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Reportage
Inflation : les Estoniens face à la plus forte hausse des prix de la zone euro
Dans ce pays balte, l'inflation est de 20%, la plus forte de toute la zone euro. L'alimentation et l'essence sont beaucoup plus chère depuis un an, mais il y a surtout les prix de l'énergie qui ont fortement augmenté.
Comment freiner l'inflation galopante en Europe ? Les gouverneurs de la Banque centrale européenne se réunissent jeudi 9 juin, et pourraient décider de remonter les taux d’intérêt. Le but est de freiner la hausse des prix, de 8% en moyenne dans la zone euro. En France, nous sommes à un peu plus de 5%, très loin derrière les pays baltes notamment l'Estonie, où l’inflation dépasse 20% ! Un record dans l’Union Européenne. Là-bas, pour se rendre compte de l’inflation, il suffit d’aller à la sortie d’un supermarché, comme dans le quartier de Kristiine, un arrondissement plutôt populaire de la capitale, Tallinn.
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Dans le caddie typique d’un Estonien, on retrouve de la charcuterie, des saucisses, du lait, du poulet, et puis du poisson, surtout du saumon, pêché dans la mer Baltique. Tous ces produits ont pris plus de 15% en moyenne depuis un an. Beaucoup d’Estoniens ne peuvent pas suivre, à l’image d’Oksana et Artur. Elle ne travaille pas, lui a un petit salaire d’ouvrier du bâtiment. Ce jeune couple sort du supermarché avec un sac de courses à peine rempli. "On a juste acheté du beurre, du pain noir, c’est une spécialité estonienne, et des croissants ; et ça nous a coûté 15 euros !", se plaint Oksana. "Ce sont des produits du quotidien, souligne Artur. Le lait augmente énormément, les glaces aussi… Prenez les pommes de terre, j’en ai acheté lundi. Le lendemain, au même endroit, elles coûtaient déjà 20 centimes de plus. Les prix augmentent très vite."
"À côté de cela, mon salaire n’augmente pas. Mon patron me dit que c’est impossible, qu’il n’a pas les moyens."
Artur, ouvrier estonien du bâtimentà franceinfo
Oksana et Artur réduisent leurs courses au strict minimum, et viennent justement dans cet hypermarché plutôt bon marché pour tenter de faire quelques économies. C’est encore trop cher pour Jelena, une mère de famille quadragénaire : "La viande est hors de prix. Et puis le poisson, notamment le saumon. Il augmente d’un euro, par-ci par-là. C’est pareil pour les fruits. À la fin du mois, je n’ai plus d’argent, donc je dois faire très attention."
À la hausse du budget courses, il faut aussi ajouter l’essence. Et en Estonie, contrairement à la France, il n’y a pas de remise à la pompe. Du coup, le diesel et le sans plomb ont pris 55% pour le premier, 40% pour le second, en un an. La plupart des stations de la capitale affichent au moins deux euros le litre de sans plomb 95 début juin. Conséquences, les transports en commun connaissent une affluence jamais vue, dépassant même la fréquentation pré-Covid. "Je prends désormais davantage le tram, et le bus, pour aller travailler", décrit ainsi Silvia.
Des prix de l'énergie en fonction de la Bourse
Comme en France, cette inflation dans ce pays européen s’explique surtout par l’énergie. Mais là-bas, la différence, c’est que pour la moitié des Estoniens, leurs contrats ne sont pas à prix fixe. Ils varient en fonction des cours de ces énergies à la Bourse. Et donc, quand ils explosent sur les marchés, comme en ce moment, c’est dramatique. Pour s’en rendre compte, direction Kiisa. Un village, au sud de Tallinn. Ses maisons en bois à l’orée d’une forêt, un cadre bucolique. Mais depuis quelques mois, c’est un gouffre financier pour Daisi. Cette mère de deux enfants est très en colère contre la compagnie nationale d’électricité : "Elle ne baisse pas les prix alors que l’entreprise fait d’énormes profits et que ses dirigeants voient nos difficultés ! En avril et en mai, j’ai dû payer quasiment 200 euros par mois d’électricité et de chauffage. Alors qu'en 2021, à la même période, la facture s’élevait à maximum 60 euros par mois ! C’est de la folie ! Et encore, ma maison est plutôt bien isolée."
"Je m’inquiète pour l’automne et pour l’hiver prochain. Ici, la température peut descendre jusqu'à -25°C ou -30°C. Mes factures vont exploser, et je suis obligée de les payer. Qu’est-ce que je vais faire ?"
Daisi, Estonienne habitante du village de Kiisaà franceinfo
Pour économiser de l’argent, Daisi va sûrement vendre sa voiture, et aller travailler en train. Elle est employée dans la ville d’à côté, dans la boutique d’un opérateur internet. Et puis ses enfants, deux jeunes adolescents, sont autonomes : "Mes enfants utilisent leur vélo, ou leurs jambes. Et moi aussi, heureusement, je suis en bonne santé, explique Daisi. Mais c’est injuste ! Aujourd’hui, je gagne 900 euros par mois. Personne ne peut me dire que c’est possible de vivre avec un tel salaire." Le salaire moyen en Estonie est bien au-dessus, 1 600 euros par mois.
Un bouclier tarifaire arrêté fin mars
En Estonie, il y a une forme de bouclier tarifaire qui a été instauré sur les prix de l’électricité et du gaz. Mais contrairement à la France, il s’est arrêté fin mars.
Depuis plus de deux mois, les Estoniens prennent de plein fouet l’explosion des prix sur les marchés. Cela explique une telle inflation. Un seul dispositif est encore aujourd'hui en place : il s'agit de chèques énergie, réservés aux plus modestes et versés pour la première fois cette année. On peut se faire rembourser jusqu’à 500 euros par mois en fonction de ses revenus et du montant de ses factures. Pour cela, il faut déposer un dossier auprès de sa ville.
À Tallinn, les services sociaux, supervisés par Betina Beskina, sont submergés de demandes : "Depuis début janvier, on a reçu 37 000 demandes de chèques énergie. C’est énorme pour une ville comme Tallinn, qui compte un peu moins de 450 000 habitants ! On s’attendait à un tsunami, on l’a vu arriver, et il est là. On a dû embaucher 30 personnes rien que pour analyser les demandes et y répondre. On a ouvert un numéro d’assistance, qui a reçu des milliers d’appels."
En Estonie, le prix du gaz a triplé, l’électricité plus que doublé. Aleksandra, elle, n’a vu sa facture augmenter "que" de 30 à 40% par rapport à 2021. Traductrice indépendante, ses revenus mensuels sont très variables, et elle élève seule sa fille de 3 ans. "Il m’est déjà arrivé d’avoir des dettes et de payer mes factures en plusieurs fois", décrit-elle.
"Là, j’ai reçu 200 euros pour les mois d’octobre, novembre et décembre dernier. Ça m’aide beaucoup. Sinon, j’aurais dû emprunter de l’argent à des amis, ne pas acheter de jouets à ma fille."
Aleksandra, traductrice estonienneà franceinfo
Cette inflation à deux chiffres peut-elle encore durer longtemps ? Oui, pour Mihkel Nestor, économiste à la banque S.E.B. Selon lui, elle dépassera les 10% au moins jusqu’à la fin de l’année 2022. À cause de la guerre en Ukraine, et des sanctions adoptées contre la Russie. Les trois pays baltes, Estonie, Lettonie, Lituanie, ont totalement coupé le robinet du gaz russe depuis plus de deux mois. Ils en reçoivent aujourd’hui notamment de la Norvège toute proche. "Nous sommes un petit pays [1,2 million d’habitants], on a besoin d’accueillir seulement 4 à 5 méthaniers remplis de gaz pour tenir l’année", estime Mihkel Nestor.
Pour faire baisser la facture, il n’y a qu’une solution à court terme selon lui : "Remettre en place le bouclier tarifaire qui était en place l’hiver dernier." Sauf que Kaja Kallas, la première ministre du pays, très libérale, est contre. L’Etat estonien n’en aurait, dit-elle, pas les moyens.
Mais la situation politique pourrait la forcer à changer d’avis. En raison de désaccords profonds avec un parti allié au Parlement, Kaja Kallas cherche en ce moment à former une nouvelle coalition, y compris avec des mouvements qui militent pour des aides massives, envers tous les Estoniens. De plus, "il y a des élections en mars prochain", précise Mihkel Nestor, "c’est sûrement le bon moment pour les politiques pour montrer qu’ils prêtent attention aux Estoniens".
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