Enquête
Violences, surdosages médicamenteux, travail forcé : comment l'Aide sociale à l'enfance a travaillé avec des familles d’accueil sans agrément

Alors qu’elles ne disposaient pas de l’agrément nécessaire, plusieurs familles renvoyées devant la justice ont hébergé des dizaines de mineurs qui racontent avoir vécu un calvaire. Les 630 000 euros d’argent récoltés n’ont jamais été déclarés au fisc.
Article rédigé par Cellule investigation de Radio France - Romane Brisard
Radio France
Publié
Temps de lecture : 4 min
Un sans-abri né en France de moins de 25 ans sur deux a côtoyé l’ASE à un moment de sa vie. (W. G. ALLGOEWER / BLICKWINKEL MAXPPP)

C’est une affaire hors-norme qui sera jugée du 14 au 18 octobre 2024, devant le tribunal de Châteauroux. Dix-neuf personnes comparaissent pour, entre autres chefs d’accusations, graves maltraitances sur une vingtaine d’enfants qu’ils ont hébergés entre 2010 et 2017 dans l’Indre, la Haute-Vienne et la Creuse. En toute illégalité. Ces "familles d’accueil" n’ont en réalité jamais obtenu l’agrément officiel des autorités et se sont pourtant vu confier des dizaines d’enfants par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du Nord. La cellule investigation de Radio France a enquêté sur ce scandale, qui pose plus largement la question du contrôle et des moyens accordés par la puissance publique à l’aide aux mineurs.

L’affaire éclate en septembre 2017, lorsque Mathias, un adolescent de 15 ans, débarque au CHU de Limoges, gravement blessé. Selon J.M., qui se présente comme son "tuteur", il aurait été victime d’une "chute de vélo". Mais lorsque Mathias se réveille après une semaine de coma, il supplie le personnel hospitalier de le protéger de cet homme qu’il décrit comme violent et qu’il "ne veut plus revoir". Inquiète, l’équipe médicale effectue un signalement auprès du procureur de la République. L’enquête démarre et révèle alors le calvaire qu'aurait vécu une vingtaine d’enfants et d’adolescents, dont Mathias, placés dans des familles d’accueil illégales. Les investigations remontent jusqu’à deux organisateurs présumés de ce que les enquêteurs qualifient de "travail en bande organisée" : J.M. (l’homme qui tente de récupérer Mathias à l’hôpital) et B.C.

Lorsqu'il se réveille de son coma, Mathias supplie l’équipe médicale de ne pas le renvoyer vers l’association de familles d’accueil qui s’occupe de lui. (NICOLAS DEWIT - CELLULE INVESTIGATION - RADIO FRANCE)

Placements illégaux

Comment en est-on arrivé-là ? Pour disposer d’un agrément en tant qu’"assistant familial" (anciennement appelé "famille d’accueil"), il faut remplir plusieurs conditions. L’une d’entre elles, centrale : "présenter des conditions d'accueil garantissant la sécurité, la santé et l'épanouissement des enfants accueillis (physique, intellectuel et affectif)" . Une seconde clause ajoute que l’"assistant familial" ne doit pas "avoir été condamné pour des faits en relation avec des enfants". Autant d’obligations auxquelles vont se soustraire les membres du groupe d’amis et de connaissances visés par la justice.

Ainsi, en 2007, la mère de J.M. perd son agrément "famille d’accueil" : son mari vient d’être condamné pour agressions sexuelles sur des mineurs placés dans sa famille. L’association créée par le couple, "Le bonheur est dans le pré", n’a donc plus l’autorisation d’accueillir d’enfants de l’ASE. Cela n’empêche pas J.M. de relancer l’activité de ses parents, en 2013, avant de créer sa propre association trois ans plus tard : "Enfance et Bien-Être". Une structure associative, a priori sans but lucratif, dont les statuts sont rédigés par un proche de J.M : B.C. Et qui, elle non plus, n’obtiendra pas d’agrément.

Très vite, pourtant, les deux associés, payés au nombre d’enfants accueillis, vont proposer leur service à l’ASE du Nord et multiplier les placements. Avant même la déclaration officielle de l’association, des mineurs leur sont confiés. Pour maximiser les gains, le duo prend contact avec une dizaine d’amis, membres de leur famille ou connaissances susceptibles d’accueillir ces jeunes contre rémunération, hors de tout contrôle. Jusqu’à six adolescents par famille, précise J.M. lors de ses auditions par les enquêteurs. Des placements, donc, en dehors de toute légalité. D’autant que le casier judiciaire de B.C. n’est pas vierge : entre 1995 et 2015, il est soupçonné d’agressions sexuelles et de viols sur ses filles et sera condamné à un an de prison ferme.

Strangulations et coups de poing

Au fil des auditions menées par les enquêteurs, 19 mineurs expliquent avoir été victimes de violences. Dans la majorité des cas, elles seraient le fait de J.M. et B.C. : des claques, des coups de poing, de tête, de pied, de cravache, des strangulations, des menaces au couteau ou au taser [arme électrique], ou encore la tête enfoncée dans la cuvette des toilettes. Des maltraitances que les deux principaux agresseurs présumés reconnaissent pour la plupart, tout en les justifiant, J.M. précisant aux enquêteurs qu’il s'agissait là de "recadrages".

Lorsque nous le rencontrons, Mathias, aujourd’hui âgé de 22 ans, se souvient parfaitement des "maltraitances en tout genre" qu’il dit avoir subies. L’adolescent raconte par exemple que, quelques jours avant qu’il ne dénonce les premiers faits, J.M. l’aurait emmené chez B.C : "Ils ont commencé à ouvrir une bouteille d’alcool, explique Mathias. C’était du whisky. Ils l’ont sifflée à deux". L’adolescent aurait ensuite été humilié par les deux hommes. "[J.M.] mettait ses doigts sous ma gorge, il essayait de me soulever. Il a baissé mon pantalon que j’ai immédiatement remonté. Puis il a baissé le sien avant de me pisser dessus". Une scène à laquelle B.C. confirme avoir participé aux enquêteurs. J.M. admet quant à lui les violences, mais il dit ne pas se souvenir de l’urine, ajoutant néanmoins que si des témoins le rapportent, cela doit "être vrai".

Surdosage médicamenteux et caravanes

Autre chef d’accusation retenu à l’encontre de plusieurs membres de ce groupe de familles : l’administration de substances nuisibles. Certains enfants étaient en effet soumis par les adultes chez qui ils vivaient à des surdosages volontaires de médicaments : du Valium, du Risperdal, ou encore du Tercian. Des traitements notamment prescrits pour la dépression et l’anxiété. Jusqu’à "trois cachets par jour", selon les déclarations de B.C. sur procès-verbal. Le tout, avec la complicité de deux médecins n’ayant jamais examiné les mineurs ou grâce à des ordonnances falsifiées.

Certains mineurs vivaient dans des conditions indignes. Ils s’endormaient dans des caravanes ou des tentes, sans eau ni électricité. (NICOLAS DEWIT - CELLULE INVESTIGATION - RADIO FRANCE)

Autant d’abus présumés auxquels s’ajoutent des conditions d’hébergement indignes. La grande majorité des jeunes de passage chez J.M. ou B.C. passent en effet la nuit dans des caravanes sans eau, ni électricité, ou sous des tentes. Avec pour se laver ou faire leurs besoins : une douche en pleine nature et des toilettes sèches. Nombre d’enfants se plient aussi, sous la contrainte et les menaces, à divers travaux forcés comme la rénovation de la maison de J.M., à Mouet (Indre). Des heures à casser des murs, à creuser des tranchées, à couler du ciment. Le tout, sans aucun équipement, comme le concède le principal intéressé lors de l’une de ses auditions, qui présente ces chantiers comme des "activités occupationnelles".

De l’argent qui échappe au fisc

Au total, le montant des indemnités indûment versées durant sept ans par l’ASE du Nord à ces familles d’accueil illégales s’élève à 630 000 euros. Cette somme correspondant à l’hébergement d’une soixantaine d’enfants et d’adolescents. Elle n’a jamais été déclarée au fisc. "Certains règlements étaient effectués en espèces. Ces 630 000 euros, c’est de l’argent qui s’évapore pour l'État français. Du pur travail clandestin", s’insurge Jean Sannier, l’un des avocats des parties civiles. "J.M. ira même jusqu’à réclamer des financements complémentaires aux familles des enfants", ajoute-t-il. Devant les policiers, J.M. reconnaît d’ailleurs s’être passé d’agrément pour échapper aux impôts. Des consignes étaient ainsi transmises aux familles dans la combine, afin de tenter de passer inaperçu : interdiction d’entrer en contact avec les parents des enfants, de leur faire consulter un médecin, d’aller à l’hôpital ou de faire une quelconque déclaration aux services de l’Etat. Dans le même temps, J.M et B.C. voyagent plusieurs fois en Roumanie,  où les deux hommes montent diverses sociétés où déposer l’argent. "L’ASE va déverser des flots d’argent, sans aucun contrôle", tempête encore Jean Sannier.

Jean Sannier, l’un des avocats des parties civiles dans cette affaire, le 6 mai 2022 à Lyon. (JOEL PHILIPPON / MAXPPP)

Des manœuvres financières "très faciles à mettre en place, et permises par le système lui-même", fustige Olivier Treneul. Travailleur social depuis trente ans, le représentant du syndicat SUD a vu l’ASE du Nord signer ses premiers contrats hors de la sphère publique. Le recours à ces sociétés privées ou structures associatives remonte aux années 1970. À cette époque, l’ASE, incapable de gérer seule l’augmentation croissante de placements, commence à en déléguer une part à des structures comme celle de J.M., "Enfance et Bien-Être". Censées "répondre à un intérêt général" et "respecter les règles de nature à garantir la transparence financière" , de nombreux gérants sont en réalité motivés par "l'appât du gain", regrette la directrice de la prévention et du développement social du département de l’Indre, Françoise de Gouville : "La rémunération d'un accueil familial agréé - qui est un agent public - est très réglementée : aux alentours de 100 euros par jour. En face, ces sociétés ou associations empochent, elles, jusqu’à 600 euros par jour et par enfant !"

Or c’est bien de l'argent public qui a permis au groupe de familles renvoyé devant la justice de tirer profit de ces dizaines de placements, l'ASE étant entièrement financée par les départements.

Des obligations pas respectées

"Je suis tombé des nues". Françoise de Gouville se souvient encore du jour où les autorités lui ont signalé que l’ASE du Nord avait placé illégalement des enfants dans son département, l’Indre. "Ils auraient dû s'assurer auprès de nous que ces lieux étaient bien autorisés et agréés", s’offusque la directrice de la prévention et du développement social du département.

En effet, depuis les lois de décentralisation de 1983, l’ASE est une compétence départementale. Lorsqu'un juge des enfants prononce une ordonnance de placement provisoire (OPP), les équipes de l’ASE doivent alors identifier le lieu d'accueil le plus adapté aux besoins de l’enfant, sous la responsabilité du président du conseil départemental. Concrètement, les administrations du territoire doivent donc vérifier le profil des volontaires, l’état de leur domicile, ou encore leur faire bénéficier de formations. Si l’ensemble de ces conditions sont réunies, le département peut alors octroyer un agrément à ces aspirants "assistants familiaux", leur permettant d’ouvrir leurs portes, en toute sécurité, à des enfants placés. Tous les services ASE de France peuvent ensuite utiliser ces places d’hébergement. Des obligations qui n’ont pas été respectées par le département du Nord. "Et ce n’est malheureusement pas exceptionnel, regrette Françoise de Gouville. Beaucoup de départements importants qui manquent de places, ont tendance à envoyer les enfants dont ils ont la responsabilité dans d’autres départements sans être suffisamment regardants et respectueux de la réglementation".

Mathias, qui a le premier dénoncé le scandale, n’aura droit à aucun suivi : "Même pas un coup de téléphone", témoigne le jeune homme. "Au départ, je n’avais pas vraiment conscience que la responsabilité venait de l’ASE, dit-il, et pas uniquement de [J.M.]. Se rendre compte qu’ils n’ont pas du tout fait leur travail, c’est pathétique", lâche-t-il, encore traumatisé par ce qu’il a enduré. "C’est quand même pas compliqué de vérifier un agrément !"

Au moins cinq signalements remontés à la hiérarchie de l’ASE du Nord

Comment de tels faits qui se sont déroulés sur plusieurs années ont-ils pu échapper à la vigilance de l'ASE du Nord ? Et pourquoi le département, dont elle dépend, n’est-il pas concerné par le procès qui doit se tenir devant le tribunal de Châteauroux ? C’est un point clé que soulèvent les avocats des parties civiles. "L'ASE, ce sont les pouvoirs publics. La pointer du doigt dans ce procès, c'est prendre le risque de faire s’effondrer tout le système de la protection de l'enfance. Je ne sais pas si nos institutions sont prêtes à ça", déplore Maître Guedj Benayoun. Avis partagé par certains avocats de la défense contactés par la cellule investigation : "L’ASE était parfaitement au courant des conditions d’accueil de ces enfants, et n’a volontairement pas levé le petit doigt : qu’elle ne soit pas appelée à la barre, c’est de l’hypocrisie pure".

"Bien sûr qu’on est en colère, témoigne de son côté Ludovic* [pseudonyme], un éducateur de l’ASE du Nord. On a déposé des gamins dans des lieux qui n’avaient pas d’agrément. On les a jetés dans la gueule du loup. C’est pas une claque qu’on s’est pris dans la figure, c’est un parpaing qui nous est tombé sur la tête." Pourtant, selon nos informations, la direction de l’ASE du Nord avait connaissance de l’existence de graves dysfonctionnements concernant ces familles d’accueil aujourd’hui mises en cause.

Le tribunal de Châteauroux, où aura lieu le procès du 14 au 18 octobre 2024. (NICOLAS DEWIT - CELLULE INVESTIGATION - RADIO FRANCE)

Ainsi, devant les enquêteurs, la directrice de l’enfance famille et jeunesse du département du Nord de l’époque (aujourd’hui décédée), a révélé l’existence de quatre signalements rapportés par différents éducateurs de terrain à son service au sujet de J.M. Il y est question de surdosage médicamenteux, de présence de caméras dans les douches et de violences physiques ayant nécessité une hospitalisation, notamment concernant Mathias. "Même après ce dernier signalement et l'hospitalisation de Mathias, l’ASE du Nord continuera à placer des enfants chez la famille de J.M.", s’indigne l’avocat Jean Sannier. Lors des investigations, la directrice de l’ASE du Nord reconnaîtra un "défaut de vigilance" envers J.M., un homme qu'elle qualifie d’"arrangeant" et avec qui s'était installée une "relation de confiance".

Mais selon nos informations, un autre dysfonctionnement est remonté en 2016 jusqu’à la hiérarchie du département du Nord. Il s’agit de la situation de Enrique*, un mineur placé auprès de J.M. qui a essayé de fuguer, avant de faire une tentative de suicide avec des médicaments. La directrice de l’ASE du Nord de l’époque n’en fera pas mention aux enquêteurs.

"Il y a une dilution des responsabilités dans cette affaire", estime Jean Sannier, qui regrette qu’aucun médecin, membre de l’ASE ou responsable du conseil départemental du Nord ne soit poursuivi, ni même cité comme témoin lors de l’audience. Contactée par la cellule investigation de Radio France, l’ASE du Nord n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Plus d’enfants à placer, moins de structures d’accueil

Cette affaire a laissé des traces dans l’esprit de nombreux éducateurs du Nord comme Ludovic*, qui fait aujourd’hui part de sa "souffrance". Certains éducateurs ont quitté leur poste, d’autres sont en arrêt maladie, "dévorés par la culpabilité" et le "sentiment d’avoir été trahis" par leur hiérarchie.

Il faut dire qu’à l’époque des faits, les nombreuses places d’hébergement disponibles chez J.M. et ses proches constituaient une "véritable bouée de sauvetage", selon Ludovic, face à des possibilités d’accueil très limitées. La loi Taquet de 2022 visant notamment à sécuriser les accompagnements et assurer un "accueil de qualité", n’avait pas encore interdit les placements de mineurs à l’hôtel ou dans d’autres structures non agréées. "Sans autre solution, on déposait des gamins à l’auberge de jeunesse de Lille, sans éducateurs sur place !", témoigne encore Ludovic.

Depuis trois ans dans le Nord, le nombre d’enfants à placer ne cesse d’augmenter : +13,2 %. L’une des explications réside dans l’embolie du système judiciaire, explique Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature : "On attend parfois plus de 12 mois pour que des mesures d’éducation renforcées décidées par les juges soient appliquées au sein des familles. Entre-temps, la situation se dégrade, et le placement devient vital alors qu’il aurait pu être évité".

Sauf qu’à l’autre bout de la chaîne, le nombre de places d’accueil ne suit pas. Entre 2015 et 2018, le département du Nord en supprime 700. Suite à différentes vagues de mobilisation de magistrats et de travailleurs sociaux, en 2022, le département promet d’en créer 450 : un objectif qui n’est toujours pas atteint. Sur les 12 000 enfants à placer  aujourd’hui dans le Nord, près de 10% ne disposent pas de lieux d’accueil ou sont "ballottés" d’un endroit à un autre. Une tendance aujourd’hui nationale : "On a été le département malheureusement précurseur en matière de défaillances de l’ASE, qui se sont aujourd’hui étendues à toute la France", analyse Olivier Treneul, l’un des porte-parole du syndicat SUD au conseil départemental du Nord. Faute de places, environ 3 000 enfants en danger dont un juge a ordonné le placement sont contraints de rester dans leur famille.

Au milieu des SDF

Et quand ces jeunes trouvent enfin un toit, leurs conditions d’accueil sont loin d’être toujours dignes. "Le placement dans des structures ou des familles non agréées est extrêmement fréquent", reconnaît Kim Reuflet du Syndicat de la magistrature.

Dans le Nord, des enfants, confiés à des associations qui ne disposent pas d’agrément, dorment encore parfois à l’hôtel. "Le département joue sur les mots parce que l’association qui fait ça chez nous considère qu’il ne s’agit pas d’un hôtel, parce qu'il n'est plus ouvert au public. Mais ce sont des anciens Formule 1, où les encadrants ne sont pas tous diplômés, avec un turnover énorme puisqu’il s’agit de contrat d'intérim", estime Olivier Treneul. "On nous a déjà aussi demandé, faute de place, d'emmener des enfants maghrébins à la mosquée, ou une jeune dans un centre Emmaüs de sans domicile fixe, principalement peuplé d'hommes, ajoute le syndicaliste. On a même des collègues qui ont déjà pensé à emmener des enfants à leur domicile pour qu’ils n’aillent pas ailleurs."

Crise des vocations

Entre surcharge de travail et manque de reconnaissance, nombre de "familles d’accueil", métier en pleine crise de vocation, quittent ainsi le navire de l’ASE : on comptait 50 000 assistants familiaux en 2012, contre 45 000 en 2023. La plupart ont aujourd’hui entre 55 et 65 ans, et partiront donc bientôt en retraite. Idem du côté des éducateurs, avec des écoles qui se vident et des jeunes qui quittent très vite la profession. "J'ai un exemple concret d'une jeune qui a démissionné faute de solution alternative dans son travail, poursuit Olivier Treneul. Elle est allée travailler au McDo, comme si c'était plus supportable de se retrouver à faire des hamburgers avec un contrat encore plus précaire que le sien", déplore Olivier Treneul. "Il y a des collègues qui tombent malades, qui s'effondrent psychiquement tant le conflit de valeurs est insupportable", conclut-il.

520 juges pour 255 000 enfants en danger

Un terrible constat qui pèse aussi sur les magistrats. Selon le Syndicat de la magistrature, 77 % des juges renoncent "régulièrement" ou "parfois" à placer un enfant en raison d’un manque de place ou de structure adaptée, quand 70 % estiment ne pas être en mesure de rendre une justice de qualité. "Les trois quarts des juges pour enfants sont concernés. Ça devient systémique. On est beaucoup à adapter le besoin à l'offre, alors que cela devrait être le contraire. Et cela est contraire à notre déontologie", témoigne encore la présidente du syndicat, Kim Reuflet.

"Certains collègues sont en burn-out, d’autres quittent carrément la profession, faute de pouvoir accomplir correctement leur mission de service publique" : seulement 520 juges des enfants s’occupent de près de 255 000 enfants en danger faisant l’objet d’une mesure judiciaire. La moitié de ces juges suivent en moyenne 450 situations - "certains jusqu’à 600 !", précise Kim Reuflet. En janvier 2023, le ministère de la Justice promettait 1 500 magistrats d’ici 2027. "Il en faudrait quasiment le double", estime la présidente du Syndicat de la magistrature.

Magistrats, avocats et greffiers se mobilisent pour dénoncer une charge de travail titanesque devant le tribunal judiciaire de Paris, le 22 novembre 2022. (HENRIQUE CAMPOS / HANS LUCAS via AFP)

"Quand on ne compte pas, ça ne compte pas”

Pour ces mineurs placés par l’ASE dans des conditions souvent problématiques se pose également la question de l’après. Ils étaient environ 15 000 jeunes en 2020, lâchés dans la nature à leurs 18 ans. "Un chiffre à prendre avec précaution", explique Lyes Louffok, cofondateur du Comité de vigilance des enfants placé.e.s : "On est encore aujourd'hui en France en totale incapacité de pouvoir dire combien d’enfants sont placés, et tous les départements ne jouent pas le jeu des remontées de données, qui arrivent en plus avec deux ans de décalage en général". Depuis 2022, la loi Taquet oblige pourtant les départements à accompagner les jeunes "sans ressources suffisantes" jusqu’à leurs 21 ans : c’est le "contrat jeune majeur". Un an plus tard, en 2023, son application s’avère toujours "peu efficiente", selon un rapport du Conseil d’orientation des politiques de jeunesse, qui pointe une grande disparité de prise en charge selon les départements.

Résultat : de nombreux jeunes déscolarisés vivent dans la rue. C’est le cas de Mathias, aujourd’hui âgé de 22 ans, qui a donné l’alerte dans l’affaire qui sera jugée à Châteauroux, en octobre prochain. À sa majorité, le jeune homme dormait sur un banc. Comme lui, un quart des sans-abri est issu de l’ASE, notait une étude de la Fondation Abbé Pierre en 2019. La proportion est encore plus grande quand il s’agit des jeunes : un sans-abri né en France de moins de 25 ans sur deux a côtoyé l’ASE à un moment de sa vie. Les enfants de l’ASE sont aussi surreprésentés dans d’autres domaines, comme la prostitution ou le milieu carcéral, sans qu’il n’existe d’étude scientifique claire à l’échelle nationale pour le mesurer, regrette encore Lyes Louffok. "Comment voulez-vous qu'on élabore des politiques publiques dignes de ce nom et efficaces si nous n'avons pas cette connaissance ?", s’insurge-t-il. C'est aussi une catastrophe politique, parce que quand on ne compte pas, ça veut aussi dire que, ça ne compte pas".

Lyes Louffok, militant des droits de l'enfant, assiste à un rassemblement d'anciens enfants placés près de l'Assemblée nationale à Paris, le 7 mai 2024. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Un problème de santé mentale

"Je n’arrive à être stable nulle part, après tous ces ballottages de familles en structure : c’est difficile de trouver un logement, un emploi", témoigne encore Mathias. Comme lui, les jeunes confiés à l’ASE ont quatre fois plus de risque d’être déscolarisés. En moyenne, ils sont aussi 45 % à n’avoir ni emploi, ni formation à 18 ans. "Ce qu’on a vécu va forcément avoir un impact sur l''après'", ajoute Mathias, qui ne parvient pas à garder ses "petits boulots" plus de "six ou sept mois".

"Les problématiques de santé mentale sont également quasi systématiques dans les parcours des anciens enfants placés", explique Lyes Louffok, comme l’a documenté un rapport ministériel en 2022. Ils sont pourtant moins pris en charge médicalement que les autres enfants, d’après les conclusions du rapport de l’observatoire national de la protection de l’enfance de 2022. Théoriquement, depuis 2016, les enfants placés doivent tous avoir un bilan de santé à leur arrivée à l’ASE : "Or moins de 10% des départements français appliquent cette obligation", déplore Lyes Louffok.

Le dernier maillon

En février 2024, le gouvernement a annoncé 307 millions d’euros d’économie dans le budget du handicap et de la solidarité. "L’ASE, c’est le dernier maillon : si l’ensemble de la chaîne de prévention n’est plus assuré par l’État et l’ARS en amont, alors l’ASE s’écroule", s’inquiète Françoise de Gouville. Pour la directrice générale adjointe du conseil départemental de l'Indre, "l’ASE se retrouve par exemple à devoir gérer l’accueil d’enfants en situation de handicap ou qui relèveraient de la psychiatrie, faute de place dans les structures spécialisées".

Pour venir à bout de cette crise structurelle de l’Aide sociale à l’enfance, Lyes Louffok plaide pour une réforme complète du système : "Il faut retirer la compétence de la protection de l’enfance aux départements, et mettre en place une politique nationale, coordonnée et interministérielle", estime le cofondateur du Comité de vigilance des enfants placé.e.s.

Le sujet sera peut-être bientôt à nouveau débattu à l’Assemblée. En avril 2024, une commission d’enquête parlementaire sur les dysfonctionnements de l’ASE avait été créée, mais ses travaux ont été suspendus à la suite de la dissolution. Sa rapporteure, la députée socialiste Isabelle Santiago, a l’intention de la relancer et de "reprendre ces travaux à zéro." "Il faudrait que les parlementaires soient plus impliqués sur le sujet, estime Lyes Louffok. Beaucoup d’entre eux ont déserté les travaux de la première commission d’enquête."

Témoigner au procès

"C’est encore très, très dur. Les épaules sont abîmées. Parfois le poids de ces épaules est difficile à porter, avec ce vécu, et ce bagage, c’est très compliqué", confie Mathias qui aimerait entamer un suivi psychiatrique. En août 2024, le jeune homme a pensé à se suicider. Une nouvelle fois. Et il est loin d’être le seul. Parmi les jeunes placés, ils sont deux fois plus à avoir des idées suicidaires, et ont trois fois plus de risques de passer à l’acte, selon un rapport de la Haute Autorité de santé de 2021.

C’est ce qui est arrivé à Méline, 11 ans, retrouvée pendue en octobre 2023 dans son foyer de l'Oise, ou à Lily, 15 ans, qui a mis fin à ses jours en janvier 2024, dans un hôtel. Ou encore Myriam, 14 ans, retrouvée morte après avoir fugué de son foyer en Seine-et-Marne, en février 2024. C’est aussi à cause de tous ces drames que Mathias se rendra au procès de Châteauroux pour témoigner et qu’il tente de garder espoir en s’accrochant au rap, au chant et à la musique : "Ça me permet d’extérioriser les choses, et de transmettre un message positif, dit-il à la cellule investigation de Radio France. Pour que le monde grandisse, que ça évolue".

Mais convaincre les autres victimes présumées de réclamer justice n’est pas chose simple pour les avocats. "On sait qu’ils seront très peu présents à l’audience", regrette Maître Myriam Guedj Benayoun, qui tente, avec trois autres confrères, de les retrouver.

Car devenues majeurs, la plupart de ces jeunes ont disparu des radars de l’ASE. "S’ils veulent bien s’identifier, nous les accompagnerons tous", explique Homayra Sellier, présidente de l’association Innocence en danger, qui s’est constituée partie civile au procès : "Je lance un appel à témoins, et leur demande de nous écrire à l’adresse contact@innoncenceendanger.org".

*Le prénom a été changé


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