Reportage
"Aller au front et être tué un an plus tard est plus rentable que travailler des décennies" : les sommes folles que le Kremlin propose aux volontaires pour le front ukrainien

Six à sept fois le salaire médian pour la première année sur le front, une prime pour la famille en cas de décès, et des publicités partout dans Moscou : le Kremlin tente d'attirer par tous les moyens de nouveaux soldats et les envoyer en Ukraine.
Article rédigé par Sylvain Tronchet
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Une publicité pour le recrutement dans l'armée, en Russie. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Certains parlent du "salaire de la mort". Pour recruter toujours plus de soldats prêts à s'engager pour aller en Ukraine, le pouvoir russe offre des sommes toujours plus importantes. Les montants atteignent des niveaux astronomiques comparés au salaire moyen. Ces sommes s'affichent partout dans Moscou, sur d'immenses panneaux publicitaires, sur les portes des magasins, dans le métro : 5 200 000 roubles. C'est ce que proposent les autorités aux volontaires pour la première année, cela fait 52 000 euros, soit six à sept fois le salaire médian dans la capitale russe.

Et les autorités le martèlent sur tous les tons, notamment dans un spot de pub qui tourne à la TV et qui demande : "De quoi sont faits les hommes russes ?" On voit d'abord des hommes plutôt efféminés portant des bijoux, buvant des cocktails, censés représenter les Occidentaux. L'image d'après montre un homme très costaud en uniforme qui ouvre une boîte de conserve avec son poignard. C'est l'homme russe. C'est le discours - caricatural - qu'on entend à longueur de journée aujourd'hui en Russie.

L'armée russe ne manque pas d'hommes

Les autorités russes affirment que plus de 1 000 hommes s'engagent tous les jours. Impossible de savoir si c'est vrai. Mais ce qu'on peut constater, c'est que pour l'instant l'armée russe ne semble pas manquer d'hommes. Malgré tout, si les salaires ont très fortement augmenté ces derniers mois, on peut supposer que cela devient de plus en plus compliqué.

Une publicité pour le recrutement dans l'armée, sur un automate dans le métro, en Russie. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

L'argent est un argument majeur, mais ce n'est jamais ce dont parlent ouvertement les volontaires, comme Vladimir, un père de famille de 45 ans croisé avec son sac, prêt à partir, devant un bureau de recrutement de Moscou. "Je ne suis pas là pour l'argent, tout va bien pour moi. C'est ma patrie, c'est ça qui me motive. Je gagne bien ma vie, je suis plombier, je gagne 200 000 roubles par mois. La seule chose, c'est que mon fils a 18 ans et il lui reste deux ans avant la fin de ses études. C'est mieux que ce soit moi qui y aille plutôt que lui, non ?"

Des soldats jamais aussi bien payés

Ceci dit, même s'il gagne bien sa vie, Vladimir va plus que doubler son salaire en partant en Ukraine. Sans compter qu'il ne va plus payer d'impôts, que les études des enfants seront prises en charge, comme les soins pour les parents âgés, et un emploi est garanti au retour. Jamais dans l'histoire russe, les soldats, qui traditionnellement sont peu payés, n'avaient gagné autant.

Beaucoup de ces hommes qui s'engagent viennent des régions les plus pauvres de Russie, comme la Bouriatie, très loin de Moscou, à la frontière avec la Mongolie. "Aujourd'hui, le flux de militaires en provenance de Bouriatie reste important car les gens sont attirés par la prime d'engagement d'un million de roubles, raconte Alexandra Garmajapova, activiste et présidente du mouvement Free Buryatia. Il est presque irréaliste de gagner autant d'argent en Bouriatie où, en ce moment, on discute de la façon d'acheter du bois de chauffage pour l'hiver. Un camion de bois coûte 30 000 roubles, une somme exorbitante pour les habitants de la Bouriatie. Certains prennent des crédits pour chauffer leur maison en hiver."

Des primes en cas de décès

Si ces hommes meurent au combat, là aussi, l'État paie : jusqu'à 12 000 000 de roubles en cas de décès, soit 120 000 euros. Dans les régions les plus pauvres de Russie, ces sommes sont tellement importantes que l'économiste russe exilé aux États-Unis Vladislav Inozemtsev parle d'une véritable économie de la mort : "Si l'on calcule tous les revenus d'un homme au front, en combattant un an là-bas et que sa famille reçoit toutes les primes pour sa mort, il s'avère que si cet homme avait 35 ans, dans 60 régions de Russie, sa famille reçoit plus d'argent qu'il n'aurait pu en gagner jusqu'à sa retraite." 

"Autrement dit, si l'on met de côté les aspects moraux, il s'avère qu'aller au front et être tué un an plus tard est plus rentable économiquement que travailler honnêtement pendant plusieurs décennies."

Vladislav Inozemtsev, économiste

à franceinfo

Pour la grande majorité des économistes, la Russie peut continuer à payer ces sommes pendant au moins plusieurs années, et donc à financer sa guerre en Ukraine, et éviter de devoir lancer une nouvelle campagne de mobilisation. Notamment parce que le Kremlin se souvient que la mobilisation de septembre 2022 avait fait fuir plusieurs centaines de milliers d'hommes hors du pays.

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