Columbo entre Bourdieu et Scapin
Bien qu'il ne porte jamais d'armes (il a réussi à se faire dispenser des exercices de tir obligatoires au sein de LAPD), Columbo est un flic dangereux. D'autant plus dangereux que tous les meurtriers, sans exception, le considèrent comme inoffensif. Un seul coup d'oeil suffit pour l'évaluer: sa 403 décapotable qu'on dirait sortie d'une casse automobile, son imperméable beige qui n'est jamais entré chez un teinturier et son cigare humide repêché dans un cendrier.
Le lieutenant Columbo est le symbole de la classe moyenne américaine, un fonctionnaire issu d'une minorité (italienne), se nourrissant de plats ordinaires pour ne pas dire rustiques. Ses enquêtes le conduisent à pénétrer dans les demeures et dans le monde de la classe dirigeante de Los Angeles. A la faveur d'un meurtre, il s'invite chez l'élite économique, politique, artistique, intellectuelle, etc.
Cette irruption et le fait que Columbo finit toujours par démasquer le meurtrier, un personnage puissant qui, par arrogance, se croit à l'abri, donnent aux spectateurs le sentiment que le lieutenant est l'un des derniers avatars de la lutte des classes aux Etats-Unis. C'est la théorie que présente le sociologue Lilian Mathieu dans un petit ouvrage intitulé "Columbo, la lutte des classes ce soir à la télé ".
L'ouvrage paru chez Textuel en 2013 prend pour principale grille d'analyse celle de La Distinction de Pierre Bourdieu. Et l'on perçoit toute la richesse qu'il est possible d'en dégager, notamment sur la représentation des figures de l'autorité et sur le rapport d'obéissance qui est imposé à chaque épisode. Columbo se montre toujours très révérencieux à l'égard de ceux qu'il soupçonne.
Personnage de valet
En fait, le lieutenant est encore plus complexe. Il n'est pas un dangereux libéral (au sens américain du terme) cherchant à renverser l'ordre établi. Non, il est l'une des transpositions les plus réussies du personnage du valet du théâtre comique à la télévision.
L'humour est essentiel dans cette série de 69 épisodes. On jubile en regardant comment le policier va finir par mystifier son suspect qui se croit longtemps à l'abri et qui prend trop tard la mesure du danger qui le menace. Columbo, c'est Scapin qui distribue des coups de bâton à son maître contraint de se cacher dans un sac.
Il est toujours dans un rapport d'obéissance et d'admiration (qui apparaît sincère). Il accepte la distinction. Il considère simplement qu'elle n'est pas suffisante pour justifier que le meurtrier échappe au châtiment induit par son crime.
Comme dans le théâtre comique ou comme dans Jacques Le Fataliste de Denis Diderot, Columbo impose peu à peu une familiarité avec le maître des lieux. Une "complicité" se crée au point que le suspect va, parfois, jusqu'à lui faire des confidences.
C'est parce que le maître n'imagine pas que l'ordre puisse être remis en cause qu'il commet l'erreur de se dévoiler et fait preuve (à ses yeux) de mansuétude, le plus souvent d'une manière condescendante. C'est ce manque de subtilité qui est funeste au maître.
Renversement des apparences
Il y a un renversement des apparences. Le suspect/maître ne pense pas pouvoir être trompé parce qu'il est lui-même à l'origine de la tromperie, le meurtre qu'il pense être parfait. Alors que le flic/valet ne cesse, dès son entrée en scène, d'avancer masqué. Il ne dévoile son vrai visage qu'une fois l'option devenue inévitable.
C'est aussi l'occasion de rendre hommage à l'acteur américain Peter Falk, décédé en juin 2011 à l'âge de 83 ans, a trouvé dans ce policier du LAPD le rôle d'une vie. Il ne faudrait pas oublier pour autant qu'il a été un très bon acteur de cinéma.
Et juste pour le plaisir cette scène de 1972 entre Peter Falk, deux fois nommé aux Oscars en 1960 et 1961, et John Cassavetes, le réalisateur qui deux ans plus tard le dirigera dans le magnifique film Une femme sous influence .
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