: Reportage
"On peut commander de la cocaïne comme on se fait livrer une pizza" : la police judiciaire se renforce pour lutter contre "l'ubérisation" du trafic de drogue

La Police judiciaire de Paris vient de créer des groupes d'enquêteurs "cyberstups" pour traquer la vente de drogue en ligne, notamment en prévision des Jeux olympiques qui pourraient entraîner une hausse de ce moyen de consommation.
Article rédigé par franceinfo
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Les dealers utilisent les codes du marketing pour fidéliser leurs clients et offrent notamment des goodies commes ceux-ci. (DAVID DI GIACOMO - FRANCEINFO - RADIO FRANCE)

"Livraison de midi à minuit, service après-vente très réactif. Bonne journée à vous les amis" : voici les messages d'accueil que l'on trouve sur une chaîne dédiée à la drogue sur l'application Telegram. Alors que la livraison de drogue à domicile sévit sur tout le territoire et particulièrement à Paris, à l'approche des Jeux olympiques, la police judiciaire se dote de nouveaux moyens pour démanteler ces réseaux. Pour les consommateurs de drogue, passer commande avec leur téléphone portable est devenu une habitude. Pour une raison : c'est très simple, et on pourrait même dire très convivial, si ce n'était pas illicite.

Le commissaire Guillaume Batigne, chef de la brigade des stupéfiants de la PJ parisienne, montre la suite sur son téléphone : "Sont présentés par des vidéos les différents produits, donc  nous avons de l'herbe de cannabis, de la cocaïne, et pour commander il faut cliquer sur le lien qui renvoie sur Signal. Donc on a un emboîtage de réseaux cryptés pour ensuite pouvoir commander ces produits stupéfiants en toute confidentialité", décrit le commissaire. 

Confidentialité et méfiance également pour ne pas tomber sur un policier. Les trafiquants peuvent donc demander à leur client d'envoyer une pièce d'identité, voire de faire un appel en visio avant de valider leur commande.

Des réseaux très professionnalisés...

"Le livreur reçoit un message pour savoir à quel endroit il doit récupérer les livraisons de la journée. Il récupère alors le produit entre les mains d’un individu qui peut être inconnu de sa part et qui peut être cagoulé", détaille Guillaume . Ensuite il fait sa tournée avec des adresses qui lui sont communiquées par réseau crypté. Il livre les clients et récupère l’argent auprès d’eux, et une fois qu’il a terminé sa journée, soit il retourne à l’endroit de départ où il avait pris les stupéfiants, soit par messagerie reçoit l’endroit où il doit laisser le butin de sa tournée", détaille Guillaume Batigne.

Et c'est là une preuve que ces call centers de la drogue se sont vraiment professionnalisés ces dernières années. Les dealers utilisent d'ailleurs tous les codes du marketing que l'on retrouve dans le commerce en ligne avec des promotions, des cartes de fidélité, des goodies aussi, comme par exemple des jeux à gratter distribués aux clients. 

"Un jeu à gratter est remis systématiquement avec, bien sûr, 100% de gagnants et le gain est une dose de cannabis"

Guillaume Batigne, chef de la brigade des stupéfiants de la PJ parisienne

à franceinfo

"Le but des centrales est aussi de banaliser la consommation, comme on peut commander une pizza et se la faire livrer chez soi, on peut également commander de la cocaïne, des drogues de synthèses et se les faire livrer chez soi ou sur son lieu de travail", explique le commissaire. 

Ce mode de livraison explose à Paris alors que plus d'un tiers des points de deals physiques dans la rue ont disparu ces trois dernières années en raison de l'action des forces de l'ordre, dans le même temps, la police judiciaire a réalisé l'an dernier 40 % d'affaires en plus liées à des réseaux de cybertrafiquants, soit 41 affaires au total. 

Capture écran de messages postés par des dealers sur les messageries cryptées. (DAVID DI GIACOMO / FRANCEINFO)

...difficiles à démanteler

Ces réseaux ne sont pourtant pas évidents à démanteler puisque les commandes sont passées par messagerie cryptée. Quant aux livreurs, leurs profils évoluent et sont difficiles à détecter admet le patron de la police judiciaire parisienne, Fabrice Gardon. "On constate qu'il y a de plus en plus de jeunes femmes qui ont l'apparence de cadres. Les réseaux utilisent de plus en plus ce genre de profils, des gens qui parfois ne sont pas du tout connus et qui trouvent là une opportunité de se faire de l'argent assez facilement. Un livreur va en général être rémunéré 10 euros par livraison et il a peut-être l'impression de ne pas commettre d'infraction grave alors qu'il est auteur d'un trafic de stupéfiant comme n'importe quel autre trafiquant. Il risque des peines très lourdes."

Depuis trois ans, dans l'agglomération parisienne, "on a fait diminuer d’environ un tiers le nombre de points de deals. Donc les réseaux de trafiquants ont besoin pour écouler leur marchandise de trouver d’autres moyens. D’où l’augmentation très forte de ces réseaux que l’on appelle cyberstupéfiants. C’est plus de 40 % d’affaires en plus sur cette thématique réalisée par la police judiciaire parisienne entre 2022 et 2023", développe Fabrice Gardon.

De nouveaux moyens nécessaires pour la PJ

De leur côté, les clients ont le sentiment d'être protégés en passant commande derrière leur téléphone. "On a des consommateurs qui n'auraient pas consommé si le seul moyen d'obtenir le produit avait été de se rendre dans un point de deal. On a des consommateurs qui peuvent avoir peur parce qu'il y a un effet de stigmatisation sociale si jamais on est vu en train d'acheter des substances, donc là on va toucher à un nouveau public et ça c'est intéressant pour des narcotrafiquants qui ont énormément de quantité de marchandise à écouler", explique l'économiste Clotilde Champeyrache, spécialiste de la criminalité organisée. Des narcotrafiquants pour qui les fichiers clients sont très précieux. Ils peuvent se les revendre entre eux à des prix très élevés : de 30 000 à 100 000 euros pour les fichiers les plus fournis.

"Les trafiquants de drogue sont très forts en marketing depuis des années. Même avant les réseaux sociaux, on a cette volonté de développer sans arrêt des nouveaux produits, avec des noms parfois sympathiques, pour fidéliser la clientèle et aussi en capter de nouvelles."

Clotilde Champeyrache, spécialiste de la criminalité organisée

à franceinfo

"En Italie, par exemple, vous avez des noms de drogue comme le 'Nesquik', on voit bien que là on va viser des très jeunes consommateurs. Et donc toutes ces opérations promotionnelles permettent de capter des nouveaux marchés et de s’adresser à de nouvelles populations", complète la spécialiste.

Face à l'ampleur de ce phénomène, la police parisienne se dote donc de nouveaux moyens. La PJ vient de créer quatre groupes d'enquêteurs appelés "cyberstups", soit une trentaine de policiers qui vont pouvoir notamment enquêter sous pseudonyme. L'objectif pour le directeur de la police judiciaire parisienne Fabrice Gardon est d'être prêt à l'approche des Jeux olympiques. "On va avoir un grand nombre de touristes qui vont consommer des stupéfiants et qui évidemment ne connaissent pas les points de deal physiques dans les cités en banlieue parisienne. Pour eux c'est très facile de commander via les centrales d'appel pour se faire livrer à leur hôtel."

"On considère qu'il va sans doute y avoir une hausse significative de ce type d'écoulement de la drogue en mobilité durant les JO. Donc notre stratégie plus offensive qui consiste à spécialiser des groupes cyberstupéfiants répond aussi à ce besoin."

Fabrice Gardon, directeur de la PJ

à franceinfo

La police tient aussi à rappeler qu'elle ne s'attaque pas qu'aux réseaux. 13 000 consommateurs ont été verbalisés l'an dernier à Paris, soit une hausse de 75 % dans les arrondissements les plus festifs de la capitale.

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