité sur le climat. En 1968, par exemple, un rapport de l'American Petroleum Institute s'étonnait de l'inaction politique contre le changement climatique et observait que l'action des politiques préférait se concentrer sur des problèmes locaux plutôt que sur un enjeu global. Chez Exxon, pourtant, on était décidé à changer ça, et on allait créer, à la suite du rapport Charney, un important programme de recherche sur le dioxyde de carbone qui devait positionner la compagnie comme un important leader de la transition énergétique.

Mais parmi les politiques, c'est le calme plat. Tout ce que le rapport Charney aurait pu mettre en branle a été douché par l'administration Carter et son leitmotiv : "pas de panique"


"Les ratés du climat", un podcast franceinfo de François Gemenne en collaboration avec Pauline Pennanec'h, réalisé par François Richer, mis en ondes par Thomas Coudreuse. Un podcast à retrouver sur le site de franceinfo, l'application Radio France et plusieurs autres plateformes comme Apple podcasts, Podcast Addict, Spotify, ou Deezer.

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